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Pour une addition à la Déclaration des droits de l'Homme par Alain Romée

Publié le par Jean-Yves Alt

Notre revendication est simple.

Ce n'est qu'une question de liberté individuelle, et d'une liberté absolument anodine, ne mettant en cause ni des institutions politiques ni un régime social : quand les hommes de cette planète seront-ils libres d'aimer à leur guise, d'aimer ce qui leur chante et qui il leur plaît et comme il leur plaît ? Qu'est-ce que les Etats, les pouvoirs politiques, et cet immense pouvoir informe qu'est l'opinion publique peuvent bien avoir à voir avec nos amours personnelles, avec nos goûts intimes ? Légiférerait-on pour obliger les alpinistes à préférer la mer ? les mélomanes à préférer la peinture ? Mais la manie moralisatrice en matière de sexe sévit partout – à l'égard d'autrui, bien sûr – et même a largement gagné du terrain dans le monde : car des pays, des continents où les chefs de tribus ou d'empires se sont toujours moqués éperdument des conduites amoureuses de leurs sujets, voici que depuis le début de ce siècle et singulièrement depuis la décolonisation, ils se sont mis à rivaliser de pudibonderie, de moralisme et de puritanisme avec la vieille Europe qui leur avait déjà importé ses méthodes militaires, son goût du lucre, l'alcool et la vérole.

Pour nous en tenir à la France, on sait que le premier Code écrit est celui qui est appelé Code Napoléon (on vivait jusqu'alors sur le Droit romain ou le Droit « coutumier » variable selon les provinces) et que précisément Napoléon refusa de pénaliser l'homosexualité. L'on doit à Pétain, d'abord, puis à un ex député obscur et bon à oublier, les mesures de répression légales dont nous avons été victimes. Sans doute ces dispositions discriminatoires vont-elles disparaître (Votées par le Sénat, en attente devant les Députés), mais tout à côté il subsiste des notions pénales vagues et subjectives telles que celles d' e attentat à la pudeur », d' « outrage à la pudeur » ou aux « bonnes mœurs », dont on peut tirer tout ce qu'on veut. Pudeur et bonnes mœurs sont des idées très floues, variant selon les temps et les pays. A Rome jadis, au Tibet aujourd'hui, les latrines sont ou étaient des lieux de conversation et d'aisances tout à la fois, comme chez nous dans les auberges d'autrefois la table d'hôte permettait de bavarder en commun tout en mangeant. Par contre dans l'Athènes antique, c'est manger dans un lieu public qui était considéré comme répugnant et immoral : nos pique-niques et même nos terrasses de restaurant y eussent été inimaginables. C'eût été l'outrage aux bonnes mœurs de l'époque !

Qui peut savoir, sinon la personne concernée elle-même et elle seule, si sa pudeur a été outragée ou non ? Est-ce qu'un client « outrage » la « pudeur » (!) d'une prostituée dans les taillis du Bois de Boulogne ? On le condamne pourtant sous ce chef d'accusation. A-t-il attenté à la pudeur du policier qui les a surpris, et qui a tout fait pour tout voir ? Outrage-t-on la pudeur d'un voyeur ? Ce serait risible. Mais la Justice n'en rit pas. Encore au début de ce siècle, une femme en pantalon outrageait les bonnes mœurs, et était poursuivie. Laisser voir sa cheville était impudique. Se coiffer « à la garçonne » était signe de mauvaises mœurs. En revanche de quoi l'Etat « tolérait » les maisons de prostitution, que fréquentaient sans honte les notables les plus huppés.

Mais la Justice se régale encore d'autres détournements... du sens des mots. Deux gamins qui se masturbent mutuellement sont punis pour « coups et blessures », alors qu'ils se sont fait « caresses et douceurs ». Tandis que sont admises comme « sans cruauté » les courses de taureaux avec banderilles et mise à mort dans les arènes françaises (sans doute parce que les taureaux sont encore des animaux-machines). Mais on dresse procès-verbal à deux garçons qui dansent ensemble dans un bal public, parce qu'ils portent atteinte à l'ordre social et à la moralité des familles.

Quant à l'opinion publique, quelle Inquisition, quel Tribunal ! Chacun se croit en droit de surveiller, de juger autrui, de condamner. Et je me mêle des affaires de cœur du petit voisin, et je te jette le discrédit sur un homme, sur une femme, parce que je les soupçonne d'être des suppôts des amours interdites – car ici le soupçon équivaut à la certitude. Il y a en tout homme un juge qui sommeille, et d'abord un policier. On épie, on colporte, on blâme, et si possible on punit : on exclut, on diffame, on injurie, et parfois on assassine. En tout cas on fait du mal à qui ne vous a rien fait, on s'en prend à qui n'a fait de tort à personne, on s'érige en justicier, on fait mourir de honte, ou de chagrin – ou de coups. Car de même que la police perd son temps à pourchasser des gens qui ne veulent que goûter les plaisirs de l'amour, et la Justice à les sanctionner, de même l'opinion publique a bien plus de hargne contre des « déviants » sexuels que contre de vrais bandits : les « Mémoires d'un homosexuel » auraient-ils atteint le 1/1000 des « Mémoires de Papillon ? », auraient-ils seulement trouvé un éditeur ? un homosexuel échappé de prison aurait-il eu l'honneur d'être interviewé par Paris-Match ?

