Singuliers philosophes par Marc Daniel
Il ne fait pas bon, chacun sait cela, échauffer la bile des critiques et des satiristes ; ou du moins faut-il, pour l'oser, se sentir bien inattaquable.
Timarque ne l'était pas, qui, un beau jour – cela se passait à Ephèse, en Asie mineure, au IIe siècle de notre ère – s'esclaffa en public en entendant son collègue Lucien le traiter d'« apophras ». « Apophras », autant dire en notre langue « oiseau de mauvais augure » ; mais c'était un mot archaïque et quelque peu recherché, que notre Timarque, Grec seulement d'adoption malgré ses prétentions au plus pur hellénisme, ne connaissait pas. En riant, il faisait ainsi la preuve de son ignorance ; ce sont de ces occasions qu'entre professeurs on ne laisse guère passer, et Lucien avait la dent dure.
Autant aurait valu, pour ce malheureux Timarque, « prendre une cigale par les ailes » — il paraît que l'insecte ainsi tenu redouble de stridence. Car Lucien, blessé au vif, prépara dans le silence de son bureau une réplique si cinglante que le moqueur s'en trouva fustigé mieux que d'une volée de coups de bâton.
Et c'est ce texte qui, parvenu jusqu'à nous, nous permet d'entrevoir ce que pouvait être la carrière d'un philosophe cosmopolite en cette curieuse époque de la décadence hellénique (1).
Impitoyable, Lucien évoque la jeunesse de son collègue dans sa Phénicie natale : comment il s'est livré, encore adolescent, à un soldat ivrogne qui « s'en est servi de toutes les manières » ; comment, réduit à l'état de « loque », il a été jeté à la rue par son maître ; comment, ensuite, il s'est enrôlé dans une troupe de danseurs et a parcouru l'Orient en se livrant à toutes les voluptés.
A Antioche, des témoins le découvrent en pleine débauche – et quelle verdeur dans la description ! – avec un jeune homme amené de Tarse ; à Alexandrie – la capitale de tous les vices antiques – poursuivi pour dettes par des marchands, il trouve moyen de se faire entretenir par un riche Romain, qui finalement rompt avec lui le jour où il le découvre aux genoux du jeune Oïnopiôn, son échanson – et par « aux genoux » c'est quelque chose de très précis qu'il faut entendre – ; en Italie et en Achaïe il accumule les « hauts faits » de cet ordre et, fixé à Ephèse, s'y fait toute une célébrité.
Mais tout cela ne l'empêche pas de faire carrière d'abord d'instituteur, puis de professeur et d'orateur. Qu'importe si en Syrie on le surnomme « Laurier-Rose » en souvenir de quelque inavouable incident, en Palestine « la Haie » en raison de sa barbe mal rasée, en Égypte « l'Angine » à cause d'un matelot qui manque de l'étouffer au cours de leurs ébats, en Italie . le Cyclope » à la suite d'une exhibition renouvelée d'Homère, mais avec un tout autre épieu ? Qu'importe si les Athéniens, jouant sur les mots, font de ce Timarque un « Atimarque », c'est-à-dire un « Roi des débauchés » ? Qu'importe même si son langage est archaïque et incorrect, sa syntaxe hésitante, son élocution ridicule ? S'il pratique l'escroquerie, accumule les faux témoignages et les abus de confiance ?
Il en faut bien davantage pour ruiner la carrière d'un maître d'éloquence, en ce monde hellénistique où les rhéteurs, les sophistes et les charlatans pullulent, affectant l'austérité dans leur mise, respectables en apparence grâce à leur barbe blanche et leur langage sentencieux, « cette espèce d'hommes », dit encore Lucien (2), « qui monte à la surface de la société, engeance paresseuse, querelleuse, vaniteuse, enflée d'orgueil, gonflée d'insolence..., ces hommes qui, inventant je ne sais quels labyrinthes de paroles, s'appellent Stoïciens, Académiciens, Épicuriens, Péripatéticiens et autres noms encore plus ridicules, et qui, drapés dans le manteau respectable de la vertu, le sourcil relevé, la barbe longue, déguisant l'infamie de leurs mœurs sous un extérieur composé..., s'entourent de jeunes gens crédules et déclament d'un ton tragique des lieux communs sur la morale ».
Au reste, ce métier est à la portée de tout un chacun Il n'est pas bien difficile de s'entourer d'un manteau, de suspendre une besace sur son épaule, de tenir un bâton à la main et de pérorer, ou plutôt de braire, d'aboyer et d'insulter tout le monde » (3).
