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Platon triche avec la chair par André Gide

Publié le par Jean-Yves Alt

Dans les Annales du Centre Universitaire Méditerranéen, grand plaisir à trouver le Cours sur l'Art et la Pensée de Platon, du Père Valensin. Il signe Auguste Valensin, car lui déplaît cette sorte d'isoloir que risque de faire sa soutane, dans ses rapports avec le public, avec autrui; et on lui sait grand gré de rester sur le plan humain le plus possible, de se mettre de plain-pied avec vous. Egalement gré d'aborder sans effarouchement certaines questions scabreuses. Il en parle fort bien, avec la décence que l'on pouvait attendre de sa soutane, et avec une sorte de hardiesse qu'on n'osait espérer.

Néanmoins il est amené à tricher un peu, sans le vouloir, sans le savoir. Car enfin cette chasteté triomphante qu'il propose n'était pas un idéal païen ; pas même selon Platon, semble-t-il (ou qu'exceptionnellement), lequel cherche avant tout le bien-être harmonieux de la Cité et, comme le dit Valensin : « Une seule fin règle tout : assurez de beaux types d'humanité. » De sorte que la question reste tout urgente, laquelle il escamote ; à laquelle il ne devrait pas se dérober : Cette surabondance de pollen qui gêne l'adolescent, va trouver à se dépenser comment ? Espère-t-il que l'abstinence la résorbera tout entière ? Il sait bien que non ; ou que très exceptionnellement ; et en vue de quel idéal de sainteté que seul le christianisme peut légitimer... C'est sur ce point précis que porte la tricherie : on escamote l'exigence de la chair, de l'exonération nécessaire des glandes, pour laquelle il n'y a que quelques solutions, passées sous silence et pour cause : masturbation ou éjaculations spontanées, durant le sommeil ; et avec quels rêves érotiques ? Ici Platon lui-même triche en sublimant tout cela, qui reste d'ordre tout réel, et matériel, et... pratique. Je soutiens que le bon ordre de la cité se trouve moins compromis par le contact recherché entre jeunes mâles, et tire moins à conséquence que lorsque la libido dirige aussitôt les désirs de ces adolescents vers l'autre sexe. Je ne puis croire que ces rapports d'adolescents tels que nous les propose l'antiquité, soit entre eux, soit avec des aînés, restassent chastes, c'est-à-dire non accompagnés d'émissions libératrices ; et si Platon n'en parle pas, c'est par décence et parce que, la chose allant de soi, il devenait inutile et malséant d'en parler. Platon sait fort bien que, lorsque Socrate se dérobe aux offres et provocations d'Alcibiade, il propose une sorte d'idéal quasi paradoxal, qui prête à la fois à l'admiration et au sourire, parce qu'il n'est pas naturel et ne peut servir d'exemple qu'à de très rares. Il s'élève ainsi au-dessus de l'humanité, direz-vous ; en vue de quelle récompense mystique, ou satisfaction de l'orgueil ?

Et lorsque Valensin écrit : « La question est donc tranchée : Platon ne peut être annexé par les partisans du vice » (ce mot péjoratif comporte en lui-même déjà un jugement qui n'est pas de mise, car il n'y avait pas là vice, à proprement parler, aux yeux des contemporains de Platon) ; « il condamne les comportements de la Vénus vulgaire. Il les condamne autant qu'il approuve et encourage ceux de la Vénus céleste », il s'agit aussi bien des rapports hétérosexuels que des homosexuels. Il oppose (Platon) vertu et laisser-aller au plaisir, quel que soit celui-ci.

André Gide

in Journal 1942-1949 d'André Gide, Gallimard, 1950, 11 juin 1948, pp. 299/301

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