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Les romans policiers et l'Arcadie (1958) par Marc Daniel

Publié le par Jean-Yves Alt

Le roman policier offre à l'historien des mœurs et des goûts une matière d'une incomparable richesse, depuis que dure sa vogue, c'est-à-dire depuis une cinquantaine d'années. Car, depuis les subtilités assez « fin de siècle » de Conan Doyle jusqu'aux brutales mitraillades de Mickey Spillane, on peut affirmer que ce genre littéraire a reflété fidèlement toutes les tendances du public, toutes les préoccupations de l'actualité, toute l'évolution de la société et de la vie quotidienne.

Il existe même, en fait, une infinie variété de romans policiers correspondant à diverses classes de lecteurs, et qui à elle seule permettrait à l'observateur attentif d'esquisser un tableau des goûts littéraires contemporains ; c'est ainsi qu'après le roman policier « à la Edgar Poe », basé sur l'élucidation d'un mystère par les facultés logiques exceptionnelles d'un cerveau génial – à mettre en parallèle avec la recherche du bizarre, de l'insolite et du quintessencié qui caractérise, aux environs de 1900, aussi bien un Huysmans qu'un Jean Lorrain – nous trouverons, après la guerre de 1914-1918, un grand nombre de romans policiers d'espionnage (la vogue en dure encore, grâce à la permanence dans le public du goût « tricolore », voire « cocardier », et à la faveur avec laquelle sont toujours accueillis les récits de guerre) ; nous trouverons aussi, traditionnellement appréciés d'un vaste public en majeure partie composé d'intellectuels, les romans policiers dits « classiques », dont Agathe Christie et Erle Stanley Gardner sont aujourd'hui les représentants les plus triomphaux ; avec la littérature « d'atmosphère » et la littérature « exotique » qui fleurissent l'une et l'autre dans les années 30, apparaissent les romans policiers de Simenon et de F. R. Falk – brumes, sirènes, cargos clandestins et ports des Tropiques – ; survient la guerre de 1939-1945 : en même temps que Sartre et Kafka plongent le monde dans l'absurde et la violence, Peter Cheyney, Dashiel Hammett, James Hadley Chase y entraînent le roman policier. Aux Etats-Unis, la psychanalyse est à la mode : elle déborde dans le roman policier, auquel Margaret Millar l'incorpore : l'Anglaise Agatha Christie elle-même, le Français Michel Lebrun, l'Allemand Max Ehrlich, bien d'autres, ne dédaignent pas d'y recourir. L'Angleterre est le pays de l'humour : Linda Grierson, Nicolas Bentley, parmi plusieurs, se spécialisent dans le roman policier humoristique, ce qui, à priori, est assez inattendu. Il n'est pas jusqu'à la littérature « marie-chantalesque » – potins de la Commère, mondanités et rosseries – genre essentiellement français, qui ne trouve sa place dans le vaste domaine du roman policier grâce à Maurice-Bernard Endrèbe.

Bien entendu, sur ces canevas généraux toutes les broderies sont possibles, et il y en a pour tous les goûts : romans policiers érudits (Dilwyn Rees, E.-C. Bentley), prêchi-prêchants (Henry Catalan), fantomatiques et baignés de lune dans les châteaux d'Ecosse ou des maisons réputées hantées (Dickson Carr, alias Carter Dickson, etc.), historiques (Frédéric Hoé), etc., etc.

Il est donc intéressant de rechercher, dans les romans policiers, les allusions plus ou moins précises à l'homosexualité, car on peut être assuré que ces allusions traduisent fidèlement l'opinion courante du milieu de lecteurs auxquels ils s'adressent. Malheureusement, l'extrême prolifération de ces sortes d'ouvrages (chaque mois les revues spécialisées en recensent une trentaine rien que pour la France) rend très difficile leur dépouillement systématique ; seuls les critiques attitrés de certaines publications, telles que Mystère-Magazine, peuvent se vanter de lire tout ce qui paraît dans ce domaine ; et, malheureusement pour notre étude, ils ne signalent pas, ou rarement, dans leurs comptes rendus, les éléments « arcadiens ».

Autant que je puisse m'en rendre compte par ma propre expérience – je lis environ quatre à six romans policiers par mois : cette précision est nécessaire pour délimiter l'étendue de mon enquête (Je dois notamment avouer qu'à part F. R. Falk, j'ignore entièrement le roman policier allemand, fort riche, paraît-il.) – un quinzième ou un vingtième à peine de ces ouvrages contient une allusion, même fugitive, à l'homosexualité.

