Saint Thomas (archevêque de Cantorbéry) fut-il un arcadien ? par Marc Daniel
Que nos amis catholiques ne crient pas au scandale au seul énoncé de ce titre ! Il ne s'agit nullement d'une plaisanterie sacrilège, mais d'une question qui m'a souvent été posée ces temps derniers au Club des Pays latins.
Encore me dois-je de préciser, sans plus tarder, que le saint Thomas dont il est ici question n'est pas celui qui désirait mettre son doigt dans les plaies du Christ, mais son homonyme, le fougueux archevêque de Cantorbéry que le roi Henri II d'Angleterre fit assassiner dans sa cathédrale le 29 décembre 1170 – autrement dit Thomas Becket.
On devine que l'intérêt soudain manifesté par tant d'Arcadiens pour ce martyr de la cause ecclésiastique n'est pas spontané : il a été provoqué par la pièce que Jean Anouilh lui a consacrée, sous le titre Becket ou l'Honneur de Dieu, l'un des plus grands succès théâtraux de cette saison (Voir l'excellent compte rendu qu'en a donné Raymond Leduc dans le n°75 d'Arcadie – mars 1960).
Or, de façon assez inattendue, Jean Anouilh a choisi de présenter sous un jour franchement « passionnel » les relations du roi et de l'archevêque. Pour que nul ne risque de ne pas comprendre, il a, à plusieurs reprises, mis les points sur les i. A la reine, sa mère, qui lui reproche d'éprouver pour Thomas un « amour déçu », Henri II réplique qu'elle n'a pas à s'occuper de ses amours. Un peu plus loin, la même reine mère compare cet amour du roi pour Becket à celui qu'on ressent pour une femme qui a trahi, malgré sa trahison. Et la reine, femme d'Henri, se plaint d'avoir sa vie « encombrée » par son rival. Bref, un sentiment « ni sain ni viril », comme il est dit dans la pièce même.
Il n'entre nullement dans mes intentions de faire la critique de L'Honneur de Dieu sur le plan théâtral. Je crois, au reste, que c'est là une des meilleures pièces d'Anouilh, et il ne semble pas trop imprudent de penser qu'elle survivra à notre génération.
Ce tableau dramatique du conflit entre l'amitié (ou l'amour) sur le plan humain, et le besoin d'absolu que Becket appelle « l'honneur de Dieu », est parmi les plus denses et les mieux charpentés qu'il m'ait été donné de lire. Tout ce que je dirai par la suite ne modifiera en rien l'admiration profonde que je ressens pour cette œuvre exceptionnelle.
Mais, puisque Jean Anouilh a choisi d'incarner ce conflit dans deux personnages historiques célèbres, il est légitime de s'interroger sur la mesure dans laquelle les caractères qu'il leur prête correspondent à la réalité.
Or, que savons-nous des relations d'Henri II et de Thomas Becket ? et tout d'abord, par qui sommes-nous renseignés à ce sujet ? Thomas Becket, après avoir été l'ami et le compagnon du roi, fut nommé par lui archevêque de Cantorbéry ; une fois assis sur le trône archiépiscopal, il adopta une attitude intransigeante qui le brouilla avec son royal ami, l'obligea à s'exiler en France, puis, après une apparence de réconciliation, amena son assassinat par quatre chevaliers dévoués au roi. Le scandale fut si énorme, dans l'Europe catholique d'alors, que Henri II fut obligé de se soumettre à une pénitence inouïe, fouetté de verges sur le tombeau de sa victime, et pour comble d'humiliation, il dut assister en 1174 à la canonisation de Becket, devenu saint Thomas et faiseur de miracles.
Dans ces conditions, on comprend que tous les contemporains qui nous ont raconté cette histoire aient été, bon gré, mal gré, peu portés à présenter la personnalité de l'archevêque-martyr sous un mauvais jour. La ferveur de la dévotion au nouveau saint était telle, après le « meurtre dans la cathédrale », qu'il n'était plus question d'autre chose que de panégyrique à son égard.
Cependant, les chroniqueurs qui s'occupèrent de relater la vie de Thomas Becket n'étaient pas tous des dévots aveugles, et plusieurs d'entre eux, qui avaient connu personnellement le défunt, n'ont pas hésité à citer des traits de caractère assez peu édifiants, au moins pour le début de sa carrière (1) : ainsi, son amour du luxe, son orgueil, sa passion du pouvoir.
