Message de Jean Cocteau (janvier 1954)
« Puisque ma santé actuelle ne me permet pas d'être des vôtres et de prendre moi-même la parole, j'estime qu'il m'est indispensable de vous prouver par quelques lignes, l'admiration profonde que j'éprouve en voyant des hommes remonter de force une pente de paresse et répondre à la destruction par la construction, aux ruines par l'ébauche de codes nouveaux.
Nous savons tous quel vertige entraîne les hommes à leur perte et que la nature, lorsque la science évite les grandes pestes, cherche par des moyens détournés et destructifs à rétablir l'équilibre d'une certaine masse de cheptel humain qui doit être aussi stricte pour elle que la masse des eaux sur la terre.
Malgré un certain aspect d'intelligence, de libéralisme, le monde se meut encore dans les ténèbres du Moyen Age et s'obstine, par orgueil, à contredire les lois d'économie et de prodigalité dont le règne animal et le végétal nous donnent l'exemple.
Les missionnaires ont dérangé ces lois dans les îles du Pacifique, où l'homosexualité, la pigmentation de la peau, la sévérité qui contrôlait un mariage, l'accouchement des femmes dans la boue de vache afin que seuls les enfants robustes survécussent, établissaient un équilibre parfait en évitant cette surpopulation que prêchent les hommes et qui encombre le globe, au point qu'on le voit secouer ses puces et déjouer nos calculs.
Les gouvernements, s'ils s'exprimaient avec franchise, ne diraient pas : « Faites des enfants » mais « faites des soldats ». Ce qui encourage l'avortement qu'ils condamnent, puisque ces enfants sont voués à la mort pour la défense des privilèges de ceux qui les obligent à naître.
Il y a quelques années, je séjournais aux environs de Paris, chez les Vilmorin, célèbres marchands de graines de chez nous. Le matin, avec leurs chimistes, je parcourais les cultures. J'y constatais avec quelle rage tenace les plantes agissent et que leurs mœurs sont si libres qu'un curé qui se promène dans son jardin, se scandaliserait s'il pouvait le voir comme le montrent les documentaires ralentis du cinématographe.
Mais peu d'hommes comprennent que cette fameuse quatrième dimension dont ils parlent et à laquelle, ils prêtent un sens métaphysique, n'est autre que le temps. Ils ne le constatent pas parce qu'elle se déroule au lieu de se présenter en bloc et que ses perspectives désobéissent à la géométrie. A tel titre que les choses qui s'éloignent dans le temps grandissent, contrairement aux lois des perspectives de l'espace.
Il en résulte qu'ils ignorent que l'immobile n'est point immobile, que les plantes gesticulent, que la sérénité de la nature n'est qu'une apparence, et que tout ce qui respire (et tout respire jusqu'à nos moindres cellules et à ce qui les habite) accepte un rythme que les règles dictées par l'homme détraquent ou s'efforcent de détraquer.
J'assistais, dans une autre maison de campagne, à la chose suivante. Un chien couvrait un autre mâle. On le, roua de coups. Dans la suite, il refusait les chiennes, croyant qu'on l'avait battu pour l'acte d'amour, et fort incapable de se rendre compte qu'il s'agissait d'une particularité de cet acte, interdit par ses maîtres.
Or, outre que l'homosexualité (qu'on a la fâcheuse tendance de confondre avec la prostitution et l'efféminement) est un échange de forces qui s'affrontent, une expression de sens comparable à celle de l'art – puisque ce qu'on appelle vice commence au choix – elle s'intègre dans un vaste mécanisme par quoi la nature, je le répète, s'acharne à maintenir son équilibre.
Que de graines, que de semence, jetées à l'aveuglette et comme au hasard, par sa main mystérieuse.
C'est pourquoi je salue des entreprises qui tendent à remettre en place ce que l'homme dérange et qui, peut-être, à la longue, parviendront à vaincre le désordre, la sottise que son tribunal prend pour l'ordre et la justice.
Voici, Messieurs, ma modeste contribution à votre effort. Elle est bien courte, mais votre, haute autorité saura en extraire l'essentiel.
Vous inaugurez sans doute une ère où les familles éviteront les crimes, où le crime social qui consiste à punir le singulier au nom du pluriel, n'existera plus dans le monde. »
Jean Cocteau,
de l'Académie Française
Arcadie n°1, janvier 1954