Saint Aelred, priez pour nous ! par Christian Gury
« Pour moi, si j'étais pape un jour, je canoniserais le saint qui, invoqué après sa mort, permettrait ce miracle, le plus difficile de tous : conduire dans les bras d'un garçon celui qu'il choisit de loin et qui ne songe pas à lui »
André du Dognon, « Le bel âge »
Pourquoi les homosexuels qui, bien souvent, ne savent plus à quel saint se vouer, n'auraient-ils pas, à l'instar des corporations et des communautés humaines les plus diverses, un protecteur céleste ?
En attendant – personne n'est pressé – l'érection solennelle d'André Baudry, « le petit Saint Vincent de Paul de Sodome » selon le mot affectueux d'André du Dognon (1), aux honneurs de l'autel, ils invoquent, s'ils sont pédophiles, St Nicolas, modèle en tout bien tout honneur des amateurs d'enfants , s'ils pratiquent en dignes élèves des Jésuites certains exercices : St Ignace de Loyola ; s'ils aiment les biographies troubles de héros aux jeunesses agitées et les ragots historiques : St Paul ou St Augustin (2), s'ils redoutent, dans l'accomplissement de leur sport préféré, les hémorroïdes douloureuses : St Fiacre de Meaux, dont les reliques produisent, paraît-il, merveilles en ce domaine (3); s'ils donnent dans l'esthétisme et le masochisme : St Sébastien, le bel archer qui, à en croire les très nombreux artistes attirés par sa figure et le gratifiant au cours des siècles, sous l'alibi religieux, des poses les plus voluptueusement pâmées, mêlait dans son martyre l'extase de la foi à celle du plaisir (4) et dont une version apocryphe de la légende, inspiratrice pour Gabriele d'Annunzio, dit que, tombé entre les mains – palpeuses ! – des Infidèles, il aurait été transpercé par des traits de chair tout autant que par des lances de métal (5).
Depuis quelques années, une mode, lancée semble-t-il par des homosexuels chrétiens d'Angleterre et soucieux de la mise en valeur de leur patrimoine national, accrédite dans les esprits pieux la primauté de St Aelred de Rievaux, patron idéal des homophiles. Qui donc était ce vénéré personnage ?
Il était une fois un jeune homme de bonne et noble famille, d'ailleurs – quelle référence ! – fils et petit-fils de prêtres catholiques, – la coutume locale et d'époque ne voyait rien à redire à cet état de choses –, et sur le berceau de qui la fine fleur de l'aristocratie des fées semblait s'être penchée. L'enfant avait reçu dans son lot la Beauté, l'Intelligence et la Richesse. Malheureusement, ainsi qu'il arrive souvent dans ces cas-là, une Carabosse, comme il en existe quelques-unes Outre-Manche, soit qu'on eût omis de l'inviter dans les formes, soit qu'elle fût soûle, par maladresse sinon par malveillance, mania sa baguette à l'envers et dota le bébé du don d'homophilie.
Aelred naquit à Hexham, dans le Northumberland, probablement l'année 1109. Tout jeune, il reçut une excellente éducation et, muni d'un solide bagage littéraire – le « nouvel humanisme » de son époque –, il fut, en qualité de page, envoyé à la cour du roi David d'Écosse. Il y trouva bientôt son Jonathan en la personne d'Henry, fils du souverain.
A la suite de Walter Daniel, disciple et premier biographe d'Aelred qui, notant que son héros vécut dans l'entourage royal « à la manière d'un moine » précise aussitôt et avec une relative franchise – dont le ton s'est depuis perdu dans la littérature d'Église – qu'il entend par là que l'adolescent menait une existence humble et non pas qu'il n'avait jamais « défloré sa chasteté », tous les hagiographes insistent sur ce point, capital, de l'histoire personnelle du futur saint : sa très grande amitié avec le comte Henry.
Aelred séjourna de 1124 à 1133, approximativement de sa 15e à sa 24e année, autrement dit à l'âge tendre des premiers émois, au château de David d'Écosse. Inséparable d'Henry, dont il était « le compagnon préféré » (6) dans l'étude, le travail et les jeux, « lié avec lui d'une amitié étroite » (7).