L'amitié très vive que le roi Henri II éprouva pour lui est décrite par tous ses biographes. Elle avait, en effet, de quoi étonner les plus blasés, car Thomas n'était que le fils d'un marchand de Londres, ce qui, à l'époque, n'était nullement reluisant (2). Il avait fait de solides études au chapitre de Merton en Surrey et à l'archevêché de Cantorbéry, dont le titulaire, l'archevêque Théobald, était un ami de sa famille. Mais ceci ne suffit pas à expliquer la faveur subite dont il jouit auprès du jeune roi Henri II – un Angevin, de la famille des Plantagenêt, devenu roi d'Angleterre par le hasard d'un héritage – dès que celui-ci eut ceint la couronne à Westminster (1154). Thomas ne tarda pas à recevoir les plus hauts honneurs du royaume, jusqu'à la charge de Chancelier – l'équivalent du poste de Premier Ministre pour notre époque. On conçoit que cette amitié ait fait parler d'elle. Mais en quels termes exactement ?
Guillaume Fitzstephen, qui connut bien Becket, emploie les termes suivants pour décrire ses relations avec le roi à l'époque de leur grande intimité : « Colludebant rex et ipse tanquant coetanei pueruli, in aula, in ecclesia, in consessu, in equitando » (« le roi et lui s'amusaient ensemble comme des gamins du même âge, dans le palais, à l'église, au conseil, à cheval »). Paroles qui évoquent davantage les ébats turbulents de deux jeunes collégiens que ceux de deux amants à la façon d'Hadrien et d'Antinoüs, il faut l'avouer ! Ainsi, un jour, le roi prétendit forcer Thomas à donner sa cape de fourrure à un pauvre, et Thomas, par jeu, résista, de sorte que le souverain et le chancelier roulèrent sur le sol, en se battant, sous les yeux ébahis des courtisans (cette anecdote est racontée par Guillaume Fitzstephen). Bref, pour employer une expression du même chroniqueur, « Magis unanimes et amici nunquam duo aliqui fuerunt temporibus christianis » : « jamais depuis l'ère chrétienne, on n'avait vu deux êtres aussi unis par l'amitié ». La référence à l'ère chrétienne n'est pas ici fortuite : elle témoigne de ce que Guillaume Fitzstephen se porte garant de la pureté de cette amitié.
Du reste, la chasteté de Thomas est une vertu sur laquelle ont insisté tous ses biographes (l'anecdote de la dame de Stafford qui lui fit des avances et qui en fut pour ses frais est célèbre).
Par ailleurs, Henri Plantagenêt est connu pour la violence et j'oserai presque dire l'excessive virilité de sa nature. Le nombre de ses aventures féminines et de ses bâtards ne laisse guère de place à une « amitié amoureuse » avec un homme, lui-même aussi peu féminin que le têtu chancelier. Lorsqu'en l'absence de preuves flagrantes, l'on tente d'annexer au domaine des amours arcadiennes une amitié célèbre, encore faut-il que la vraisemblance s'y prête, ce qui n'est pas le cas, il faut l'avouer, dans le cas d'Henri II et de Thomas Becket.
Avec son art inimitable, Jean Anouilh a présenté, en somme, une « thèse » sur l' « affaire Becket ». La rupture entre les deux hommes, qui a abouti au meurtre dans la cathédrale et qui, par-là, a eu de si grandes répercussions dans l'histoire, le dramaturge l'envisage comme la rupture entre deux amants, dont l'un se détache de cette union humaine pour se consacrer à l' « honneur de Dieu », tandis que l'autre, blessé jusqu'à l'âme par cet abandon, perd dès lors sa raison de vivre.
Nous venons de voir que, sur le plan austère de la vérité historique, une telle interprétation n'est ni justifiée par les sources dont nous disposons ni même vraisemblable.
