Roger Peyrefitte est-il un polémiste ? par Pierre Nédra
L'effroyable Lettre ouverte du 1er mai, publiée simultanément à Londres, à Paris et à Rome – la « lettre du siècle » ont dit certains – effroyable pour son destinataire, mais effroyable, ont pensé aussi quelques-uns, pour son auteur – a fait écrire que Roger Peyrefitte était un polémiste terrible.
En réalité son pamphlet stoppait toute polémique.
Terrible, il le fut assurément, en ce jour de la fête du travail (dans « travail » il y a « souffrance ») et l'on comprend qu'il l'ait été en cette occasion : on peut penser même qu'il le fut, et à ce point, pour dire une fois au moins, à peu près tout son fait, à un romancier de talent, subtil et profond, que le Prix Nobel avait imposé à l'attention universelle.
La victime était de choix.
Il n'est absolument pas question de retirer quoi que ce soit à l'admiration qu'on peut avoir pour elle. Cette connaissance du cœur humain et des « vipères » qu'il nourrit en certains milieux de confortable bourgeoisie, telle qu'elle apparaît dans l'inoubliable série d'ouvrages de François Mauriac, oblige à tout le moins, au respect et à la réflexion. Quant à la poésie des vignes et des landes, et ces ciels cou. Verts ! malheur à qui ne les ressent pas, comme une obsédante orchestration de sa propre tragédie intime que le fidèle Franju a si bien transposée dans Thérèse Desqueyroux.
Ici même, que de fois n'avons-nous pas rendu justice à ces analyses si poussées de l'être instable, de chair et d'âme, que nous sommes tous, à cette évocation ou à cette recherche de nos ambiguïtés, de nos pulsions irrésistibles, de nos délices les moins explicables, de nos sentiments les plus flottants, bref, des abîmes et des mystères de notre « moi profond » ! Que de fois l'avons-nous cité, en dix ans et demi, ce psychologue émérite !
Il a fallu pourtant, malgré son grand âge, qu'il fût si durement traité !
Car le malheur a voulu, qu'au cours des dernières décennies, peu à peu, ce romancier s'instituât censeur des mœurs, en France tout au moins, et défenseur si zélé de la morale religieuse qu'il professe, qu'il lui arriva parfois d'indisposer le haut clergé qu'il croyait appuyer de son autorité littéraire, et jusqu'au chef même de cette église, dont il se proclame si ostensiblement l'humble fidèle.
Pour tenir en toutes circonstances un rôle si hardi, voire indiscret, il eût fallu être soi-même irréprochable, précisément du point de vue de cette morale-là.
Tel ne fut pas le cas.
Mais qui donc, s'il ne l'avait pas lui-même suscitée, aurait eu la malignité de dévoiler publiquement ce qu'on appelle dans cette morale « les faiblesses du pécheur » ? Chrétienne ou non, la charité jette un voile sur les aventures personnelles et privées, lorsqu'elles n'ont entraîné aucun dommage pour quiconque. Et aucun Arcadien, moins que personne, n'aurait jamais tracassé ce vieillard !
Mais rappelons les faits. Delannoy et Peyrefitte préparaient la transposition à l'écran des Amitiés particulières présentées à Venise le mois dernier. La télévision française les interroge sur leur travail. Ils répondent avec pertinence, mesure, discrétion, vu le caractère délicat de leur entreprise.
Alors, dans Le Figaro Littéraire, notre moralisateur intervient violemment dans une affaire où – vraiment – on peut bien le répéter : vraiment – il n'avait rien à faire !
Que ce chef-d'œuvre, datant de vingt-deux ans, aujourd'hui dans toutes les librairies, devînt un film ! lui parut la plus insoutenable des perspectives. Au nom de « la morale » encore et toujours ! – il « jeta un cri » ou plutôt des cris : attentat, abaissement, tartuferie, déshonneur, etc.
