Romain Rolland et l'amitié par Marc Daniel
Notre ami Jacques Fréville me pardonnera, je l'espère, de marcher pour une fois sur ses brisées, et de chercher, dans une œuvre littéraire, proche de nous – et en même temps bien lointaine ! – non pas une « Leçon de sagesse », je n'ai pas cette ambition, mais un peu de lumière sur une certaine conception de l'Amitié.
Je veux parler de Romain Rolland, et plus singulièrement de Jean Christophe. L'espèce de désaffection qu'éprouve le grand public d'aujourd'hui pour cette œuvre puissante (désaffection à laquelle la récente édition de Jean Christophe en « Livre de Poche » remédiera peut-être) ne doit pas nous faire oublier le succès immense et l'influence considérable qu'elle exerça en son temps, ni le rôle quasi-prophétique joué par Romain Rolland dans l' « entre deux guerres ». Patriarche de la non-violence, porte-parole d'un certain spiritualisme laïque, précurseur de l'unité européenne, Romain Rolland, vers 1920-1930, ne laissait personne indifférent; on l'admirait ou on le méprisait, on l'acclamait ou on le haïssait. L'on saluait en lui le Prix Nobel de 1915 ou on lui crachait à la figure comme auteur d'Au-Dessus de la Mêlée ; en tout cas, dans un sens ou dans l'autre, son message était passionnément accueilli, et au premier rang de ses œuvres, Jean Christophe, qui fut un des bréviaires de la jeunesse environ 1910.
Hâtons-nous de dire (nous y reviendrons plus loin) qu'il ne faut chercher, dans l'abondante production de Romain Rolland, rien qui ressemble, de près ou de loin, à une apologie de l'homosexualité, et même que les rares allusions précises qui y sont faites sont sur le ton de la condamnation et du mépris. Mais un lecteur homophile ne peut pas manquer d'être frappé par la fréquence et l'insistance du retour, dans son œuvre, d'un thème qui y revêt une ampleur inusitée : celui de l'Amitié.
Je sais bien : l'amitié est une chose, l'homosexualité en est une autre ; il serait absurde de commenter un écrivain dans Arcadie, revue consacrée à la défense et illustration de l'homophilie, uniquement parce qu'il a écrit sur l'amitié.
Mais qui peut affirmer, à partir d'une certaine intensité dans l'amitié, que rien d'amoureux ne s'y mêle ? Qui peut nier que La Boétie ait tenu, dans la vie de Montaigne, une plus grande place que toutes les femmes qu'il a pu connaître, sans pour autant qu'il y ait eu entre La Boétie et lui jouissance physique partagée ? Je crois que dès lors qu'une amitié masculine occupe le premier rang du cœur et de l'esprit d'un homme, reléguant au deuxième plan les sentiments qu'il éprouve pour les femmes, on peut raisonnablement admettre qu'il s'agit de plus qu'une amitié, même si aucun élément sexuel n'y intervient consciemment. C'est bien, précisément, ce qu'on a voulu exprimer, en utilisant, dans cette revue, le mot « homophilie » là où le mot « homosexualité » eût été inadéquat parce que de sens trop restreint : l'amour ne s'épanouit pas uniquement sur le plan physique, et il faut beaucoup de timidité et de paresse d'esprit pour refuser de le reconnaître parfois sous les apparences anodines de l'amitié. Ce n'est pas par hasard que l'un et l'autre ont la même racine sémantique : amare, aimer.
Or c'est ici que nous retrouvons Romain Rolland et Jean Christophe. Car Jean Christophe, ce musicien allemand de style beethovenien qui est le héros du grand roman cyclique auquel il donne son nom, connaît le plein épanouissement de sa personnalité, non pas dans l'amour d'une femme, mais dans l'amitié du Français Olivier ; l'épisode où est racontée cette amitié, et qui s'intitule « Dans la Maison », constitue le cœur psychologique et philosophique de l'œuvre.
Au fait, est-ce bien réellement d'amitié qu'il faut parler ? Le Destin a préparé de longue date la rencontre de Jean Christophe et d'Olivier ; avant même qu'ils ne se connaissent, un lien secret existe entre eux, celui d'Antoinette, la sœur bien-aimée d'Olivier, silencieusement amoureuse de Jean Christophe, qui meurt avant de voir réalisées les ambitions qu'elle a conçues pour son frère. Son ombre plane, invisible, sur la rencontre des deux jeunes hommes ; et c'est, au plein sens du terme, un coup de foudre pour tous les deux.
