Proudhon et l'amour unisexuel par Daniel Guérin (2)
Dans une étude précédente (1), j'ai montré le singulier intérêt que Proudhon, plus connu assurément comme réformateur social que comme sexologue, portait à l'homophilie. Il me reste à chercher la clé de l'énigme dans sa vie et sa personne. La plupart de ses nombreux commentateurs se sont dérobés devant une aussi indiscrète enquête. Tout au plus, l'un d'eux, Jules L. Puech, s'est-il borné à indiquer, sommairement, que la source de ses refoulements serait « sans doute » révélée par la psychanalyse (2).
Tout jeune, à l'âge de dix-sept ans, Proudhon éprouve, comme il nous le raconte lui-même, un « amour platonique » qui le rend « bien sot et bien triste ». Il s'éprend d'une jeune fille à la manière d'un chrétien, c'est-à-dire avec « la foi à l'absolu » (3). En dépit de sa « verte jeunesse » qui réclame des satisfactions plus concrètes, il se fait le « gardien » et le « participant » de la virginité de la demoiselle. A la fin, « ayant trop attendu, la jeune personne s'est elle-même détachée et mariée à un autre ».
Pourquoi ce singulier comportement amoureux, qui s'est prolongé durant cinq années ? Proudhon attribue son « affection mentale » à la lecture, de Paul et Virginie, de Bernardin de Saint-Pierre, « pastorale prétendue innocente et qui devrait être à l'index de toutes les familles ». Et il dénonce « le péril de ce platonisme qu'une vaine littérature voudrait ériger en vertu ». Il nous suggère une autre explication lorsqu'il note dans ses Carnets : « Je souhaite, si je me marie jamais, d'aimer autant ma femme que j'ai aimé ma mère » (4). Peut-être a-t-il été paralysé, comme tant d'autres, par le fameux complexe d'Œdipe. Toujours est-il qu'il dut à ce malheureux amour de rester puceau, pendant dix ans après sa puberté :
« Celui, raconte-t-il, qu'une passion idéale a saisi de bonne heure et conduit fort avant dans la virilité est devenu, par son idéalisme même, gauche et maladroit avec le sexe, dédaigneux de la galanterie, où il ne réussit pas, brusque et sarcastique envers les jolies personnes, intraitable à l'endroit des positions mitoyennes, qu'il qualifie, non sans raison, d'immorales. Bref, il regimbe, malgré son appétit et ses dents, contre l'amour qui le pique, l'irrite, le fait rougir comme un lion (...) Il se sent extravagant, ridicule, (...) il prend en aversion et l'amour, et le mariage, et la femme. »
Pendant des années, Proudhon, « lamentable martyr de la continence », sera « assailli par le diable qui taquinait saint Paul » :
« Le diable qui, si longtemps, m'avait brûlé du côté du cœur, maintenant me rôtissait dit côté du foie, sans que ni travail, ni lectures, ni promenades, ni réfrigérants d'aucune sorte pussent me rendre la tranquillité (...) Une scission douloureuse s'opérait en moi entre la volonté et la nature. La chair disait : je veux, la conscience : je ne veux pas. »
C'est alors que Proudhon nous entrouvre ses réduits les plus intimes. Ce « platonisme » dont il dénonçait de façon imprécise le « péril » (5), il l'explicite maintenant : « O vous tous, jeunes hommes et jeunes filles, qui rêvez d'un amour parfait, sachez-le bien, votre platonisme est le droit chemin qui conduit à Sodome » (6).
Si l'on fouille dans ses moindres recoins la jeunesse de Proudhon, on n'y trouve, à part cette chaste passion, aucune aventure féminine. Son biographe, Daniel Halévy, convient que « folâtrer avec le beau sexe n'était pas de son goût » (7).
Lui-même nous avoue que lorsqu'il vivait encore à la campagne et qu'il voyait les filles de ferme masturber le taureau, il ne sentait jamais rien pour ces luronnes (8).
Par contre, nous lui découvrons une liaison masculine. A vingt-deux ans, il a fait la connaissance, à l'imprimerie où il travaille, d'un jeune étudiant de Besançon. Bien que d'origine sociale différente, les deux jeunes gens deviennent des inséparables : « Je vous ai connu, je vous ai aimé », écrira plus tard Gustave Fallot à Pierre-Joseph Proudhon (9). Il presse son ami de le suivre à Paris. Proudhon ne résiste pas à cet appel. Tout est commun entre eux : chambre, lit, table, bibliothèque, pécule. Ensemble, ils platonisent. Mais la terrible épidémie de choléra de 1836 atteint Fallot. Son ami le soigne jour et nuit. Il s'épuise pour sauver celui qu'il aime. Mais il ne réussit pas à le disputer à la mort. Sa douleur est affreuse : « Je sentis que la moitié de ma vie et de mon esprit m'était retranchée : je me trouvai seul au monde. » Le souvenir de Fallot occupe sa pensée « comme une idée fixe, une vraie monomanie ». Il se rend au Père-Lachaise et reste une heure entière en méditation sur sa tombe (10).