Quoi ! sur ces fameux écrans des pays dits civilisés, où déferlent tant d'horreurs et tant d'offenses à toutes les morales de toutes les nations, où l'on enseigne à la jeunesse, à longueur de soirées (et même d'après-midi), duplicité, violence, tueries, et sous toutes les formes, cynisme, forfaiture, exaltation du crime (qu'il paie ! ou qu'il ne paie pas ! pour employer l'ignoble formule), on allait donc risquer de voir la subtile analyse des inclinations adolescentes avant que les conformismes sociaux aient brutalisé les cœurs et sali les innocences ? On allait donc voir le charme et la pureté de ces amitiés, où la nature et la sincérité n'ont pas été encore contrariées par quelque force étrangère, liée aux intérêts de je ne sais quel ordre social. Ces amitiés, où l'être, sous tous les cieux, donne souvent, et une fois pour toutes, le meilleur de lui-même.
Notre vieux censeur, pourtant parfait connaisseur de ce Jeune homme qu'il avait lui-même si bien décrit, voilà quarante ans (voir Arcadie, n° 29, p. 4 et n° 31, p. 35), n'y tient plus.
Était-ce le choc ressenti par le plus âgé de ces deux écrivains lorsqu'il découvrit qu'un ouvrage, non sans rapport avec les siens, allait connaître un rayonnement plus certain ? bref, le succès du cadet, qu'il aurait souhaité pour lui-même ? Destins ou L'agneau allaient-ils ne plus avoir la même audience que Les amitiés ? On regrette donc d'avoir à chercher si bas l'origine de cette indignation apparemment vertueuse..., jalousie vulgaire ? ou pharisaïsme agressif ? ou sadisme de la pure méchanceté ? N'insistons pas. N'insistons plus.
Alors, ce fut l'explosion.
Quoi ! C'était lui, Peyrefitte, qu'on traitait de Tartufe ?
Alors qu'il a toujours tenu à travailler uniquement sur la sincérité, la franchise, la droiture ? tout en respectant, évidemment, les limites légales ou les bienséances qu'exigent nos mœurs.
Lui, qui toujours et partout, a cherché, aimé, décrit la vérité. Qui n'a d'yeux et d'intérêt que pour elle. Qui la traque et la décèle chez les grands comme chez les humbles. Qui la trouve à droite et qui la trouve à gauche. Qui la poursuit à travers toutes les époques, tous les milieux..., jusqu'au plus secret du cœur de l'homme et dans la moindre de ses attitudes. Lui qui veut la saisir, et si possible l'expliquer ! Lui qui ne défend aucun intérêt, aucun groupe, aucune doctrine, aucune religion..., qui passe à travers la vie avec la seule préoccupation de mieux la connaître.
Ce fut l'explosion.
La grande accusation de « faux dévot » lancée par Dorine, à gorge déployée, dans un hourvari de sarcasmes, de rires, de bouffonnerie !
Mais Peyrefitte eut mieux que son irrépressible bagout, aux cascades torrentielles, aux éclats crus qui réjouissent tant dans Molière, et qui sont une fête, au théâtre !
La riposte foudroyante et terrible de Roger Peyrefitte coula calmement de son stylo – dessinant l'arabesque de son style tour à tour charmeur et percutant, tout en butinant parmi les trésors d'une érudition imbattable : « bénédictine », disait-on autrefois, il faudrait ici dire : « électronique », puisque chaque mot, chaque nom déclenche une réaction en chaîne, fait dévoiler tout un complexe de fiches lumineuses, signale au passage les carambolages les plus imprévus, projette sur les « voyants » multiples les correspondances d'événements, de dates, d'idées, et que le lecteur enfin, devenu spectateur, est emporté dans un labyrinthe, dans un carrousel magique, où sa joie de tant apprendre, et d& tout comprendre, frise l'ivresse, le vertige..., le ravissement plutôt.
