Nicolas Struwe, Lucien Farre (1954)
Ce roman conte l'amitié passionnée, entre deux jeunes gens, Jean Lorenz et Nicolas Struwe. Les deux garçons sont dans la même classe d'un établissement religieux. Malgré des différences d'âge (Jean a 15 ans – Nicolas, 17), de milieu (Jean vit dans une famille aisée – Nicolas dans le plus simple dénuement, ses parents étant des russes émigrés), de religion (Jean est catholique – Nicolas, orthodoxe), les jeunes hommes se trouvent rapidement une parenté qui les rend inséparables jusqu'au moment où Nicolas explicite le trouble qu'il ressent face à Jean. Révélation qui va ruiner leur amitié :
« Je restai sur place, regardant toujours l'endroit où il était, insensible à son départ, aveugle à tout ce qui m'entourait, ne le voyant même pas s'éloigner, abîmé dans un vide sans fond où je glissai d'abord inconsciemment, puis par degrés, que je commençais à entretenir voluptueusement. En vérité, je voulais paraître à moi-même plus stupéfait que je ne l'étais réellement. J'avais beau me répéter : ce n'est pas possible, ce n'est pas possible, je savais parfaitement que cela était, et que je m'y attendais, que je n'avais jamais cru sérieusement qu'il pût être amoureux d'une femme, et que ce qui s'était passé, je le désirais inconsciemment. Mais ce désir ne venait de nulle source sexuelle, n'avait rien de commun avec une excitation génitale. Il était de tout autre nature, une espèce d'orgueil de se sentir le préféré du meilleur élève du collège, comme si cette préférence m'anoblissait. Mais si telles étaient mes rêveries inconscientes, devant le fait brutal de son aveu, toute noblesse s'évanouissait pour ne laisser qu'une désagréable nécessité de répondre, de résoudre un problème, et un problème particulièrement sale. Cette déclaration fichait tout en l'air. Je me sentais rempli de colère envers lui, d'avoir, idiotement, brisé une amitié à laquelle je tenais par-dessus tout au monde. Car elle était brisée, cela était indubitable ! Je le voulais ainsi ! Ne pouvait-il donc pas se taire, ou, s'il ne pouvait plus longtemps le garder pour lui seul, me le faire comprendre autrement. J'aurais préféré qu'il osât sur moi certains gestes, certaines caresses, et il est possible que je ne l'aurais pas repoussé avec cette haine, avec laquelle je le reniais maintenant. Il y avait tellement d'occasions favorables, ne serait-ce qu'à la piscine, lorsque nous nous déshabillions dans la même cabine et où je me sentais si souvent disposé à accepter de lui tous les attouchements qu'il aurait osés... – qu'il n'avait nullement besoin de me faire cette déclaration d'amour stupide et indigne de nous. Comme si le péché n'existait qu'une fois nommé, et que seule la parole donnait une existence à un vice que j'aurais accepté dans le silence... » (pp. 109-111)
Au fur et à mesure que se précipitent les événements, ces garçons au sortir de l'enfance se trouvent soudain placés devant les plus graves questions : celles de la connaissance de Dieu, de la tromperie, du mensonge, du repentir, de l'innocence, du doute, de l'amour. Le roman prend alors un ton très exalté.
On voit à travers cet extrait comment l'homosexualité pouvait être vécue dans les années 50.
Le dernier moment où les deux garçons semblent se rapprocher physiquement, c'est lors de la toilette mortuaire du vieux père russe :
« Jean est à côté de moi. Merci, mon Dieu. Cela, je n'ai jamais osé l'espérer. Quel acte de chair peut nous réunir plus que cette toilette d'un mort faite ensemble ? » (p. 182)
Nicolas s'engage dans la légion étrangère où il périra, tandis que Jean révèle à ses parents la nature de l'attachement qu'il avait pour Nicolas. Il reçoit « en héritage » de son ami, son carnet intime, en partie détruit, où le jeune russe notait des références littéraires sur le thème des amours interdites.
De la tendresse, de la fièvre, de la communion, telles sont les qualités de ce récit qui fut écrit, selon la quatrième de couverture, en marge d'une œuvre plus vaste.
■ Nicolas Struwe, Lucien Farre, Editions Corrêa – Buchet/Chastel, 1954, 183 pages
Dans un article de la revue Arcadie (numéro 87 de mars 1961), Lucien Farre déclare que l'homosexualité, chez de nombreux êtres, est le seul moyen qu'ils aient de préserver en eux un domaine inaccessible aux autres : celui de leur enfance.