Devenu sénéchal de la maison royale, bénéficiant de la confiance de son protecteur, de l'intimité d'un ami, de la sympathie de tous les courtisans – car il avait le caractère le plus enjoué qui soit – Aelred aurait dû s'épanouir de bonheur. Mais, résume le « Dictionnaire historique des saints » de John Coulson, « bien que tout lui fût prospère, son âme était pourtant déchirée par un poignant conflit auquel, a-t-il confié, il ne voyait d'autre échappatoire que la mort, c'est que, tout en se sentant appelé à chercher Dieu dans un cloître, il ne pouvait se résoudre à rompre l'amitié qui le liait à Henry ».
Qu'il devait être fort, en effet, l'attachement unissant les deux hommes, pour que les historiens évoquent longuement un « sévère combat intérieur », s'étalant sur plusieurs années ! (8). Au retour d'une entrevue qu'il avait sollicitée près de l'archevêque d'York, Aelred se rendit tout droit au monastère cistercien de Rievaux et là, brusquement, brutalement, c'était le seul moyen de s'arracher au monde et à ses plaisirs, décida d'y rester, il ne regagna jamais la cour d'Écosse.
Parenthèse. Parmi les influences dont se réclamait Aelred et qui le guidèrent sur le chemin du renoncement aux amitiés excessives, il faut citer l'exemple d'une très populaire figure du christianisme en Écosse, honorée alors et cinq siècles après sa mort d'un culte particulièrement vivace : Saint Cuthbert.
Cuthbert, berger du VIIe siècle, devenu moine à dix-sept ans, prieur de son abbaye puis ermite sur une île déserte, vivait dans le creux d'un rocher et prenait à la nuit des bains d'eau glacée en chantant vigiles lorsqu'on le vint chercher pour l'installer évêque d'Hexham. Doué d'un grand pouvoir de pénétration sur les âmes et d'un don de sympathie pour les problèmes humains, il parcourut son diocèse d'un bout à l'autre, puis celui de Lindisfarne qu'il évangélisa. Au soir de sa vie, fatigué, il retourna sur son île seulement peuplée d'animaux, oiseaux de mer qui obéissaient à son appel et se laissaient caresser par lui et loutres marines qui léchaient et réchauffaient son corps après ablutions. Zoophile bon enfant, St Cuthbert, qui serait assurément un patron idéal pour les écologistes, a donné son nom à une espèce de palmipèdes et à une variété d'algues.
St Cuthbert est aussi un héros de l'amitié. Une fois l'an, sa solitude se trouvait rompue par l'arrivée de son « intime ami » (9), le futur St Herbert, lui aussi ermite de profession, anachorète d'un lac du Cumberland. Je vous laisse à deviner la joie des retrouvailles, les embrassades fraternelles et la volupté des entretiens des deux compères, leur congrès se préoccupant surtout d'échanger sur le thème de la vie future qui les verrait réunis.
« On dit, nous assure le « Dictionnaire historique des saints », que toute sa vie, Herbert implora le seigneur afin de mourir en même temps que son meilleur ami, St Cuthbert ». Dom Baudot rapporte que, lors de leur dernière entrevue, Cuthbert ayant souhaité de mourir, Herbert s'écria, les yeux baignés de larmes : « Je t'en conjure, ne me laisse pas sans toi ici-bas ; au nom de notre amitié, demande à Dieu, qu'après l'avoir servi ensemble sur cette terre, nous puissions entrer ensemble dans sa gloire » (10). Et le Seigneur, dans son infinie bonté, n'ayant rien à refuser aux deux amis, les exauça. Cuthbert et Herbert, chacun dans sa solitude, expirèrent — coïncidence qui frappa les esprits — le même jour et à la même heure, au moment où commençait l'office des matines du 20 mars 687.
St Cuthbert, force de la nature et dompteur de ses instincts, exerça une authentique fascination non seulement sur ses contemporains mais encore sur des personnages plus tardifs tels que Béde le Vénérable, le roi Alfred le Grand ou Aelred de Rievaux, ce dernier au demeurant natif du terroir d'exploits de « l'évêque aux oiseaux ».