Jusqu'à quand, grands Dieux, les amours entre gens du même sexe seront-elles ainsi traitées comme des infamies et des horreurs ? Quand sera-t-il admis que l'amour quel qu'il soit ne regarde que ceux qui l'éprouvent ? et que c'est un sentiment admirable quel qu'en soit l'objet ? que les parents même n'ont pas à se mêler d'interdire à leurs enfants tel ou tel attachement – sauf mises en garde éventuelles dans des cas très rares où le jeune court vraiment un danger, celui par exemple de tomber sous la coupe d'un proxénète, d'un bandit ou d'une secte (mais l'intervention parentale est ici une épée à deux tranchants). Alors si les parents n'ont qu'à se taire, à plus forte raison le voisinage, la collectivité. Quel droit te permet de blâmer cette fille qui se laisser embrasser sur la bouche par ce garçon ? mais quel droit as-tu aussi de vilipender ces deux garçons qui s'embrassent sur la bouche ? Est-ce qu'ils mettent la Société en péril ? Est-ce qu'ils empiètent sur les droits d'autrui ? Il est devenu de mode aujourd'hui de faire feu sur les chapardeurs, et la presse en parle. Mais il y a belle lurette qu'on poignarde au coin des rues les homosexuels qui s'y hasardent la nuit, et c'est si courant qu'on n'en tire même Plus de faits divers : « ils n'ont que ce qu'ils méritent », disent les commères.

On peut réformer le Code, et en extirper les notions arbitraires de pudeur et de bonnes mœurs (si la Magistrature et les Pouvoirs publics le veulent bien...), mais réformer l'opinion est une autre paire de manches. Cependant, dans un pays comme le nôtre, où le mot « liberté » a tant de résonance, ne peut-on, ne pouvons-nous nous battre sur ces deux fronts pour faire admettre que cette Liberté s'applique aussi bien en matière sexuelle qu'en matière civile ? et qu'elle y est encore plus justifiée que dans le domaine économique où elle peut gravement nuire à autrui, causant ruines et chômage. La liberté sexuelle est dans son ensemble une chose inoffensive, et encore bien plus anodine dans l'homosexualité où nulle grossesse n'est à craindre ! Elle ne devrait connaître qu'une limite, celle du viol, parce que justement le viol lèse et blesse sa victime, et qu'il attente précisément à la liberté d'autrui. Mais tout acte sexuel accompli sans contrainte, et du plein gré des partenaires, ne doit relever que de la Liberté individuelle, et à ce titre son exercice doit être reconnu comme un droit au même titre que la liberté d'opinion, la liberté d'expression, la liberté de conscience. Il fait partie des Droits de l'Homme. Et de même qu'en d'autres pays on lutte légitimement et activement pour faire respecter ces droits sur les plans politique, philosophique, religieux, de même ici nous sommes habilités à revendiquer la liberté des goûts, des penchants, des inclinations, du libre choix de l'objet de notre amour. Or la morale actuelle est déjà devenue étrangement permissive, après des siècles de rigorisme, sur le plan des rapports hétérosexuels, et l'on sourit ou ferme les yeux sur des frasques, des adultères, on est indulgent pour les relations préconjugales, on a admis le divorce, la contraception, qui est une libération du sexe, et les échangismes ou les amours de groupe se multiplient. Alors pourquoi pas aussi les rapports entre hommes ou entre femmes ? Mais nous, ce n'est pas seulement la liberté sexuelle physique que nous réclamons, c'est encore et surtout la liberté sentimentale, la liberté du cœur. Certes, c'est l'une et l'autre, mais nos adversaires oublient trop que c'est notre affectivité profonde qui est en jeu, que nos passions résonnent gravement et souvent douloureusement dans nos poitrines, et qu'ainsi la vie des quelques millions d'hommes et de femmes que nous sommes en France est suspendue à ces droits fondamentaux dus à tous.

Il est bien permis d'aimer les blondes, cigarettes ou filles, au gré de chacun, il doit l'être autant d'aimer le gros brun, tabac ou garçon, à notre goût.

Proclamons-le.

Arcadie n°301, Alain Romée (pseudonyme d'André Baudry), janvier 1979

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