J'ai plaint sincèrement le destinataire de cette lettre.
Aux citations moliéresques, qui ne s'imposaient que trop évidemment sur
les corrections qu'aux autres on veut faire,
les haines vigoureuses,
jamais empoisonneur ne sut mieux son métier, etc.,
et tout cela tombait comme ces grêles indécises qui annoncent les plus violents orages – succéda bientôt un feu d'artifice crépitant et justicier qu'on suivait, presque avec peine, dans toutes ses figures éblouissantes, rares et fignolées, mais souvent trucidantes, et ce fut la mise à mort, bien cruelle, évidemment ! Passons.
Mais ce festival littéraire, historique, psychologique et même théologique, qui nous transporta, tambours battants, de Saint Augustin au chevalier de Florian et de Sixte-Quint à André Gide et à Colette, n'a jamais eu son pareil, même dans Voltaire, ni dans Anatole France ! En tout cas, notre Anatole France actuel ne semble pas « à semelles de plomb » !
C'est du moins l'impression que vous me donnez en général, mon cher Peyrefitte !
Je vous vois plutôt, moi, chaussé au contraire de légères espadrilles méditerranéennes, discrètes, siciliennes..., disons pirandelliennes.
Ainsi, après Tartufe, cette lettre terrible restera un des sommets classiques, un des joyaux atroces de la satire de démystification.
Le pamphlet type.
Car il ne s'agit pas ici d'une « polémique » à proprement parler : le fond du problème est parfaitement esquivé, Oublié.
Il n'est plus du tout question du film en gestation.
La seule réponse de Peyrefitte à celui qui entreprenait de le morigéner, c'est ce long almanach, pénible comme un calvaire, qu'il reconstitue, collectionnant les preuves qui de toute évidence dénient à son moralisateur le moindre droit à donner ici – ici surtout – un avis défavorable, manifestant l'imposture qu'il y aurait de sa part à s'ériger en juge sur ce terrain et l'en excluant irrémédiablement, pour lui épargner sans doute un scandale pire.
La polémique, c'est un combat en forme, concerté avec d'autres, dans sa tactique et sa stratégie, au nom d'une conception du monde, d'un réseau d'intérêts, justifiant sa volonté d'imposer à l'adversaire « sa loi » (comme dit L'Equipe, où Roger Peyrefitte n'a pourtant pas dédaigné d'écrire un jour). Il y a polémique contre un groupe social, contre la prétention d'une autorité, contre une attitude religieuse. La polémique type, c'est celle des Provinciales, autres « lettres » ! mais dont le destinataire initial était un ami. Les intéressés, eux, en sont encore quelque peu contusionnés, comme écrit la presse.
Mais cette lettre, ici, cette pyrotechnie savante du 1er mai, c'est une riposte, fruit d'une révolte. Rien qu'une riposte.
Pas une once de calomnie dans tout cela, du reste.
Et pour une raison très simple, propre à Roger Peyrefitte, c'est qu'il ne s'intéresse qu'à la vérité, je le rappelais plus haut. C'est sa délectation majeure, et même exclusive : la vérité. Il a un tempérament d'historien : authenticité, exactitude, précision, minutie même. (J'entends « historien » au sens propre et scientifique du terme. Non pas ce que qualifie tel le grand public, c'est-à-dire le bonhomme qui vous torche en trois semaines un Louis XV et ses maîtresses ou Les horreurs de la Révolution – russe, française ou bolivienne, peu importe, pourvu qu'il y ait de l'horreur ! – ce déluge de livres qui encombrent les vitrines des librairies et que finit par resservir à ses acheteurs – je ne dis pas ses lecteurs – France-Soir. Encore que, précisément, la bande filmée soit souvent ce qu'ils lisent, à l'exclusion des annonces et de tout le reste ! O potins ! O commère !)
Roger Peyrefitte n'a donc rien « prêté » à son moralisateur : il a tout reçu de lui.