Toute sa vie Proudhon restera fidèle à l'amitié masculine. Dans un écrit posthume, il observera : « Tout homme a des secrets qu'il confie à un ami, et qu'il ne dit pas à sa femme » (11).
A un camarade, que lui enlève une épouse, il écrit, avec amertume : « Le mariage opère d'une façon étrange sur vous, messieurs, qui avez pris femme (...) Vous retranchant peu à peu dans le ménage, vous finissez par oublier que vous fûtes compagnons. Je croyais que l'amour, la paternité augmentaient l'amitié chez les hommes ; je m'aperçois aujourd'hui que ce n'était là qu'une illusion. » Et il ajoute cette remarque, significative, pour le lecteur qui sait déjà le prix qu'il attachait à l'amitié antique : « Si Oreste avait épousé Hermione, de ce jour il eût oublié Pylade » (12).
Ailleurs Proudhon presse un amoureux, à qui il veut du bien, de sauvegarder sa liberté : « Souviens-toi, jeune homme, que les baisers qu'on te donne sont des liens dont tu te charges et que trois jours de carême suffisent pour faire de la femme, sans que tu t'en aperçoives, d'une douce amoureuse un tyran » (13). Proudhon voudrait préserver ses amis de la délétère influence féminine : « La conversation et la société des femmes rapetissent l'esprit des hommes, les efféminent, les émoussent » (14).
Quand il arrive à sa plume d'évoquer un beau mâle, Proudhon contient mal son émoi. Dans une curieuse parabole, il décrit un personnage de sang plébéien, dont « l'énergie passionnée, la fermeté de ses muscles, le timbre de sa voix (...) exerçaient une séduction irrésistible » au point que la jeune veuve dont il était l'un des adorateurs « ne pouvait, en sa présence, se défendre d'un frisson délicieux » (15). En revanche, l'effémination lui répugne : « Le mignon qui affecte les grâces féminines est dégoûtant. » La perspective lui fait horreur d'une société où l'homme serait « joli, gentil, mignon » et où il n'y aurait plus « ni mâles ni femelles » (16). Ailleurs Proudhon trahit sa prédilection pour l'anatomie masculine. Comparé au corps de l'homme celui de la femme est, à ses yeux, un « amoindrissement, un sous-ordre » : « Les muscles sont effacés ; cette carrure virile est arrondie ; ces lignes expressives et fortes sont adoucies et molles » (17).
Proudhon n'est pas tendre pour le sexe faible. Il ne trouve pas de mots assez dégradants pour stigmatiser la femme que l'amour possède. Elle jappe, elle redevient une bête, une folle, une catin, une guenon, elle est atteinte de luxure inextinguible, elle est un puits de coquinerie. « La femme sollicite, agace, provoque l'homme ; elle le dégoûte et l'embête encore, encore, encore ! » (18).
Pour Proudhon, la femme est une créature inférieure, « subalterne ». Elle ne sera jamais un « esprit fort ». Il nie radicalement le génie féminin. « Une femme ne peut plus faire d'enfants quand son esprit, son imagination et son cœur se préoccupent des choses de la politique, de la société et de la littérature. » Sa vraie vocation est le ménage : « Nous autres hommes, nous trouvons qu'une femme en sait assez quand elle raccommode nos chemises et nous fait des biftecks » (19). Accorder à la femme le droit de vote serait « porter atteinte à la pudeur familiale » et Proudhon, qui a fini par prendre pour épouse une ménagère, profère cette risible menace : « Le jour où le législateur accordera aux femmes le droit de suffrage sera le jour de mon divorce » (20).
Il va jusqu'à prescrire aux hommes de mener la femme à la trique. Elle « veut être domptée et s'en trouve bien (...) L'homme a la force ; c'est pour en user ; sans la force la femme le méprise (...) La femme ne hait point d'être un peu violentée, voire même violée » (21).
La bête noire de Proudhon, c'est la femme émancipée, atteinte de « nymphomanie intellectuelle », qui imite les manières masculines, la « virago », la femme de lettres, dont George Sand est, à ses veux, le détestable prototype (22). Mais cette frénésie antiféministe lui vaudra de cinglantes ripostes. A l'âge de dix-huit ans, une jeune romancière publiera contre Proudhon un vigoureux pamphlet, suivie bientôt par une consœur (23). Rendu furieux par ces attaques, Proudhon rédigera une réponse échevelée, d'ailleurs inachevée, et qui, heureusement pour lui, ne verra le jour qu'après sa mort (24).