Cela prouve que, dans leur ensemble, les auteurs ne sont pas assez sûrs des réactions de leurs lecteurs face à cette question : pour la même raison, ils évitent en général les prises de position politiques, confessionnelles, philosophiques trop précises. Les Arcadiens ont d'ailleurs tout lieu de se féliciter de cette attitude, car il vaut toujours mieux que le public ne soit pas habitué à considérer l'homosexualité comme liée à une atmosphère criminelle : les personnages des romans policiers sont rarement des êtres tout à fait « ordinaires » évoluant dans un milieu « ordinaire », et l'opinion courante n'a que trop tendance à confondre le non-conformisme sexuel avec la délinquance.

Grosso modo, les attitudes adoptées par les auteurs de romans policiers récents face à l'homosexualité, lorsqu'ils en parlent, se réduisent à quatre : le mépris cinglant, traditionnel – le rire amusé et moqueur – le désir de compréhension sous l'angle de la psychanalyse, voire de la psychiatrie – enfin le libéralisme, sinon la sympathie, qu'on n'oserait afficher de peur de choquer les lecteurs.

Le peu que je connaisse des romans policiers « durs » ou « noirs », genre Mickey Spillane et Dashiell Hammett, ressortit à la première de ces catégories lorsqu'il y est fait allusion aux « pédés », aux « tantouzes », etc.

En voici un exemple, tiré de Sucrez-les au miel (Cure it with honey) de Thurston Scott (En français aux Presses de la Cité, collection Un Mystère. Copyright français 1952), roman d' « action » à prétentions psychanalytiques, très américain, qui se déroule dans le milieu des « pachucos », pègre d'origine mexicaine qui peuple les bas quartiers de Los Angeles, San Francisco et autres villes de l'Ouest des Etats-Unis. Le héros du livre est un psychanalyste du pénitencier de San Quentin, qui est censé raconter l'histoire. Conway (un jeune prisonnier du pénitencier, condamné pour vol à main armée) s'assit sur le canapé (du cabinet médical de la prison) et s'étira :

« On n'y est pas si mal, vous savez, toubib. Le tout, c'est de s'y faire. On serait même très bien s'il n'y avait pas les gaffes et ces salauds de Pachucos.

— Ne tire pas sur tes frères, Conway !

— Oh, là là ! Ces Pachucos, grogna-t-il, on croirait des gonzesses, à les voir se baguenauder en tortillant des fesses ! Ils nous rendent fous !<

— Ce n'est pas une raison pour les haïr.

— C'est plus vachard que ça, toubib. Tous ces putains de Pachucos se croient tellement au-dessus de nous ! Ils sont même pas des blancs, ces salauds !

J'éclatai de rire :

— Qu'est-ce qui te prend ? Tu viens juste de te rendre compte qu'un Pachuco ne se laisse pas transformer en chochotte ? Tu parles comme si tu en pinçais pour eux sans vouloir te l'avouer !

Il me regarda et sourit en coin :

Vous le savez bien, toubib, ce que je suis. Quand j'ai pas eu de fille pendant un moment, je crache pas sur un petit jeunot. Je m'en cache pas. Mais quand on veut être gentil avec un Pachuco et qu'on lui offre des sucreries, il vous sort un couteau on ne sait d'où... »

L'homosexualité n'apparaît ici que sous sa forme la plus brutale et la plus élémentaire : le « petit jeunot » considéré comme un succédané de femme par un prisonnier ; la sympathie de l'auteur est acquise, entre les lignes, à ce dernier. Mais quel changement de ton lorsqu'il est question des « pédés », des vrais homosexuels !

« Ma première année (c'est toujours Conway qui parle), la première fois que je me suis trouvé à côté d'un pédé, je ne savais plus où me fourrer et j'avais qu'une envie : cavaler presto. Maintenant je suis habitué... »

Ou encore ce passage, dans lequel le médecin parle à son ami Douglas, délégué à la surveillance des libérés conditionnels :

« Doug, dis-je enfin, j'ai une histoire qui t'intéressera. Avant-hier, un petit gars entre dans mon bureau, l'air inquiet. Il avait besoin de mes conseils : un gros taulard à perpète lui avait offert des bonbons et des biscuits poivrés, quelques jours auparavant. Et ce jour-là le vieux s'était approché de lui et lui avait dit : "Viens, petit, j'ai quelque chose pour toi : c'est dans ma poche." Alors le petit gars a mis sa main dans la poche du sagouin. Tu devines la suite, bien sûr : oui, il n'y avait pas de poche. »

Le lecteur de Sucrez-les au miel aura donc l'impression que les « pédés » sont des « sagouins » qui tentent de séduire grossièrement leurs jeunes codétenus et sont dignes de moins d'estime que les Pachucos criminels, ces derniers victimes de conditions sociales inhumaines...