Il est simplement regrettable qu'un autre grand écrivain qu'on aime, ait mérité, par son infatuation ou sa légèreté, de fournir la matière première, si j'ose dire, de cette lettre-là. Mais la charité et l'admiration m'inclineraient presque à les féliciter tous deux d'avoir à ce point collaboré pour un si bel ouvrage. Donc, je ne vois pas de polémique dans cette affaire.
Peyrefitte n'argumente pas, ne cherche pas à convaincre, ne démontre rien. Il montre comme au cinéma, avec une série de « flash ». C'est un documentaire choisi, artistement structuré, dans un crescendo impressionnant : des faits, des certitudes. C'est le type du pamphlet, je le répète. Ce documentaire n'est qu'une riposte ad hominem. A l'intéressé. A coup sûr, les évocations de la lettre sont parfois très dures. Il y a du Buñuel dans cet épistolier : il a la mémoire fidèle, comme le cinéaste espagnol, qui n'a pas oublié les « Vive Chiappe » d'il y a trente ans et les fait éclater minablement à la fin de son Journal dune femme de chambre. Tous les deux appellent, dans ces conjonctures extrêmes, le mot « atroce ».
Mais après tout, on a attaqué Roger Peyrefitte.
Il s'est défendu, par l'offensive « tous terrains ».
Comme l'en avertit à Blois tout un chacun ce pacifique roi Louis XII, dont la devise, autour du hérisson qu'il joignit à ses armes, proclame à l'entrée de son château : « Qui s'y frotte s'y pique. »
Pourtant ce bon Louis XII est le seul de nos rois que son Parlement appela magnifiquement : « Le Père du Peuple. » Et c'était le fils d'un poète, d'un si délicat poète.
Qu'on ne vienne pas enfin nous attendrir en citant Gilbert Cesbron : « Avoir le dernier mot, c'est souvent porter la dernière blessure : il n'y a pas de quoi être fier. »
On peut disputer sur la blessure, c'est entendu, et la légitime défense. Et sur la riposte à l'imposteur. Mais ce qui est certain, c'est que Roger Peyrefitte n'en est pas « fier » : il a dû écrire cette lettre. Il a jugé qu'il devait l'écrire, qu'il était temps que quelqu'un l'écrivît enfin. Il n'en tire aucune gloriole. Il y a des besognes à faire, parfois désagréables. Et cette riposte, ces « points sur les i », ce nettoyage brutal d'un demi-siècle « d'ombres au tableau » ne s'expliquent pas par une vocation particulièrement polémique chez lui. Je ne le pense pas. Pas plus sans doute que J'accuse pour Zola.
Je le vois beaucoup plus attentif au détail ironique, aux impondérables inquiétants, ou scabreux, à la forme et au style des êtres, que ne le sont en général les véritables polémistes, tels Léon Daudet, chaque matin, hargneux et bouillant, dans son Action française, ou Laurent Tailhade, ou Léon Bloy. Roger Peyrefitte est dénué de toute passion vengeresse contre qui que ce soit, on le sent. Aucun acharnement, même dans Les Ambassades, même contre cette très amusante Mlle Crapote. Aucun anticléricalisme dans Les Clés, ou Les Chevaliers, aucun sectarisme, aucun racisme, qu'il s'agisse des francs-maçons, des juifs, des politiciens les Pins extrémistes, de tous horizons (le mot est à la mode). Il regarde, c'est tout.
S'il s'amuse infiniment des attitudes extérieures, des lubies, des manies, et des mesquineries de tous, des combinaisons et des roueries des uns et des autres, des luttes sourdes et ouatées qui opposent les religions et les ordres religieux entre eux, les quarterons d'ambitieux, les associations d'affairistes, les vaniteux, les crétins, les mabouls, etc., il reste, dans ses jugements et dans ses convictions, d'une sagesse et d'une équité qu'on pourrait souhaiter à beaucoup ! Mais je ne veux pas remettre Anatole France en pantoufles !