Quel lyrisme amoureux peut surpasser l'effusion de Jean Christophe, rentré chez lui après la rencontre d'Olivier ?
« J'ai un ami ! Douceur d'avoir trouvé une âme au se blottir au milieu de la tourmente, un abri tendre et sûr où l'on respire enfin, attendant que s'apaisent les battements d'un cœur haletant ! N'être plus seul, ne devoir plus rester, armé toujours, les yeux toujours ouverts et brûlés par les veilles, jusqu'à ce que la fatigue vous livre à l'ennui ! Avoir le cher compagnon entre les mains duquel on a remis tout son être, qui a remis en vos mains tout son être !... J'ai un ami ! Loin de moi, près de moi; toujours en moi. Je l'ai, je suis à lui. Mon ami m'aime. Mon ami m'a. L'amour a nos âmes en une âme mêlées... »
Pour Jean Christophe, Olivier apporte d'un seul coup un changement complet d'existence. Ils s'installent ensemble, partagent les moindres moments de leur vie ; Jean Christophe chante, rit, danse comme un adolescent fou, « la tête ivre » – ivre de bonheur et de joie de vivre avec l'Ami. « Quelle différence y a-t-il entre cela et l'amour ? » se demande-t-il, dans un effort de lucidité.
« Instinctivement, il s'était mis à penser bas, comme s'il avait eu honte. Il haussa les épaules. Il n'y a pas deux façons d'aimer... Ou plutôt si, il y en a deux : il y a la façon de ceux qui aiment avec tout eux-mêmes, et la façon de ceux qui ne donnent à l'amour qu'une part de leur superflu. Dieu me préserve de cette ladrerie de cœur! » Il s'arrêta de penser, par une pudeur à poursuivre plus avant. Longtemps, il resta à sourire à son rêve intérieur. Son cœur chantait dans le silence :
— Du bist mein, und nun ist das Meine meiner als jemals... ("Tu es à moi, et maintenant je suis à moi comme je ne l'ai jamais été.")
Il prit une feuille, et, tranquille, écrivit ce que son cœur chantait. »
Et quelles résonances arcadiennes dans cette simple phrase par laquelle Romain Rolland évoque la vie de Jean Christophe et d'Olivier durant « la lune de miel de leur amitié » :
« Alors commença pour eux une période de bonheur absolu..., ces premiers temps de jubilation profonde et muette que connaît seul « celui qui peut, dans l'univers, nommer une âme sienne ! »
Je ne citerai pas tout le passage – car il faut bien dire que parmi les qualités littéraires de Romain Rolland, ne figurait à aucun degré la concision ; mais, tout en reconnaissant qu'aucun contact physique entre les deux amis n'est soupçonnable dans le livre, je ne puis m'empêcher de trouver un arrière-plan troublant à cette phrase :
« Ils étaient bien différents l'un de l'autre, mais tous deux d'un pur métal. Ils s'aimaient parce qu'ils étaient si différents, tout en étant le même. »
L'ami fort et l'ami faible, l'ami énergique et l'ami tendre, l'ami brun et l'ami blond, l'ami plus jeune et l'ami moins jeune..., n'est-ce pas la définition même de l'amour arcadien, « s'aimer parce qu'on est différent, tout en étant le même ? »
Quoi qu'il en soit, Romain Rolland a voulu, de la façon la plus explicite et la plus solennelle, marquer que cette amitié constituait le sommet de la vie de Jean Christophe ; même si, par la suite, elle se dilue quelque peu dans les discussions littéraires, artistiques et politiques, même si elle s'effrite lorsque Olivier tombe amoureux d'une jeune fille, Jacqueline, et l'épouse (la « femme intruse » bien connue des homophiles), elle demeurera, jusqu'au bout, marquée du signe sous lequel l'a placé le patronage quasi-mystique d'Antoinette. Et la mort tragique d'Olivier plongera Jean Christophe dans une crise sentimentale et psychologique d'où il sortira, à proprement parler, un autre homme.
Du reste, ce qui rend encore plus lourd de signification, dans la vaste épopée de Jean Christophe, cet épisode central, c'est qu'il a eu une sorte de préfiguration dans la jeunesse du musicien – l'amitié d'Otto. Et dans le cas d'Otto, les implications homosexuelles ne sont même pas sous-jacentes : elles sont exprimées formellement.