Mon ami Serge Talbot remarquait, ici même, voici un an (dans Arcadie, n°33, septembre 1956, pp. 51-53, à propos de La jument perdue, de Georges Simenon), combien Simenon, si grand par ailleurs, ignorait le problème – les problèmes – de l'homosexualité. C'est que cet écrivain, d'une si étonnante fécondité, est et reste l'homme d'un certain nombre de clichés – quais noyés de brume, petites villes de province aux haines rapaces et tenaces, psychologies frustes de gens des Flandres et des terres lourdes, psychoses des Européens vivant sous les climats tropicaux – mais demeure inapte à étendre son champ de vision au-delà de ces quelques décors : c'est pourquoi, en définitive, son œuvre, numériquement énorme, n'occupe dans la littérature contemporaine qu'une petite place, tandis que celle de Proust, par exemple, bien que bornée à quelques volumes, atteint les dimensions de l'humanité entière. Les rares homosexuels qui apparaissent dans les romans de Simenon sont de pâles « tapettes » de Pigalle ou de la Place Clichy, veules prostitués, qui n'appellent ni la sympathie de l'auteur, ni celle des lecteurs, ni la nôtre.

Depuis une trentaine d'années au moins, le non-conformisme sexuel n'attire plus, dans les milieux de « bourgeoisie cultivée » la fureur et l'anathème, mais – forme plus subtile de malédiction – le ricanement et le haussement d'épaules, et la plaisanterie toute faite. La comédie dite « de boulevard », celle dont Jean de Létraz était naguère encore le pâle Molière et l'incolore Marivaux, fait grande consommation d'homosexuels stéréotypés – blonds, minces, efféminés, le cheveu flou, la démarche ondoyante, la voix haut perchée, l'ongle parfois carminé et la taille cintrée.

Les auteurs de romans policiers du même style introduisent volontiers ce genre de personnages dans leurs intrigues, mais toujours à titre de comparses : leurs passions, leurs sentiments, leurs vices mêmes, ne sauraient constituer le cœur de l'intrigue policière : ils ne sont là que comme « épices ».

Ainsi un roman policier situé dans les milieux de la danse, de la haute couture, de la haute mode, ne saurait pour ainsi dire se passer d'un « homme-femme », souvent spirituel, parfois subtil, rarement pathétique, jamais pris au sérieux.

Caryl Brahms et S. J. Simon, co-auteurs de La Balle dans le Ballet (Bullet in the Ballet) (En français aux éditions du Portulan, Collection La Mauvaise Chance. Copyright français 1947), ont adopté, pour raconter l'assassinat d'un danseur russe en pleine représentation de Petrouchka, un ton humoristique très anglais : le théâtre s'appelle le « Collodium » (une des grandes scènes de Londres est le « Palladium »), le maestro porte le nom de « Volti-Subito », et le directeur de la salle est Mr. Saintly (« Saint »). C'est dire que l'homosexualité d'un certain nombre des héros, y compris la victime, est traitée sur le mode léger :

« Que Pavel n'aimât pas les femmes ne regardait que lui ; qu'il eût aimé Anton Palook n'avait plus aucune importance ; mais qu'il prétendît danser « le Train Bleu  » mieux que Dolin, ça c'était intolérable. »

Réactions du secrétaire anglais :

« Moi, dit Arenskaya (la maîtresse de ballet), je raconterai avec quelle habileté je séduisis Anton voici dix ans.

— Pfft ! dit Stroganoff, ça ne les intéressera pas !

— Mais c'était très intéressant ! protesta Arenskaya. Anton, il ne voulait pas. C'était un mauvais sujet... Havelock Ellis, il a écrit un chapitre, sur ça que Anton il était...