Polémiste ? pas dans ce cas.
Pamphlétaire ? à coup sûr, ce jour-là, oui.
Cette ample comédie aux cent actes divers
Et dont la scène est l'univers...
Voilà, comme La Fontaine, ce qui le passionne, voilà sa joie, sa délectation. Mais son jeu d'observation est plus nerveux que celui du fabuliste. Plus engagé, si l'on peut dire, au service de son propre dilettantisme. Il est beaucoup moins passif et calme, peut-être même moins « philosophe ». Et il est bien évident que la virulence de la satire, chez lui (et au besoin, la précision du tir sur l'objectif) peuvent l'amener à frôler souvent le pamphlet, à s'approcher, semble-t-il, de la polémique.
Son gibier de choix, c'est à coup sûr les « grands », comme on disait au XVIIe siècle ! les grands personnages de telle ou telle église, des gouvernements, des milieux plus ou moins fermés et des sectes mystérieuses, les puissants, ou ceux qui veulent l'être, ou qui croient l'être, leurs agents plus ou moins empressés et sincères, c'est là qu'il enquête, scrute, lurette, vérifie, oui, vérifie.
Car il faut toujours revenir à ce goût, à cette exigence de la vérité. Qui n'a pas vu Roger Peyrefitte « vérifier » le sens exact d'un mot ancien, dans les quarante ans qui vont de la mort de Louis XIII à celle de Colbert, en compulsant avec souci son Furetière, relié de maroquin citron ! ne comprend rien à ce pamphlétaire... Qui n'a pas entendu Roger Peyrefitte exposer, devant trois cents journalistes, venus de tous horizons (encore !) et avec toute la précision clinique désirable, de quelle manière « éclata » à Castel Gandolfo le cadavre de Pie XII, ne comprend rien à ce prétendu polémiste.
Peu après la parution des Clés et des Chevaliers, en 1957, dans une pharmacie de Bagnoles-de-L’orne, la jeune femme d'un médecin du crû, qui se voulait très avertie et très au courant, comme toutes ces liseuses de Prix Goncourt (en même temps qu'excellentes paroissiennes), claironnait à la cantonade, en tourniquant sur ses talons aiguille avec la grâce, l'aisance et l'assurance que vous pouvez imaginer : « Mais enfin, toutes ces histoires qu'il raconte, ce Peyrefitte, c'est des blagues ! ce n'est pas vrai ? »
Elle attendait de la clientèle respectueuse un glapissement approbateur. Je me retenais de faire un malheur !
Excédé, j'intervins : « Mais pourquoi voulez-vous, Madame, que Peyrefitte raconte autre chose que la vérité (et j'avais terriblement martelé : « autre chose »). Ça ne l'intéresserait en aucune manière. Croyez bien au contraire que tout (et je remartelai !) est rigoureusement exact... »
Elle en resta toute coite.
La cruche n'avait pas pensé à cela !
Oui, petite Madame, il faut vous dire que beaucoup de très grands écrivains, créateurs, sont aussi, non pas « des cafards qui rapportent », mais des gens qui connaissent, qui ont vu et entendu pas mal de choses, et qui les ont comprises :
Selon que vous serez puissants ou, misérables
Les jugements de cour vous rendront blancs ou noirs.
Ainsi se tenait, devant ces bourgeois épanouis,
ce demi-siècle de servitude.
Pour la politique et pour le social, voilà, n'est-ce pas, deux bons « rapports », deux constats. Et les véritables destinataires de ces deux « lettres ouvertes » n'étaient autres que Louis XIV, pour les deux vers de La Fontaine, et Napoléon III pour l'évocation sinistre de Flaubert. Polémique ?...