L'histoire d'Otto constitue le milieu de l'épisode intitulée Le Matin – le second de Jean Christophe. Elle se situe vers la quinzième année de Jean Christophe, au moment où il est encore sous le coup de la mort du grand-père, l'ami et le confident de ses années d'enfance. La rencontre qu'il fait, au cours d'une promenade, d'un jeune garçon de son âge – « un blondin aux joues roses et rebondies, avec une raie bien sage sur le côté de la tête et une ombre de duvet à la lèvre » – se produit donc à point nommé pour combler, dans son âme, un immense besoin d'aimer. Et comme il se trouve que le jeune Otto est un grand admirateur du talent musical de Jean Christophe, celui-ci se laisse séduire du premier coup. Lorsque, dans le silence du soir qui descend sur les bois de sapins, ils se jurent réciproquement amitié, émus jusqu'au tremblement, quelque chose en eux s'émeut qu'ils désirent et redoutent à la fois :
« ils se serrèrent la main ; leur cœur palpitait. Ils osaient à peine se regarder. Après un moment, ils se mirent en marche. Ils étaient à quelques pas l'un de l'autre, et ils ne se dirent plus rien jusqu'à la lisière du bois : ils avaient peur d'eux-mêmes et de leur mystérieux émoi ; ils allaient très vite et ne s'arrêtèrent plus, qu'ils ne fussent sortis de l'ombre des arbres. Là, ils se rassurèrent et se reprirent la main. Ils admiraient le soir limpide qui tombait et ils parlaient par mots entrecoupés... Ils n'éprouvaient le besoin, ni de parler, ni même de se regarder : ils étaient l'un près de l'autre... »
La délicatesse d'une telle page préfigure, près d'un demi-siècle à l'avance, le Roger Peyrefitte des Amitiés Particulières. Et en effet, c'est bien d'une « amitié particulière » qu'il s'agit. Le jeune Jean Christophe, avec son exaltation naturelle, « pleure de joie » en recevant, dès le lendemain de leur rencontre, la première lettre de son ami. « Hier », écrit-il aussitôt, « hier 'ai été heureux, heureux ! pour la première fois de ma vie ». N'est-ce pas là un élan tout arcadien ? Romain Rolland en convient lui-même : « Il le couvait des yeux comme un amoureux. Et à vrai dire, il était amoureux. »
Faut-il plus de précision encore ?
En voici :
« Par instants, quand ils étaient ensemble, Christophe était pris d'un trouble étrange – le même qui l'avait étreint, le premier jour de leur amitié, dans le bois de sapins ; des bouffées lui montaient à la face, lui mettaient le sang aux joues. Il avait peur. D'un accord instinctif, les deux enfants s'écartaient craintivement l'un de l'autre, se fuyaient, restaient en arrière, en avant, sur la route ; ils feignaient d'être occupés à chercher des mûres dans les buissons ; et ils ne savaient pas ce qui les inquiétait. »
Les choses n'iront pas plus loin entre Otto et Christophe ; l'auteur n'avait, de toute évidence, voulu cet épisode que pour préparer le suivant – Minna, le premier amour féminin du jeune héros – et pour annoncer lointainement l'épisode d'Olivier ; mais en ces quelques pages intitulées Otto s'inscrit, discrètement, un petit chef-d'œuvre d'analyse d'un amour d'adolescents.
Pourtant, l'amitié d'Otto et de Jean Christophe finit mal. Lorsque, éclairé par des commérages et des chuchotements, Jean Christophe comprend quelle interprétation en donnent certains habitants de la petite ville, il la rompt avec horreur :
« A quinze ans... il était resté étrangement naïf. Sa pureté naturelle et son travail sans trêve l'avaient tenu à l'abri. Jamais il n'eût imaginé de lui-même ces infamies; et maintenant que l'idée en était entrée en lui, toute sa joie d'aimer et d'être aimé était gâtée. Non seulement son amitié pour Otto, mais toute amitié était empoisonnée. »
Du jour où ce soupçon a terni la pureté du sentiment qu'il éprouvait, c'en est fini : Jean Christophe ne reverra plus Otto.
C'est donc, en dépit d'une ferveur sentimentale indéniable, la plus absolue chasteté qui doit marquer de son sceau dans l'esprit de Romain Rolland, l'amitié amoureuse entre garçons et, à plus forte raison, entre hommes. Est-ce là, de la part de l'écrivain, concession de façade aux préjugés de sa classe sociale et de son temps, ou bien cette attitude répond-elle à sa conviction profonde ?