Stanley rougit, car il n'avait jamais pu s'habituer à ce genre de franchise sexuelle, bien qu'il en eût l'occasion cinquante fois par jour. »

Tous les danseurs du ballet sont plus ou moins amants les uns des autres, et, Slaves comme ils sont, prennent leurs liaisons très au sérieux :

« Il y avait pas mal d'adeptes du "troisième sexe", comme disait Stanley, dans la troupe, et leurs passions étaient beaucoup plus violentes que chez leurs homologues de race anglaise. Palook, dernièrement, avait amorcé des relations très intimes avec Pavel... au grand dam de l'habilleur de Pavel, un garçon nommé Serge Appelsinne... Depuis lors, Serge s'était comme replié sur lui-même, grommelant sans cesse, mais ne parlant à personne et regardant à peine Palook. Il avait même cessé de le voir danser. Et puis il y avait Pavel lui-même, qui bien que homme, était plus jaloux que n'importe quelle femme. Palook, récemment, avait fait montre de quelque attention à l'égard du jeune Kasha Ranevsky, et chaque fois que Pavel les voyait ensemble il piquait une crise d'hystérie et menaçait de tuer Palook si jamais il lui était infidèle. »

En fait, toutes ces liaisons et toutes ces passions n'ont joué aucune espèce de rôle dans le crime ; mais ce roman est intéressant (vu sa date : 1947) en ce qu'il montre que le public anglais, voici déjà dix ans, était capable d'accepter sans s'en choquer la peinture d'un milieu, un peu extravagant certes, mais sympathique, tout compte fait, où l'homosexualité était considérée comme une chose tout à fait normale et banale. Cet état d'esprit, à coup sûr, préparait, de longue date, le Rapport Wolfenden et l'évolution probable de la législation britannique.

Plus récent, le roman de Christianisa Brand, Tour de force (J'ignore si ce roman a été traduit en français. Je l'ai lu dans l'édition des Penguin Books – 1957. Sa première édition est de 1955. Tour de Force est le titre anglais), aborde le même sujet sur le même ton d'humour. L'action se passe au sein d'un groupe de touristes qui effectuent un voyage circulaire en Méditerranée ; l'un d'eux est un grand couturier, Mr. Cecil, dont les petits maniérismes, les afféteries, le langage typiquement « queer », sont reproduits avec une fidélité amusée, mais sans méchanceté. Ainsi, Mr. Cecil regardant le guide – un solide Espagnol nommé Fernando :

Mr. Cecil était ravi. « Je me sens tout léger », cria-t-il à Lauli, de sa drôle de voix haut-perchée. Et ses cils battirent comme des papillons dans le vent : ce merveilleux Fernando avait des épaules comme un boxeur, et il avait tellement l'air « chou » !

Mr. Cecil ne joue pas un grand rôle dans l'intrigue policière, du reste assez faible. Mais il reste fidèle à ses attitudes, et, à l'aérodrome, au retour, nous avons de lui une dernière vision :

Mr. Cecil sortit, sa Petite Serviette Rouge bien serrée sous son bras, trottinant, la figure un peu colorée, car, vraiment, cet officier de l'aéroport n'était-il pas follement séduisant, tout en bleu et argent, et ne semblait-il pas parfaitement a-do-rable ?

Les homosexuels sont souvent irrités par les prétentions scientifiques des psychiatres « freudiens » ou « jungiens », et surtout par les naïves interprétations américaines des doctrines psychanalytiques : en fait, ils ont tort, car ces prétentions et ces interprétations préparent des lendemains meilleurs dans les pays anglo-saxons où l'opinion publique, pourrie de puritanisme chrétien, reste, en majorité, hypocrite et fermée.

Nous parlions ici, récemment, du roman (non policier) d'Audrey Erskine-Lindop, Les Tourmentés (Arcadie, n°45, septembre 1957, p. 51 : à lire dans les commentaires de cet article).

C'est à la même veine que se rattache le roman (policier) de l'Américaine Margaret Millar, Mortellement vôtre (le titre anglais Beast in View = Monstre en vue, est bien meilleur) (En français aux Presses de la Cité, collection Un Mystère. Copyright français 1956), dont l'intrigue repose sur un cas de dédoublement de personnalité. Un des principaux épisodes concerne un jeune homme névrosé, artiste, déséquilibré, « couvé » par une mère abusive et quelque peu hystérique. Le jeune homme s'appelle Douglas et s'adonne successivement à toutes sortes de « marottes » artistiques.