Dans cette tradition méditerranéenne de ceux qui voient, avec une acuité du regard qui fait notre joie aux portraits de La Bruyère, aux commérages de Saint-Simon, en lisant Voltaire, Paul-Louis Courier ou Anatole France – et jusqu'à cet « hénaurme » de l'absurde, porté au théâtre par Alfred Jarry ! – Peyrefitte poursuit, par tempérament, par appétit de la vérité, cette « mise à nu, du haut jusques au bas » que Molière avait entreprise et que, parmi nous, dans de tout autres perspectives, pratique aussi Sartre.
Ӂ
Le débarquement au Pirée, à la veille de la seconde guerre mondiale, du quintette vauclusien, et le déjeuner à l'ambassade de France à Athènes, du neveu (non réconcilié encore avec son oncle, Président du Conseil !), sont d'une bouffonnerie qu'on peut qualifier vraiment de terrible (pour les protagonistes), ainsi que la fameuse petite sauterie de la jeunesse, à peu de temps de là, qui tourna à l'orgie et au scandale. C'était déjà La fin des ambassades dont la visite, à Versailles, du « musée du néant diplomatique », sonne le glas. Cette « friperie », commentée par ce vieux vicomte touchant et ridicule, mêle si harmonieusement le comique au féroce qu'elle écartèle le lecteur entre ces deux sentiments.
Le rinfresco, à la villa des Chevaliers de Malte sur l'Aventin, et l'irruption du motocycliste en veste de cuir, archange casqué de la guerre, qui vient la déclarer ! – la pompe funèbre déployée autour du cadavre du prince Chigi qui permet « au symbole de l'obéissance de (si bien) se transformer en symbole de l'autorité » – l'autre irruption, plus extravagante encore, du Texan (encore un !) qui se prétend chevalier de Malte et ahurit Pallavicini, mais aussitôt l'enchante, parce que le Romain y voit un nouveau moyen de confondre Spellmann ! – voilà parmi cent autres des tableaux alternés de petite histoire, alternés en douches écossaises ! – qui sont évidemment nourris de persiflage, mais non point truffés de calomnies. C'est la vérité, simplement cocasse, qui nous assaille de toute part.
Les fantaisies et caprices des originaux, des snobs et des « exilés » de Capri, au début de ce siècle, sont de la même veine, scrupuleusement historique.
Et quel panorama n'avons-nous pas alors de « ce monde en train de finir » parmi « les incantations de l'oubli » ! Tandis qu'à l'horizon, en éclairs fulgurants, surgissent Youssoupoff, Raspoutine, Lénine et Gorki, c'est toute l'Europe homosexuelle de la haute aristocratie, déjà quelque peu mêlée à la finance et à l'industrie (ô Krupp !), qui est inventoriée, du haut du belvédère de ces rochers fameux. Fresque d'histoire, ironique, prophétique parfois, mais où l'imagination n'a aucune part : seul le regard – ce regard d'une précision scientifique – et la documentation la plus rigoureuse ont fait L'Exilé de Capri.
Cependant on y rejoint la minutie artiste des Caractères et d'autre part le flamboyant baroque, mais authentique, de Salammbô, par exemple dans cette « mise en mouvement vers San Michele » du cortège de la marquise Casati, « digne de la reine de Saba ».
Prises au hasard parmi cette quinzaine de romans, ce seraient des centaines de pages qui nous feraient crier à la vérité..., à la vérité toute nue. Seulement les vérités que choisit Peyrefitte, et qu'il aime tant monter en épingle ! – sont des vérités complexes et rares. Il ne s'agit pas ici du « mélodrame où Margot a pleuré » ni de « L'assassin (qui) habite au 21 ». Et il est bien évident qu'on n'a jamais vu la marquise Casati arriver à Bagnoles-de-L’orne avec sa boule de cristal, ses lévriers poudrés de mauve, son léopard, ses perroquets, son hibou et son boa et son « arbuste de fer forgé chargé de grenades peintes en vermillon, et d'une étiquette signalant que c'était un envoi de Gabriel d'Annunzio » ! Du reste, à Capri même, les hordes cosmopolites qui s'y relaient sans arrêt, de Marina Grande à la Piazza, et vice versa, ne verront jamais plus rien de pareil. Les princesses, s'il en reste, sont vêtues comme toutes les commises de tous les Uniprix des cinq continents, d'un monokini et d'un transistor, ce qui fait à la rigueur un « deux pièces ». La vérité a changé ! Le monde entier devient uniforme et conforme : nous savons assez que c'est préoccupant. A beaucoup d'égards.