La réponse à cette question se trouve, je crois, dans le long et vigoureux épisode intitulé La Foire sur la place, où Romain Rolland a exhalé, avec une violence nerveuse de pamphlétaire, son dégoût pour les mœurs (littéraires et autres) de l'intelligentsia décadente de l'époque 1900 où il vivait. Sans doute, il ne parle pas explicitement de l'inversion sexuelle ; mais nous savons – par Jean Lorrain, par Jean Lombard, par le comte de Montesquiou, par Proust ! –quelle place elle tenait, sous ses formes les plus névrosées, dans la galerie des perversions « fin de siècle ». Pour quiconque n'en pénétrait pas les secrets, l'inversion, en cette époque 1900, constituait un des pires aspects de la façon de vivre « Modern Style » – contre quoi le probe et honnête Romain Rolland luttait et s'insurgeait de toutes ses forces. Dans l'épisode d'Otto, c'est bien le point de vue de Jean Christophe qui traduit la réaction sincère de l'auteur : l'amitié entre deux garçons, oui ! mais à partir du moment où elle se « salit » – entendons : où elle vire à l'inversion – halte : la Nature veille à ne pas se laisser outrager.
Que je n'exagère pas la répulsion instinctive de Romain Rolland envers l'inversion telle qu'il la connaissait autour de lui, la preuve en est fournie par l'éloquence frémissante avec laquelle il cloue au pilori cette plaie du théâtre 1900 : les travestis (à propos de la représentation ridicule donnée par une troupe française en tournée en Allemagne, où une femme – telle Sarah Bernhardt – joue le rôle d'Hamlet) :
« Christophe ne décolérait pas... Il haïssait tout ce qui fausse la nature. Il aimait qu'une femme fût une femme, et un homme un homme (la chose n'est pas commune, aujourd'hui) ... Faire d'Hamlet un eunuque, ou un louche androgyne, il fallait toute la veulerie du temps et la niaiserie de la critique pour que cette dégoûtante sottise pût être tolérée, un seul jour, sans sifflets. »
Curieuse page, d'où une certaine hostilité à la femme en tant que telle n'est pas absente, mais qui, finalement, est une profession de foi en faveur de la Nature – de la Nature telle que Romain Rolland se la figurait lorsqu'il écrivait ces lignes (en 1905-1906), avec des sexes bien différenciés, femmes d'un côté, hommes de l'autre...
Il est vrai qu'en 1910-1911, lorsqu'il écrira Le Buisson, ardent – avant dernier épisode de Jean Christophe – il aura réfléchi plus longuement au problème, et il écrira :
« Si nous disions le centième des rêves que fait un honnête homme, ou des étranges ardeurs qui passent dans le corps d'une femme chaste, on crierait au scandale. Silence aux monstres ! Fermons la grille ; mais sachons qu'ils existent... »
Attitude, à notre goût, bien timorée et bien peu réaliste ; mais lucidité, du moins, dont il y a lieu de faire honneur à Romain Rolland.
Est-ce à dire que, ces « monstres » – entendons par là : ces instincts non conformes à l'idée traditionnelle de la sexualité classique – Romain Rolland les ait reconnus en lui-même ? En d'autres termes, la place éminente, presque paradoxale, qu'il réserve dans son œuvre à l'amitié masculine, correspond-elle à une tendance – avouée ou secrète – de sa propre nature ?
Question délicate entre toutes que celle-là. Son biographe J. B. Barrère reconnaît qu'il entoura toujours sa vie privée d'une « extrême discrétion » ; et nous sommes encore beaucoup trop proches de lui pour que les indiscrétions de ceux qui l'ont connu aient eu le temps de transpirer. Nous savons qu'il fut marié deux fois, que son premier mariage fut un échec et se termina par un divorce en 1901, que sa plus intime amitié féminine fut celle de Malwida von Meysenburg, âgée de soixante-treize ans lorsqu'il la connut, qu'il fut, à l'Ecole Normale Supérieure, intimement lié avec son condisciple Georges Mille, dont la mort en 1888 « laissa en lui une blessure profonde ».