Moine, Aelred trouva l'apaisement. Sans renoncer véritablement au culte de l'amitié, qui fut la grande affaire et la passion de sa vie.
D'abord, la gentillesse et la gaieté de son tempérament lui firent gagner le cœur et les suffrages de la communauté monastique toute entière. En 1143, Aelred était élu le premier abbé de Revesby, filiale de Rievaux. Quatre ans plus tard, il revenait à Rievaux pour y occuper jusqu'à sa mort, survenue en 1167, la charge abbatiale.
Aelred adorait ses moines, qui le lui rendaient bien. Il créa un « monastère d'amis ». « La charité pour ses religieux était incroyable, écrit Dom Baudot (11) ; il veillait sur eux avec une tendresse maternelle (sic). Il ne pouvait les quitter sans leur exprimer sa douleur et la crainte qu'il avait de mourir loin d'eux au cours de son voyage. Quand il était de retour, c'étaient des expansions de joie et de contentement par lesquelles il leur témoignait son bonheur de vivre au milieu d'eux ». Et le « Dictionnaire historique des saints » de renchérir : « Nombreux furent ceux qui, attirés par sa nature humaine et accueillante, vinrent de tout le pays demander leur admission à Rievaux, et il n'aurait renvoyé personne qui fût de bonne volonté, car il tenait qu'un monastère ne saurait prétendre au titre de maison de Dieu si le faible devait en être rejeté. Il ne tolérait cependant aucun relâchement, si bien que la Règle n'était nulle part mieux observée qu'à Rievaux... Spirituel, la parole facile, la répartie plaisante, il était le plus charmant des compagnons et n'aimait rien tant que d'avoir autour de lui des moines jeunes et intelligents, il ne permit cependant jamais à ses inclinations naturelles de le faire verser dans le favoritisme, et il sut être ferme jusqu'à l'obstination ».
L'amour d'Aelred envers ses moines, pour apparaître évidemment désincarné, n'en semble pas moins ambigu. Et sans doute faut-il rechercher ici la raison du discrédit des écrits du saint, les siècles passant, dans la mémoire ecclésiastique (12). Car Aelred a sublimé, transposant dans le registre de la spiritualité, ses sentiments d'homme attiré par le commerce des hommes, lui qui s'exclamait : « Qu'est-ce que l'amour, ô mon Dieu ! sinon le plaisir ineffable de l'âme, d'autant plus doux qu'il est plus pur, d'autant plus sensible qu'il est plus ardent ? »
Aelred, cœur en feu, se souvenant qu'il appréciait plus que tout, en sa jeunesse folle et dans la compagnie d'Henry, la lecture du dialogue de Cicéron sur l'amitié, résolut de compléter chrétiennement le « De amicitia ». Il écrivit un « Traité de l'Amitié spirituelle », texte bref et que tous les commentateurs s'accordent à juger une œuvre gracieuse, subtile et riche de culture (13). « C'est le journal de son cœur » estime le Père Le Bail, qui résume : « La littérature chrétienne compte peu de traités similaires. Celui-ci, outre un prologue où l'auteur avoue son besoin d'aimer et de régler son amitié, comprend trois livres. Dans le premier, Aelred dégage, après l'avoir analysée, la notion chrétienne de l'amitié. Le second livre expose les fruits de l'amitié : il dit aussi les maux de l'isolement, les sens divers des baisers, charnel et spirituel, les différentes espèces de l'amitié vraie et les fausses amitiés : puériles, nuisibles, utilitaires. Le troisième livre établit les quatre stades par lesquels doit passer toute amitié digne de ce nom : l'élection, qui écarte les indignes et pose ses conditions, la probation, dans la fidélité, l'intention, la discrétion, la patience ; l'admission ; enfin la fruition ou communion dans les sept biens de l'amitié. Le couronnement de l'amitié spirituelle réside dans l'amitié du Christ » (14).