Ӂ
Petite histoire, toute petite histoire, dira-t-on. Certes. Peyrefitte n'a point entrepris de présenter et d'expliquer aux foules les grands fauves qui mènent le monde, ces maîtres très discrets des immenses empires de la métallurgie, du pétrole, du journalisme et de la publicité, qui font, eux, bien plus que les chefs d'état et les gouvernements, la grande histoire, cette grande histoire qui nous tue et nous retue. On pourra prétendre, à juste titre, que ses personnages, même chamarrés de décorations, revêtus de la pourpre, en tabliers de francs-maçons ou en uniformes d'académicien, ne sont que des fantoches au service d'intérêts qui très souvent les dépassent, et que nous ne circulons avec lui qu'à travers des microcosmes infatués de leur importance, où l'on s'agite d'autant plus qu'on est moins efficace, de ces loges maçonniques à ces dicastères et magistères romains, de ces raouts d'approximatifs aristocrates à ces antichambres du Quai d'Orsay, où deux ambassadeurs, absolument inutilisables désormais, à moitié sourds et menacés de gâtisme, se félicitent mutuellement sur l'éclat de leurs carrières ! Pas de techniciens, pas de sportifs, pas d'hommes d'action. Le pape lui-même n'y voyage pas en hélicoptère. C'est une littérature pour croulants !
Je sais bien pourtant que la jeunesse le hante... mais je m'en tiens ici au chapitre de la polémique et l'on peut voir que je ne m'en prive pas !
Pamphlets diffus..., polémiques suggérées ?... Est-ce donc tout ?
Pourtant, à côté de ces scènes, mesquines somme toute, et lilliputiennes, à côté des grandes catastrophes de notre siècle ! – mais où toujours, à Athènes comme à Rome, à Versailles comme à Capri, la vérité crépite au feu de l'ironie – car il ne s'agit pas du tout de cette ironie glacée, coupante, à la Stendhal – il y a aussi chez ce Peyrefitte polémiste et pamphlétaire de larges vues d'ensemble bien émouvantes (par leur émotion contenue, justement), des pages calmes et réfléchies. Après avoir constaté le néant de l'ancienne diplomatie et les aléas imprévisibles de la politique, il lui arrive de ne pas cacher sa pitié pour tant d'acteurs engagés par un destin aveugle, victimes de drames incompréhensibles et révoltants, depuis ce malheureux petit réfugié de Saint-Etienne-de-Chigny, qui sous le ciel si tendre de Touraine, en 1940, périt écrasé par les décombres de sa cahute, jusqu'à ce cardinal « abîmé sur un coussin rouge », et « qui devait prier pour les évêques arrêtés dans la nuit », en cette messe épouvantable de tristesse, organisée en 1944 à Notre-Dame par la Croix-Rouge, dont le prédicateur dominicain, surgi de la pénombre, parut d'abord ignoble, puis soudain sublime.. Est-ce ici du simple persiflage ? ou n'est-ce pas plutôt la polémique intérieure d'un homme, attaché par le cœur à sa nation, et que l'angoisse étreint ?
Là non plus, il n'a rien « inventé » ! Il n'a même pas eu à chercher « le petit fait vrai », le petit fait terrible : il a comme tout le monde participé à un drame immense.