Est-ce à dire que la fervente amitié-amour de Jean Christophe et d'Olivier soit celle, de Romain Rolland et de Georges Mille ? Peut-être, en partie du moins ; il faut aussi songer à l'amitié éprouvée plus tard par l'écrivain pour l'esthète André Suarès (amitié d'une « qualité exquise », toute « imprégnée de tendresse »), pour Louis Gillet aussi...
Mais l'amour – l'amour tout court, l'amour qui pousse une chair vers une autre chair en même temps qu'un cœur vers un autre cœur ? Certains ennemis de Romain Rolland chuchotaient qu'il en était, physiquement, incapable (le fait est qu'il n'eut jamais d'enfants, bien qu'on lui connaisse plusieurs liaisons féminines) et ses amis même devaient reconnaître qu'il n'avait rien d'un « insatiable coureur de femmes ».
Est-ce là tout ? devons-nous nous en tenir là, ou pouvons-nous oser aller un peu plus loin ? Un beau et significatif passage de la Vie de Michel-Ange – cette « biographie héroïque » où Romain Rolland mit beaucoup de lui-même – peut, me semble-t-il, nous servir ici de guide.
Il y est question de l'amour (oui, le mot y est en toutes lettres : c'est même le titre du chapitre), de l'amour de Michel-Ange pour Tommaso de Cavalieri.
« Cet amour n'avait presque plus rien d'égoïste et de sensuel. Ce fut l'adoration mystique de la beauté... L'amour de Michel-Ange pour Tommaso de Cavalieri est bien fait pour déconcerter la moyenne des esprits – honnêtes ou malhonnêtes. Même dans l'Italie de la fin de la Renaissance il risquait de provoquer des interprétations fâcheuses... Nulle âme ne fut plus pure que Michel-Ange. Nulle n'eut de l'amour une conception plus religieuse. »
Plus loin, Romain Rolland insiste :
« Certes, cette adoration de la beauté n'avait rien que d'honnête, mais le sphinx de cet amour ardent et trouble, et chaste malgré tout, ne laissait point d'être inquiétant. »
Inquiétant ! Ne serait-ce pas, en définitive, ce mot qui nous livrerait le secret de l'attitude de Romain Rolland face à ce « sphinx » de l'Amitié – ou plutôt de cet « amour qui n'ose pas dire son nom » ?
Inquiétante, oui, pour le moraliste qu'était l'écrivain bourguignon – lui, si profondément enraciné dans la France traditionnelle, encore qu'il eût très tôt rompu les amarres qui le retenaient dans la foi chrétienne – combien inquiétante, l'intensité du sentiment qui lui faisait préférer la compagnie de ses amis à celle de ses maîtresses !
Chaste dans ses amitiés, à coup sûr il le fut, et nous pouvons même admettre qu'il n'eut aucune peine à l'être, et peut-être aucune impulsion à ne l'être pas. Mais il était chaste aussi avec les femmes...
Pour moi, je reste persuadé que s'il eût, assez tôt, connu tout ce que Gide a apporté de lumière, il eût, sinon adhéré pleinement à l'Eglise. Corydonienne, du moins dépouillé bien des préjugés face au problème des amitiés amoureuses masculines.
Qu'il ait frémi d'honneur et de dégoût devant les Charles de la « Belle Epoque », devant les Montesquiou et les Jean Lorrain, devant l'image que les invertis de son temps donnaient d'eux-mêmes, quoi d'étonnant ? Ces malheureux, qui cultivaient la « contre-nature » comme un raffinement et le déséquilibre comme une élégance, nous donnent encore la nausée – nuancée de pitié, car après tout ils furent nos frères et ils souffrirent – après un demi-siècle écoulé.
Mais il lui a manqué de reconnaître que l'amour entre hommes, même sur le plan physique, peut s'accomplir et s'épanouir dans le respect absolu de la Nature, dans la dignité et dans la noblesse. S'il l'eût compris, qui sait s'il ne fût pas allé jusqu'au bout de son penchant et s'il n'eût pas fait de Jean Christophe l'amant, dans tous les sens du terme, d'Olivier ? Il est dommage qu'une certaine timidité et un certain manque de lucidité l'aient arrêté à mi-chemin ; et sa punition, c'est que ce n'est pas lui, mais sa contemporaine et compatriote,
« Mâle amitié, sentiment insondable ! Pourquoi le plaisir amoureux serait-il le seul sanglot d'exaltation qui te fût interdit ? »
Arcadie n°106, Marc Daniel (Michel Duchein), octobre 1982