En fait, notre Timarque, tout Infâme qu'il est, ce « vieux renard », ce « fin matois », fréquente la bonne société d'Ephèse, va partout embrassant ses disciples et se permet de rire des injures que lui assène Lucien. La seule ville où il n'ose retourner est sa cité natale, en Phénicie, car, à le voir revenir sous les traits d'un philosophe, ses concitoyens « croiraient voir deux soleils » et auraient tôt fait de le démasquer.
Voilà, certes, un portrait chargé, et Timarque n'aurait pas attiré sur lui cette avalanche de flèches venimeuses s'il avait gardé pour lui ses réflexions en écoutant parler Lucien. Sans doute faut-il, de ce flot d'anecdotes scandaleuses, retenir quelques-unes comme authentiques, d'autres comme probables, et un grand nombre comme des amabilités de collègue à collègue.
Mais ce qui rend, au fond, assez vraisemblable cette invraisemblable carrière, c'est qu'elle ressemble à celle d'un autre philosophe de la même époque, Pérégrinos, qui se surnommait lui-même Protée, c'est-à-dire « le Changeant » (4).
A vrai dire, ce Pérégrinos semble avoir eu le crâne sérieusement fêlé, et ses aventures ne sauraient en aucun cas être considérées comme banales ; mais le seul fait qu'elles aient été possibles permet d'admettre comme acceptable ce qu'on nous raconte, par ailleurs, d'un Timarque.
Philosophe de la secte « cynique », Pérégrinos avait parcouru, lui aussi toute l'Asie et la Grèce en débitant ses discours et en suscitant des scandales : en Arménie, jeune encore, il avait dû payer trois mille drachmes aux parents d'un jeune garçon qu'il avait séduit ; en Palestine, il s'était affilié par ambition et par goût du gain facile à la secte des Chrétiens, ces juifs qui vénèrent le « sophiste crucifié », et devenu l'un de leurs chefs, il avait été emprisonné à ce titre et n'avait dû son salut qu'au sens de l'humour du gouverneur romain de Syrie. Revenu à Parion, sa patrie, il y avait tué son propre père pour n'avoir point à le nourrir en sa vieillesse ; puis, mué en philosophe pour échapper à la justice, exclu de la secte chrétienne pour quelque infraction à la loi évangélique, il avait rempli l'Égypte, l'Italie, la Grèce, de ses extravagances, et finalement, discrédité, il ne trouva rien de mieux, pour faire encore une fois parler de lui, que de se jeter vivant dans un bûcher au milieu de la foule de ses auditeurs, aux Jeux Olympiques de l'an 165.
Mais ceux qui, embrassant la carrière philosophique, avaient un sens pratique plus développé que ce fou de Pérégrinos, pouvaient espérer parvenir plus haut encore que Timarque : témoin cet extraordinaire Pothéïnos fils d'un esclave égyptien, élevé dans les bas-fonds d'Alexandrie, qui, dit-on débuta comme prostitué, se lança ensuite dans l'éloquence, changea son nom en celui de Pollux, réussit à se faire en Orient une réputation de sagesse par « effronterie, ignorance et impudence », eut pour élève le propre fils de l'Empereur Marc-Aurèle, Commode, et celui-ci devenu Empereur à son tour, fut par lui pourvu de ce que nous appellerions une chaire à l'Université d'Athènes (5).
Ces quelques cas – point exceptionnels sans doute malgré l'optique déformante que confère la jalousie littéraire au mordant satiriste que fut Lucien – ont ceci d'intéressant pour nous qu'ils nous révèlent, d'une part, à quel degré de décadence était parvenue la philosophie grecque aux derniers temps du paganisme, facteur essentiel dans l'histoire des débuts de la secte chrétienne, et, par ailleurs, quelle était la liberté des mœurs en ce monde romain hellénisé, dont le Satyricon de Pétrone nous est un autre, et savoureux, témoignage (6).
(1) Lucien de Samosate, Le Pseudologiste, ou Sur le mot Apophras contre Timarque, éd. dans les Œuvres complètes, notamment éd. E. Chambry (Class. Garnier), III, p. 160-175.
(2) Lucien de Samosate, Icaroménippe, chap. XXIX et XXX.
(3) Lucien de Samosate, Les Esclaves fugitifs, chap. XIV.
(4) Lucien de Samosate, La Mort de Pérégrinos.
(5) Lucien de Samosate, Le Maitre de Rhétorique. Il y a tout lieu de penser que le « maitre » visé dans cette satire est Julius Pollux, maitre de Commode et auteur d'un ouvrage intitulé Onomasticon. Commode devint Empereur en 179.
(6) Marc Daniel, L'Arbitre des Élégances, dans Arcadie n°17, mai 1955.
Arcadie n°38, Marc Daniel (Michel Duchein), février 1957