Poèmes turcs de Baki (17e s.) et Zia Pacha (19e s.)
La poésie turque, qui ne remonte guère au-delà du XVIe siècle de notre ère, est à mi-chemin, en ce qui concerne l'inspiration amoureuse, entre la poésie arabe classique, aussi imprégnée d'images de beaux adolescents que la poésie grecque alexandrine, et la poésie européenne, exclusivement dédiée à la femme.
Voici, extraits du recueil de Edmond Fazy et Abdul-Hamid Memdouh : Anthologie de l'Amour turc (Paris, Mercure de France, 1905), quelques vers d'inspiration « arcadienne » parmi les plus beaux de deux grands poètes, Baki et Zia Pacha. L'un et l'autre écrivent dans un style raffiné et précieux, qui évoque bien l'Anthologie alexandrine.
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Baki, qui vécut au XVIIe siècle, est célèbre dans son pays pour ses Ghazels, courts poèmes élégiaques dont la forme, on le sait, a été imitée par Garcia Lorca dans son Divan del Tamarit.
Mon cœur est un esclave enchaîné à la chevelure de mon bien-aimé ; mon âme est un malade dont ses clins d'œil font la souffrance.
D'un clignement unique, tes yeux tuent mille hommes dans un instant ; tes yeux féroces ne chassent d'autres gazelles que les hommes.
Nous n'avons qu'un seul désir : te voir. L'océan de ma convoitise est sans rivages.
Parmi le tourbillon du malheur, et la tempête de mes soupirs, le navire de mon cœur va se sauver peut-être – qui sait ?
O Baki ! Le crissement de ma plume sur le papier est le murmure harmonieux de mon cœur.
Zia Pacha, politicien et poète turc du siècle dernier, a, lui aussi, chanté avec délicatesse la beauté des garçons. Voici deux de ses chansons :
Ton visage rose trouble les cœurs. Il mérite la jalousie du soleil. En te rasant, tu as rehaussé l'éclat de ton charme on dirait le soleil dégagé des nuages.
Sans doute la vue d'une figure de femme est agréable ; mais le goût des joues fraîchement rasées est meilleur. Mon désir ne se rassasie point par le seul regard. En te rasant, tu as rehaussé l'éclat de ton charme : on dirait le soleil dégagé des nuages.
Toute mon énergie a fondu quand j'ai vu ton allure. Sois juste, ne torture pas ton malheureux Zia ! Laisse-moi respirer le parfum de tes joues ! En te rasant, tu as rehaussé l'éclat de ton charme : on dirait le soleil dégagé des nuages.
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Il leurre d'espoir ses amoureux, il les trompe avec des promesses fausses. Un jour, tu te repentiras de cette habitude : trop de coquetterie lasse l'amoureux.
Pourquoi ne pas terminer mon tourment ? Si je suis ton esclave, affranchis-moi ! Ignores-tu donc, ô mon bien-aimé, que trop de coquetterie lasse l'amoureux ?
Déboutonne ton gilet. Laisse mes yeux contempler ton corps d'argent ! Souviens-toi de ce vieux dicton : trop de coquetterie lasse l'amoureux.
Arcadie n°89, mai 1961
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