Lorsqu'on le rapproche de ses prédécesseurs illustres (et je crois qu'il faut le faire : La Bruyère, Saint-Simon, Voltaire ou France) il apparaît bientôt une différence capitale : c'est que profondément mêlé aux bouleversements et aux tragédies de notre siècle, il a été, comme nous tous, sensibilisé (ainsi qu'on dit aujourd'hui) à tous ces heurts que la vie nous offre un peu trop continuellement. Et il y a en lui, sinon du révolté, ou de l'écorché, du moins une attention toujours en alerte, qui guette les nouvelles brimades possibles de ce monde où il nous est donné d'évoluer. Il garde le sourire, il affecte même, peut-être, la joie de vivre, à condition de la scruter toujours, cette agitation de la vie, en ses énigmes sans cesse renaissantes. Mais son stylo est là, il l'a en main, et il est prêt... à la polémique mesurée – qu'il ne faut pas confondre avec le pamphlet nécessaire.
C'est ce souci de contribuer, si possible, à éclairer l'opinion qui nous vaut, au cours de ses romans, ces plaidoyers si fréquents, en faveur de cette liberté dont Arcadie s'efforce d'expliquer qu'elle n'a rien d'hostile, ni pour l'ordre moral, ni pour l'ordre social.
Roger Peyrefitte a ce souci, chaque fois que l'occasion s'en présente, d'évoquer un avenir qui accepterait, dans nos sociétés aussi, et sans sourciller, ce que la nature suggère à telles ou telles minorités, malgré les curieux interdits qui, çà et là, frappent leur vie sexuelle.
Il ne craint pas, souvent, de démystifier ces condamnations morales, mais il le fait toujours en référence à de larges constatations historiques, en évoquant au besoin telles euphories homosexuelles dont les contemporains n'ont point eu à se plaindre. Il traite de ces sujets, dans le ton d'une conversation « d'honnête homme » qui cette fois-ci, ni ne persifle, ni ne dénonce, mais tout simplement montre la vérité des choses, et travaille « sous les fourches caudines de notre société » à faire circuler plus d'air et plus de lumière.
C'est de cette « polémique » apaisée et souriante que d'autres nous entretiennent ici même.
On peut se douter, certes, à quel point j'apprécie cette polémique-là, bien sûr !
Mais je voudrais qu'on sache aussi que – si tel n'était pas le point de vue de Peyrefitte – et même s'il n'avait pas écrit Les Amitiés particulières, ce chef-d'œuvre ! – je célébrerais encore son œuvre, sinon impressionnante et comparable à celle de ces créateurs géants que sont les Balzac ou les Dostoïevski, mais comme un des miroirs les plus précieux et les plus fidèles de certains groupes sociaux, attardés en notre XXe siècle – encore assez vivants et remuants, pour nous amuser beaucoup... et ahurir les générations futures.
Œuvre d'un chroniqueur éblouissant – d'un historien même, parfois, d'un analyste, toujours impitoyable et toujours généreux, des mœurs européennes durant un bon demi-siècle, de Pie X à Pie XII, et de Victoria... au nouvel Israël.
Et si même on se refusait à tout prix – il faut toujours compter avec les envieux et les fous – à lui reconnaître le style, le charme et le talent, il resterait indéniablement comme un documentaliste, un collectionneur de « flash », qu'il a recueillis, par constellations entières – un archiviste impeccable « de l'instant » (1).
Sous les bouffées du confetti et dans l'inextricable entrelacs des serpentins, il a su photographier les profils délicieux ou grotesques du carnaval humain – tel Schumann.
La Bruyère ? Breughel ? Hogarth ? Daumier ? – Peyrefitte !
(1) C'est ce qui explique, dans l'intérêt du catholicisme, la dernière décision heureuse de Pie XII, peu avant sa mort : l'abandon de ce Procès en diffamation qui allait s'ouvrir à Rome ! à propos des Clés de saint Pierre.
Arcadie n°130, Pierre Nédra (André Gaillard), octobre 1964