Douglas était allongé sur le lit, en train de lire. Il portait une robe de chambre en tissu éponge et était chaussé de mocassins blancs. Ses manches retroussées révélaient des poignets et des avant-bras si frêles qu'on les eût dits sans os... Il avait de toutes petites oreilles sans lobe et portait un fin anneau d'or à l'une d'elles. Cet anneau, presque un fil, avait été l'objet de fréquentes disputes entre la mère et le fils, mais c'était un des rares sujets sur lesquels Douglas n'avait jamais cédé.

Le lecteur est ainsi prévenu : Douglas, qui porte un anneau à l'oreille, est un efféminé. (Il ne vient pas encore à l'esprit des romancières-psychanalystes américaines de peindre des homosexuels d'aspect viril et de caractère équilibré.)

En fait, Douglas a été marié, mais cette tentative a été un échec total et le divorce est intervenu presque aussitôt, le mariage n'ayant pas été consommé.

Enfin la mère ouvre les yeux, ayant été obligée de se rendre à l'évidence : la scène d'explication est dramatique.

— Que se passe-t-il dans ce studio, Douglas ? J'ai le droit de savoir. Après tout, c'est moi qui paie tes prétendues leçons de photo. Est-ce que tu suis vraiment des cours de photo ?

— Oui, répondit-il d'une voix sourde.

— Es-tu devant ou derrière la caméra ?

— Je... je ne comprends pas ce que tu veux dire.

— Ça m'étonne. Tu comprends très bien. Je suis au courant.

— Au courant de quoi ?

— De la nature des photos de Terola. Ce n'est pas des photos de cette espèce qu'on aimerait voir dans un album de famille.

— Je... je ne sais pas.

— Ne mens pas, Douglas. Tu poses pour ces photos, n'est-ce pas ? A bout de nerfs, Douglas remonte s'enfermer dans sa chambre. Sa mère, folle d'inquiétude, le suit.

— Nous allons te soigner, je vais t'emmener chez un médecin...

Il poussa un gémissement.

Des questions se pressaient en foule sur les lèvres de Verna : Quand t'en es-tu aperçu ? Pourquoi n'es-tu pas venu me trouver ? Quel est celui qui t'a perverti ?

— Oui, fit-elle d'une voix ferme, nous irons trouver un docteur. C'est curable, je le sais. Aujourd'hui on guérit tout, avec ces drogues-miracle, cortisone, ACTH et le reste...

— Tu ne comprends pas. Tu ne comprends rien...

Pitoyable dialogue de sourds. Enfin Douglas avoue à sa mère qu'il a eu des rapports avec Terola, le photographe.

― Il ne m'a pas perverti.

― Alors, fit-elle d'une voix sourde, Terola n'était pas le premier ?

— Non.

— Qui était-ce ?

— Je l'ai oublié.

— Quand cela s'est-il passé ?

— Il y a si longtemps que je ne m'en souviens plus.

— Et toutes ces années... toutes ces années...

La mère décide alors d'aller voir Terola, de le faire arrêter par la police.

— Je te demande de ne pas le faire.

— J'ai un certain nombre de questions à lui poser.

— Pose-les moi plutôt. J'y répondrai. Je te dirai tout ce que tu veux savoir.

— Cesse de geindre, Douglas... Cet homme, ce Terola, est un être vil, corrompu et pervers. Pourtant, tu essaies de le protéger. Pourquoi ?... Pourquoi le protèges-tu ?

Il restait allongé, immobile, les yeux fermés, le visage couleur de cendre. Pendant une seconde, Verna crut qu'il se mourait... Puis les lèvres de Douglas bougèrent :

— Tu veux savoir pourquoi je le protège ?

— Oui.

— Parce que je suis sa femme.

— Sa... qu'est-ce que tu as dit ?

— Je suis sa femme.

La bouche de Verna s'ouvrit, puis se referma :

— Espèce de petit salaud !, dit-elle, les lèvres serrées. Espèce de vermine !

Il tourna la tête. Elle se tenait près du lit, les traits défigurés par la rage et le mépris.

— M'man, ne pars pas ! m'man.

— Je t'interdis de m'appeler ainsi. Ce n'est pas moi qui t'ai enfanté. Je te renie...

Resté seul, il se remit à écouter le tic-tac du réveil... Quelques instants plus tard lui parvint le bruit de la Buick de sa mère.

Elle y va, pensa-t-il. Elle va voir Jack. Je n'ai pas pu l'en empêcher !

Alors Douglas tente de se suicider, mais se trouve mal à la vue du sang qui coule de son poignet, et meurt en se cognant la tête au lavabo.