Par-delà la femme, c'est toute la société moderne en voie d'affranchissement sexuel, qui suscite l'ire de Proudhon. Il dénonce « la folie amoureuse qui tourmente notre génération », « cette pornocratie qui depuis trente ans a fait reculer en France la pudeur publique », « cet esprit de luxure et de dévergondage » qui est « la peste de la démocratie », « le culte de l'amour et de la volupté (...) cancer de la nation française ». Apostrophant ses contemporains, il leur lance : « Vous voulez de la chair ! vous aurez de la chair jusqu'au dégoût » (25). La faute en est aux arts et aux lettres, qui surexcitent les sens (26). La lecture d'un roman amoureux n'est-elle pas suivie infailliblement d'une visite à la maison de tolérance – où l'on « ne rencontre que dégoût, déplaisante, remords » ? (27). Et Proudhon de s'en prendre aux socialistes utopiques, ses prédécesseurs, qui ont voulu réhabiliter la chair, au Père Enfantin, chef de la « religion saint-simonienne » à qui il lance : « Vous êtes une église de proxénètes et de dévergondés » (28), à Charles Fourier, qui prêchait le libre essor des passions et prétendait les mettre au service de sa société régénérée (29).
Mais, plus encore que la luxure, c'est l'homophilie qui ne cesse de hanter le cerveau dérangé de Proudhon. Le communisme, en tendant « à la confusion des sexes », serait « au point de vue des relations amoureuses fatalement pédérastique » (30). Il suspecte « l'androgynie sacerdotale » des saint-simoniens tout comme l' « omnigamie » de Fourier, sur qui il fait peser le soupçon inquisitorial d'avoir « étendu fort au-delà des barrières accoutumées les relations amoureuses » et d'avoir « sanctifié jusqu'aux conjonctions unisexuelles » (31).
La fureur des sens, à l'entendre, aboutit nécessairement aux jouissances « contre nature », à la « sodomie » (32). « Nous sommes en pleine promiscuité, tant la paillardise est devenue universelle (...) Nous voilà parvenus à l'amour unisexuel » (33). Toute nation qui s'adonne au plaisir « est une nation que dévore la gangrène sodomitique, une congrégation de pédérastes » (34). La pédérastie serait « l'effet d'une volupté furieuse que rien ne peut assouvir » (35). Et il demande, sur un ton d'étrange délectation : « Y aurait-il (...) dans ce frictus de deux mâles, une jouissance âcre, qui réveille les sens blasés, comme la chair humaine qui, dit-on, rend fastidieux au cannibale tout autre festin ? » (36).
Le dernier mot de Proudhon, c'est le terrorisme antisexuel. Livrée à elle-même, la passion charnelle lui paraît sans remède : « Il n'a servi de rien aux Bernard, aux Jérôme, aux Origène, de vouloir dompter leur chair par le travail, le jeûne, les veilles, la solitude. » Comprimée, la passion éclate avec encore plus de furie. Au lieu de s'amortir, elle renaît de l'assouvissement et cherche de nouveaux objets : « Jouir, jouir encore, jouir sans fin » (37).
Proudhon n'hésite donc pas à appeler le législateur, le gendarme, le juge à la rescousse. Qu'on interdise le divorce, qu'on assimile la sodomie au viol et qu'on la punisse de vingt ans de réclusion (38). Mieux encore, qu'on déclare légalement excusable le meurtre, par le premier venu, d'un « sodomite » pris en flagrant délit (39). Proudhon songe sérieusement à adresser une dénonciation au procureur général afin de faire poursuivre pour « immoralité » l'école phalanstérienne : « Désormais, triomphe-t-il, on est en droit de dire aux fouriéristes : vous êtes des pédérastes (...) S'il est démontré que le fouriérisme est immoral, il faut les interdire (...) Ce ne sera pas de la persécution, ce sera de la légitime défense » (40).
Proudhon prône, pour en finir avec la luxure, le plus implacable des eugénismes : « Il faut exterminer toutes les mauvaises natures et renouveler le sexe, par l'élimination des sujets vicieux, comme les Anglais refont une race de bœufs, de moutons et de porcs » (41). Le socialisme, tel qu'il le conçoit, emploiera les grands moyens. Le tort du christianisme n'est pas, selon lui, d'avoir voulu condamner tout rapport sexuel hors légitime mariage, mais de n'avoir pas su le faire. La Révolution, elle, le fera (42).
Nous voici prévenus : « Tout se prépare pour des mœurs sévères. » Dans la société future, « une guerre perpétuelle » sera faite « aux appétits érotiques », « une guerre de plus en plus heureuse ». On saura bien nous inculquer « le dégoût de la chair » (43).
