Quelques réflexions sur Socrate par Françoise d'Eaubonne
Tout le monde sait que le procédé d'enseignement socratique, cette perpétuelle provocation à la pensée où le maître s'instruit en même temps que l'élève, se nomme « maïeutique », par allusion à la sage-femme dont Socrate était le fils. Mais on oublie d'autres influences : le père sculpteur, et l'initiatrice, Diotime de Mantinée. Intellectuelle comme seule pouvait l'être une courtisane de cette époque, celle-ci avait appris à Socrate à apprécier l'aspect spiritualiste de l'amour entre hommes. La trinité qui préside au génie socratique est ainsi plantée, aussi implacable qu'une « constellation familiale » :
― Le père. Amour des formes et de leur beauté.
― La mère. L'accoucheuse qui n'enfante pas, mais aide à enfanter.
― La femme. Préceptrice avant toute chose, elle initie à la fois à l'art d'aimer et à celui de penser ; imago féminine bien différente de l'épouse acariâtre et bornée, de la Xanthippe enfermée dans les contingences ménagères.
Voici que désormais le stimulus dû à la présence et à la riposte d'un garçon jeune et beau restera une constante entièrement nécessaire au jaillissement créateur d'un Socrate. C'est lui-même qui le dira, l'avouera, le proclamera plutôt ; il y revient à plus d'un endroit ; relisons, dans le Charmide l'effet que produit sur le penseur la vue de ce qu'il découvre en écartant le manteau sur la nudité gracieuse de son disciple : « Je ne possédais plus, j'étais tout en feu. » (Charmide, 155) Par un de ces retournements dialectiques familiers à la psychanalyse, il ne veut s'intéresser qu'aux migraines de l'adolescent ; ce qui était en bas est refoulé vers le haut, et le pôle inférieur devient la tête, siège de la pensée. On voit là une des ruses du subconscient ; mais comme Socrate est Socrate, il ne s'y engluera pas ; il en tire aussitôt une formulation claire et rationalisée ; refusant de se duper lui-même, il ne cédera pas pour autant à son désir parce que c'est réellement l'accès aux zones supérieures qui le passionne ; par un acte de sublimation volontaire qui n'a rien à voir avec la rétention chrétienne, il prend appui sur cet émoi sensuel pour s'élever d'un bond jusqu'à traiter le thème de la sagesse. (Même type d'effet produit par la contemplation de l'épaule nue de Critobule.)
On remarquera dans ce processus une ascèse volontariste étonnamment semblable à un des plus mystérieux exercices pratiqués par la secte hindoue du « tantrisme de gauche ». Là aussi un désir homosexuel est provoqué sciemment et même un acte est entrepris, jusqu'à la limite de la tension érotique ; et au dernier moment qui précède l'éjaculation, le maître interrompt ce qu'il perpètre sur le disciple afin d'obtenir par ce renoncement volontaire une orientation vers le haut de la poussée vitale qui doit, dans la doctrine de cette secte, métamorphoser l'orgasme refusé en extase mystique.
Mais ce qui est chez l'hindou processus en vue de l'union divine n'est chez le Grec raisonnant et humaniste qu'un appel à un stimulus destiné à se transformer en formulation orale sur un plan supérieur à la simple émotion érotique dont il naît. Tel est l'aiguillon ardent dont le maître de Platon, ainsi qu'une nouvelle Io, s'inflige pour harceler la course de sa pensée. C'est semblable à la vierge amoureuse de Zeus qu'elle ira rejoindre sur les sommets le voleur de feu, Prométhée, ce héros maudit par les dieux et supplicié comme Socrate le sera. La vie de Socrate est désir volontairement inassouvi ; sa fin terminera cette longue torture par un bref martyre.
Nous nous sommes étendus sur la genèse de sa pensée pour pouvoir clairement mettre en relief l'étroit rapport entre son type d'érotisme et le devenir de sa recherche, ce qu'on pourrait appeler sa « pensée-se-faisant ». La chasteté qu'il témoigna n'autorise point à dire qu'il fut « Grand » selon le critère jaspérien parce qu'il était Socrate, en dépit de son homosexualité, et l'eut été sans elle ; elle est à l'origine de tout Socrate, le méthodologiste comme le philosophe. L'homme Socrate est parti de cette trinité énoncée plus haut ; il lui doit l'amour des beaux corps masculins que sculptait son père, renforcé encore par l'adhésion passionnée que leur marqua Diotime, et de plus traduit grâce à l'élément intellectualisant que contient ce second schème ; enfin intervient le dernier facteur : cette ardente recherche de la « fécondation » et de la « grossesse » d'une imago masculine. Lui, Socrate, est « stérile à cause des dieux » ; on ne saurait mieux signifier : « Moi, homme, je ne puis féconder charnellement un autre homme » ; mais là encore les pôles s'interchangent et ce qui était en bas est repoussé vers le haut, ce qui était chair aliénée par l'espèce est projeté dans la lumière de l'esprit ; ne pouvant faire un enfant à ces nobles corps inutilisables, il les fera accoucher par l'intelligence ; il y prendra plaisir, ce sera son unique forme de possession. Qu'il lui est facile de rester chaste de fait ! C'est par la controverse qu'il fait l'amour, et un amour toujours insatisfait et toujours fertile, puisque spirituel ; alors que l'amour charnel de ces mêmes éphèbes serait toujours satisfait et toujours infécond.
C'est donc à partir de Socrate et de sa méthodologie que nous prendrons conscience, en Occident, du dynamisme moniste de la pulsion vitale chez l'homme. Il ne s'est donc agi nullement de faire d'un garçon à l'incertaine sexualité un homosexuel convaincu, et à partir de là un amant du Beau, du Bien et du Vrai ; pas plus – ce serait impensable avant le christianisme – un être désincarné et chaste refoulant ses désirs pour les sublimer ; mais l'originalité de l'éthique socratique est de fournir une perspective spiritualiste à des mœurs qu'il ne réprouve que si elles en restent au stade où il les a trouvées ; mais aussi, par son propre exemple, par l'alchimie audacieuse qu'il tente sur lui-même, sa grande et profonde originalité, qui embarrassera pour des siècles les héritiers du judéo-christianisme, ce sera de prouver ce qui va de soi, simplement et d'une seule coulée, contrairement à tous les dualismes du monde : le passage possible des troubles de la chair aux joies et aux triomphes de l'esprit.
Arcadie n°159, Françoise d'Eaubonne, mars 1967