Bien entendu, l'amitié selon Aelred exclut « l'inclination au vice » et, dans ses « Sermons » comme dans son « Traité du Miroir de la Charité », qui porte sur le modèle de vie chrétienne, l'abbé de Rievaux montre l'homme libre de choisir entre l'amour divin et la concupiscence, proclamant pour sa part que la joie parfaite ne se trouve qu'en la mortification des sens et des passions. Mais, tout le monde en convient, Aelred fut un grand connaisseur du cœur humain, « moine intensément humain » selon son biographe Powicke, « nature très aimante, docteur de l'amour spirituel, qui a aimé intensément » selon le Père Le Bail.
Aelred, l'ami du comte Henry, l'ami des moines, chantre de l'amitié humaine autant que divine, se tailla, de son vivant, une haute réputation de sagesse et de sainteté. Les plus grands personnages de son temps sollicitèrent ses avis éclairés, – Aelred, en germain, signifie « de noble conseil » –, et l'abbé de Rievaux sut arbitrer des différends, – s'entremettant, par exemple, en 1160, à l'occasion d'une menace de schisme, au nom du pape Alexandre III, auprès d'Henri II d'Angleterre.
Considéré dans son pays comme un autre St Bernard, et d'ailleurs surnommé parfois « le St Bernard du Nord », Aelred, figure populaire du Moyen âge anglais, fut canonisé dès 1191. Sa fête est fixée au 3 mars. Les cisterciens, dont on connaît l'esprit de contradiction, qui ne font rien comme tout le monde et tout à l'envers, le célèbrent le 3 février.
Saint Aelred de Rievaux, saint sympa, priez pour nous. Amen.
(1) Les homosexuels, s'ils ne sont pas tous des petits saints, se révèlent fort préoccupés de sainteté. André du Dognon, qui s'honore lui-même du titre de « St Tarcisius de la conjugalité homosexuelle », qualifie aussi St Jouhandeau de « veuf et martyr parvenu à la sainte Quiétude » (« Peyrefitte démaquillé », p. 177). Gabriel Matzneff nomme son ami Georges Lapassade : « Ste Félicité de la sociologie, Ste Perpétue de l'homosexualité » (« Vénus et Junon », p. 60). Tandis que Sartre baptise St Genet « comédien et martyr ».
(2) Voir J.-C. Vilbert, « Un amour de jeunesse de St Augustin », Arcadie n° 268, Avril 1976.
(3) Richelieu, « le ministre au cul pourry » selon l'expression du temps, invoquait St Fiacre (cité par Émile Magne, « Le plaisant abbé de Boisrobert »).
(4) Le héros de « Confessions d'un masque », au vrai Mishima lui-même, raconte qu'il éprouva son premier orgasme devant une reproduction du martyre de St Sébastien.
(5) Liste non limitative ! Par exemple, au vu d'accusations de bougrerie, Roger Peyrefitte propose d'ajouter le nom de St Charles Borromée (« Propos Secrets 2 », p. 279).
(6) Le Bail, « Dictionnaire de Spiritualité », éd. Beauchesne.
(7) « Dictionnaire historique des saints », sous la direction de John Coulson.
(8) « After a sharp inward struggle » dit le « Penguin Dictionary of Saints », 1965.
(9) Dom Baudot et Chaussin, « Vies des Saints et Bienheureux ». Dans le « Coulson » : « son ami de toujours ».
(10) Dom Baudot, o.p.
(11) Dom Baudot, o.p.
(12) Maurizio Bellotti, « Nouvelles d'Italie », Arcadie n° 325, Janvier 1981, p. 38, signalant la critique dans un journal italien d'une « Vie » de St Aelred, en rend compte de la manière suivante, significative des malentendus traînant au sujet du pieux personnage : « Il s'agit d'un moine... dont les écrits et les lettres ont été tenus sous clefs pendant des siècles. Pourquoi ? Parce qu'il chante et exalte l'amour pour les novices. Document important pour la connaissance de l'amour masculin dans les couvents ».
(13) « Un traité de l'amitié spirituelle qui, autant pour son thème que pour la délicate beauté avec laquelle il est rédigé, est unique dans la littérature chrétienne » (Coulson) Voir aussi l'opinion de Pierre Pourrai, dans l'encyclopédie « Catholicisme ».
(14) Le Bail, o.p.
Arcadie n°329, Christian Gury, mai 1981