Tout cela est très représentatif de la conception qu'a l'Américain moyen de l'homosexualité : une névrose écœurante, génératrice de drames familiaux, et s'accompagnant de lâcheté, d'effémination et de déséquilibres variés, le tout curable par la cortisone et autres « drogues-miracle ». Nous sommes, heureusement, bien loin d'un tel état d'esprit en France.

Reste l'attitude intelligente face au problème : celle qui consiste à essayer, non seulement de « comprendre » (en se plaçant à un point de vue supérieur et dédaigneux, celui de l'homme sain qui visite, en se tenant à distance, un ami atteint d'une maladie dégoutante, ou du businessman prospère qui se penche, avec un peu de condescendance, sur le sort des classes pauvres), mais de « sympathiser ».

Cette attitude est rare parmi les auteurs de romans policiers ; je ne m'étonne pas que ce soit en France, précisément, que nous la trouvions, car, quoi qu'on en dise, les Français sont, au fond, extrêmement libéraux en matière de mœurs et sont prêts à tout admettre lorsqu'on leur explique les choses avec le tact voulu.

C'est l'excellent romancier qu'est Maurice-Bernard Endrèbe qui illustre le mieux ce point de vue. Serge Talbot l'a signalé ici, à propos de Elvire à la tour monte (dans Arcadie, n°24, octobre 1956, p. 64). Elvire à la tour monte a été publiée en 1956 aux Presses de la Cité, collection Un Mystère), dont un des héros est le metteur en scène Ange-Marie, sorte de réplique baguée et emperlée du marquis de Cuevas – fort sympathique au demeurant – et l'un des personnages une lesbienne pathétique nommée Maxime.

Le même Endrèbe, dans un de ses premiers romans, Danger intime (éditions du Portulan, collection La Mauvaise Chance, 1948), avait abordé déjà ce sujet avec une franchise exemplaire, à propos du jeune et beau Stuart Murry, accusé d'avoir tenté d'assassiner son tuteur Philip Glenton. Le vieux Deryck Chester répond à l'inspecteur de Scotland Yard :

— Ce n'est pas à une impossibilité de cet ordre (une impossibilité matérielle) que je fais allusion.

— A quoi, alors ?

— Je veux parler d'une impossibilité morale et non matérielle.

— Mais expliquez-vous, que diable !

La cicatrice de Chester parut s'empourprer... il regarda fixement un dessin du tapis :

— Je sais bien que Dieu a créé tous les hommes comme ils sont, et que de nos jours les psychiatres...

— Mais enfin, que voulez-vous dire ?

— Simplement ceci : ...il y a une chose que je suis sans doute le seul à avoir compris, peut-être parce que, moi aussi, j'ai aimé en vain : Stuart Murry n'a pas pu tenter d'empoisonner Lord Glenton car, s'il le fallait, Murry nous sacrifierait tous pour l'amour de Philip.

Cela, et la belle phrase d'Elvire à la tour monte, citée par Serge Talbot (« L'on naît noir, blanc, juif ou homosexuel, mais tous égaux devant Dieu »), c'est l'effort le plus méritoire que je connaisse pour mettre les lecteurs de romans policiers en face d'un problème douloureux et délicat, non pas en l'abordant sous un angle conformiste ou primaire, mais avec délicatesse et sensibilité. De telles phrases – et le succès grandissant des romans d'Endrèbe – donnent de l'espoir pour l'avenir.

Devons-nous souhaiter voir paraître un roman policier où l'homosexualité ne serait plus seulement un élément extérieur, un « décor », un placage, un bibelot, mais la clef même de la psychologie du héros ? Je n'en suis pas certain, pour les raisons que j'ai exposées plus haut.

Mais je ne veux pas terminer cette brève étude sans rappeler le titre du meilleur « roman d'enquête » (je ne dis pas « roman policier », car il n'y a pas de police) que je connaisse, dont tout le déroulement soit conditionné par l'homosexualité de la victime – et de l'enquêteur – : Le cœur en exil de Rodney Garland. Mais nous en attendons toujours la traduction française... (Cf. Arcadie, n°11, novembre 1954, p. 42-46).

Note : Cet article ne constitue pas une étude exhaustive du sujet. Il n'est que le fruit de quelques lectures ; l'auteur serait reconnaissant à tous ses lecteurs de lui signaler les romans policiers traitant des thèmes « arcadiens » qu'il n'aurait pas cités ici.

Arcadie n°49, Marc Daniel (Michel Duchein), janvier 1958

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