Quelle est, dans ces conditions, l'explication réelle de ce drame ? On en peut discuter, et les historiens ne s'en sont pas privés depuis huit siècles. Pour ma part, il me semble que l'amitié entre le jeune roi et Becket n'a rien d'incompréhensible, si l'on considère le « magnétisme » de la personnalité de ce dernier. De ce magnétisme, tous les textes nous sont garants. Thomas Becket était, au sens le plus plein du terme, un aristocrate : « grand, avec une figure allongée et mince et un front élevé, éclairé par des yeux lumineux et pensants ; il avait la grâce de mouvement, la dignité de manières, qui sont la marque de la noblesse ». Le luxe même dont il aimait à s'entourer, les vêtements somptueux, l'argenterie précieuse, les vins fins, les mets rares, la meute de chiens courants, l'écurie quasi-royale, tout cela ne pouvait que contribuer à frapper et à séduire le féodal assez fruste qu'était le roi Henri. Les courtisans le sentaient si bien que parfois, en plaisantant, au plus fort de leur amitié, Henri se plaignait à son chancelier que sa propre cour fût délaissée : celui qui nous rapporte cela n'est pas suspect de complaisance envers le roi, puisqu'il s'agit d'Edward Grim, un moine de Cantorbéry, qui fut blessé en défendant son archevêque le jour fatal du 29 décembre.
Dès lors que Thomas mettait au service, de son royal ami son habileté, son énergie, ses talents exceptionnels de diplomate et d'administrateur, il était presque inévitable que le chasseur et le sportif qu'était Henri II fût subjugué par ce compagnon si supérieur à lui par le génie.
Mais aussi, du jour où, devenu archevêque, il tourna contre l'autorité royale toutes les ressources de cette même intelligence qui lui avait valu l'affection du souverain, il était non moins inévitable que ce dernier éprouvât un sentiment de frustration où se mêlaient le dépit d'avoir été « roulé » et l'humiliation d'une amitié bafouée. Point n'est besoin, certes, de faire intervenir ici la « jalousie » au sens amoureux du mot ; des sentiments beaucoup plus banaux suffisent.
Et qu'on n'aille pas, pour finir, prétendre qu'en ce haut moyen-âge l'homosexualité était considérée comme une si horrible abomination que personne n'osait en parler. Il suffit de lire les textes consacrés par les chroniqueurs au roi Guillaume le Roux – le propre grand'oncle de Henri II – qui régna sur l'Angleterre de 1087 à 1100. Au temps de ce prince, précise le moine Orderic Vital : « effeminati passim in orbe dominabantur » : « les efféminés étaient partout les maîtres ». On les voyait, vêtus de tuniques collantes, portant les cheveux longs, arborant des chaussures aux bouts pointus, « impudici », « lascivi », au point que l'archevêque Anselme reprocha publiquement au roi de faire de l'Angleterre une nouvelle Sodome.
Donc, si Henri II avait eu lui-même le moindre penchant pour ces mœurs orientales, nous pouvons être certains que les moines, qui le considéraient comme l'ennemi de l'Eglise, n'auraient pas manqué de le noter.
La cause, est, me semble-t-il, entendue ; après tout, la Pucelle d'Orléans de Schiller est un chef-d'œuvre, bien que Jeanne d'Arc n'y ressemble pas le moins du monde à ce qu'elle fut en réalité. Et le fait que la Bérénice de Racine n'a rien de commun avec la Bérénice de l'histoire ne retire rien à la beauté de Bérénice. Que le Thomas Becket et le Henri II de Jean Anouilh ne soient ni le Thomas Becket ni le roi Henri II du XIIe siècle n'a donc, en soi, rien de choquant, car il est évident que le dramaturge est avant tout, un poète, donc un créateur. J'ai seulement voulu, pour éviter que les lecteurs d'Arcadie ne se fassent des idées fausses après avoir vu L'Honneur de Dieu, rappeler ici en quelques pages, l'austère et non-arcadienne vérité sur le meurtre du 29 décembre 1170.
(1) Une fois pour toutes, je renvoie, pour les biographies de Thomas Becket, à la collection monumentale qu'en a donnée J. C. Robertson (Materials for the History of Thomas Becket, Archbishop of Canterbury, 7 vol. in-4°, 1875-1885 (Coll. des Rerum Britannicarum Medii Aevi Scriptores... under the Direction of the Master of the RoIls). — Voir l'article critique de L. Halphen, Les Biographes de T. Becket, dans Revue Historique, CII, 1909, p. 35-45. — La meilleure biographie moderne de Thomas Becket est celle de W.-H. Hutton, Thomas Becket Archbishop of Canterbury, 2° éd. Cambridge 1926, in-8, 315 p.
(2) Une légende, que Jean Anouilh a acceptée comme véritable, prétend que Becket ait été d'origine saxonne. C'est également une légende, bien entendu, que la mère de Becket ait été la fille d'un pacha d'Alger.
Arcadie n°81, Marc Daniel (Michel Duchein), septembre 1960
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