Ainsi, pour éteindre « le feu du sang » (44) qui le consume, Proudhon, anarchiste en matière d'organisation sociale, tombe dans le plus autoritaire des puritanismes.
(1) Voir Arcadie, n° 133, janvier 1965.
(2) Introduction au volume des Œuvres Complètes de P.J. Proudhon contenant Du Principe de l'Art, La Pornocratie ou les femmes dans les temps modernes, éditions Rivière, 1939, p. 304.
(3) Cité par Daniel Halévy, La Jeunesse de Proudhon, 1913, p. 36. —55—
(4) Philosophie de la Misère, 1867, t. II, p. 384. Carnets, 1960-1961, t. I, p. 320 ; t. 11, p. 340.
(5) De la Justice dans la Révolution et dans l'Eglise, édition Rivière, t. IV, p. 131-132.
(6) Ibid., p. 69.
(7) D. Halévy, op. cit., p. 102.
(8) La Pornocratie..., éd. 1875, p. 84.
(9) Lettre du 5 décembre 1831, Correspondance, 1875, t. I, p. XV.
(10) D. Halévy, op. cit., p. 122, 133.
(11) La Pornocratie..., p. 193.
(12) Lettre à Ackermann du 4 octobre 1844, Correspondance, t. II, p. 158-159.
(13) La Pornocratie..., p. 264.
(14) Carnets, 1961, t. II, p. 12.
(15) Contradictions Politiques, 1864, ouvrage posthume, édition Rivière, p. 297. On peut comparer ce portrait à celui d'Hercule, athlète « aux cuisses longues et fortes » emprunté, avec complaisance, par Proudhon, à un manuel scolaire en latin (La Guerre et la Paix, 1861, édition Rivière, p. 15).
(16) La Pornocratie..., p. 33, 59-63.
(17) Carnets, 1961, t. II, p. 11.
(18) La Pornocratie..., p. 30, 92, 198, 235, 265. Contradictions politiques, p. 298.
(19) La Pornocratie..., p. 33, 225, 170. De la Justice..., t. IV, p. 304. Carnets, 1961, t. II, p. 12.
(20) La Pornocratie..., p. 59. Contradictions politiques, p. 274.
(21) La Pornocratie..., p. 191, 194, 267.
(22) Ibid., p. 28.
Carnets, t. I, p. 227, 321, 342-343, 354 ; t. II, p. 202, 363.
(23) Juliette La Messine (la future Madame Adam, connue en littérature sous le nom de Juliette Lamber), Idées antiproudhoniennes, 1858. Jenny d'Héricourt, La femme affranchie, 1860. Cf. Jules L. Puech, introduction à La Pornocratie..., édition Rivière, 1939, p. 315.
(24) La Pornocratie...
(25) Philosophie de la Misère, t. II, p. 376. Cf. également Carnets, 1960, t. I, p. 242 : « Tous sont contents pourvu qu'ils baisent (…) On fait l'amour en chien ».
(26) De la Justice..., t. IV, p. 71. Philosophie de la Misère, t. II, p. 384. Lettre de Proudhon à Joseph Garnier, 23 février 1844 cit. par Sainte-Beuve. P.-J. Proudhon, 1872, p. 105.
(27) La Pornocratie..., p. 250. De la Justice..., t. IV, p. 132.
(28) La Pornocratie..., p. 166 et 23, 31, 108, 113.
(29) Ibid., p. 229.
(30) De la Justice..., t. IV, p. 71.
(31) Avertissement aux Propriétaires, 1842, édition Rivière, 1939, p. 222. C'est un fait que Fourier rangeait parmi les passions à utiliser en régime sociétaire l'amitié ou affection unisexuelle. « Dans toute branche de service, chacun voit s'empresser pour lui (...) un page qu'il chérit ». Ce service réciproque crée « entre gens du même sexe » des « charmes spéciaux » (Théorie de l'unité universelle, édition 1841, t. IV, p. 552).
(32) La Pornocratie..., p. 164, 247, 261.
(33) De la Justice...., t. IV, p. 131.
(34) Ibid., p. 71.
(35) Ibid., P. 54.
(36) De la Justice..., t. IV, P. 54-55.
(37) Philosophie de la Misère, édition 1867, t. II, p. 376, 385.
(38) De la Justice..., t. IV, p. 52, 298.
(39) Carnets, t. I, p. 232.
(40) La Justice poursuivie par l'Église, 1861, éd. Rivière, 1946, p. 237. Carnets, I, p. 168, 275, 288-289 ; II, p. 113, 128.
(41) La Pornocratie..., cit., p. 252.
(42) De la Justice.... IV, p. 1554.
(43) Carnets, I, p. 135, 190.
(44) Philosophie de la Misère, t. II, p. 379.
Arcadie n°134, Daniel Guérin, février 1965