Stefan Zweig, l'impossible éducation sentimentale par Pierre Deshusses
Dans La Confusion des sentiments, un professeur et un étudiant s'attirent sans pouvoir se le dire ou se le figurer : la culture n'aide en rien et contribue même à étouffer les désirs.
Comme on parle de « roman de formation », on peut parler de « nouvelle de formation » à propos de La Confusion des sentiments tant ce récit est marqué par l'apprentissage. Mais pas de façon univoque. Comme la langue d'Ésope, l'enseignement peut être la pire ou la meilleure des choses — tout dépend de l'enseignant, ou de la personne. On se retrouve confronté au thème de prédilection de Zweig qui, par-delà les milieux, les circonstances et les époques, s'attache d'abord à l'individu. On sait toute l'aversion de Zweig pour les années qu'il a passées au lycée, où il fut un élève médiocre. Il en a abondamment parlé dans son livre « Le Monde d'hier » et a même consacré un récit au drame que peut engendrer la rigidité de certains professeurs : Une jeunesse gâchée. On a moins de témoignages sur sa vie d'étudiant, mais le passage à l'université est d'emblée ressenti comme un passage vers plus de liberté. Comme Roland, le personnage principal de la nouvelle, Zweig a passé quelques années à Berlin, au début de ses études. C'était en 1901-1902. Zweig écrit sa nouvelle plus de vingt ans plus tard. Ce qui marque désormais l'apprentissage, ce n'est plus le dégoût, le refus, le tragique, mais le désir, cet investissement de toute une personne dans un objet ou une autre personne.
Mentor shakespearien
À l'université, la force du désir de Roland ne s'applique pas aux études mais à la débauche que lui permet sa vie d'étudiant. Libre d'assister aux cours ou non, il met à profit ses journées et ses nuits pour fréquenter les cafés et, usant de son physique avantageux, sortir avec des filles de toutes conditions, Il faut l'intervention inattendue de son père pour que cette vie dissolue se transforme en une vie studieuse où le désir est toujours aussi fort, sauf qu'il se reporte sur autre chose que le sexe : les études. Inscrit dans une autre université d'une ville de province, loin de la capitale, de son tumulte et de ses séductions, il fréquente les cours d'un professeur d'anglais qui fouette son enthousiasme pour la lecture et la découverte des textes. Comme le répète son nouveau professeur, l'accès à la littérature doit être commandé par la passion. Immédiatement subjugué par le talent oratoire de ce spécialiste de Shakespeare, Roland est aussi séduit par sa personnalité, sa tolérance, son attention, sa douceur dans les rapports personnels. Incapable de lui cacher qu'il a perdu son temps à Berlin et ne s'est pas soucié de ses études durant son premier semestre, prêt à se faire rejeter par ce professeur si brillant, Roland reçoit au contraire comme réponse, loin de tous les canons et de tous les réflexes universitaires : « La pause fait aussi partie de la musique. » Dès lors, l'accord est scellé entre le professeur hors du commun et l'étudiant fasciné, prêt à tout pour lui plaire. Si la passion de Roland pour son professeur est uniquement motivée par le désir d'apprendre, et si l'on retrouve dans cette fascination l'attachement exalté du jeune Edgar pour le baron dans Brûlant secret, il n'en est pas de même du côté de son mentor. Bien qu'il soit marié, on devine chez lui le lourd secret de l'homosexualité. Zweig a des pages admirables sur le fardeau que représente le fait d'être un homme attiré par les hommes, sur le désir qui pousse à aller chercher la satisfaction du plaisir dans les lieux les plus sombres, sordides ou dangereux, sur la puissance du sexe opposée à la nécessité du secret. Cet homme d'une érudition extrême, d'une finesse exceptionnelle, doit se commettre avec des brutes et s'avilir parfois avec des pervers qui le font chanter, pour détourner ses désirs et ne pas déclarer son amour à son jeune étudiant.
On a souvent dit que Zweig était capable de se glisser dans la peau d'une femme pour en analyser les réactions et la sensibilité. Il est aussi capable de se glisser dans la peau d'un homme qui n'est pas attiré par les femmes. Le sujet parfaitement maîtrisé était néanmoins « délicat », comme l'a reconnu Zweig, qui a exclu que son récit, le plus long qu'il ait jamais écrit, parût en revue pour ne pas choquer le public. Il est d'abord publié en 1927 dans un recueil auquel il a donné son titre ; il est traduit dès 1929 par Alzir Hella et Olivier Bournac. Ce récit obtient un grand succès et atteint des tirages inattendus – 30 000 exemplaires vendus dans les trois mois qui ont suivi sa parution –, preuve que miser avec intelligence sur la tolérance n'est pas un pari perdu d'avance.
On peut parler d'un coup de foudre, même si l'attirance de Roland pour ce professeur n'a rien de sexuel. Et c'est là qu'intervient le désarroi des sentiments, qui donne son titre à la nouvelle, le même désarroi que celui de l'élève Törless dans le récit de Robert Musil.
Roland est amoureux de son professeur sans le savoir, sans vouloir se l'avouer, parce que, pour lui, l'acte sexuel est impossible avec un homme : « Quand la passion destructrice est tournée vers une femme, même de façon pure, elle aspire malgré tout à l'accomplissement physique, la nature lui a accordé une union suprême dans la possession du corps – mais la passion de l'esprit, celle qui existe entre deux hommes, comment peut-elle pleinement accomplir ce qui ne peut être accompli?» Si expérimenté soit-il dans l'art de la séduction et du plaisir, Roland se montre d'une extrême naïveté, prisonnier des conventions. Zweig lui-même, en dépit de sa tolérance et de l'attention qu'il porte à l'attirance entre deux hommes, parle à plusieurs reprises dans sa nouvelle d' « amour déviant ». Un personnage ne peut aller au-delà des possibilités — imaginaires ou non — de son auteur. L'accomplissement de cet impossible désir est reporté sur la femme de son professeur, mais tous deux savent bien, sentent bien, qu'une troisième personne est là, présente dans leurs ébats : ils font en quelque sorte l'amour par procuration.
« Animés par une folle haine commune, nous fîmes quelque chose qui ressemblait à l'amour : mais pendant que nos corps se cherchaient et se pénétraient, nous ne pensions tous les deux qu'à lui, nous ne parlions tous les deux que de lui. »
De la même façon, le désir du professeur s'accomplit aussi par procuration et se reporte sur ses cours, s'inscrivant dans les mots qu'il délivre à ses étudiants. Ce n'est pas le romantisme, ce n'est pas le mysticisme qui donne matière à ses cours, mais le jaillissement brutal du baroque qui mêle le haut et le bas, le noble et le vulgaire, l'inconcevable à l'improbable. Ses élans oratoires sur le théâtre élisabéthain dont il est spécialiste sont assez explicites : « Explosion brutale comme une déflagration, explosion qui dure un demi-siècle, foudroyante hémorragie, éjaculation, mouvement sauvage et unique qui s'empare du monde et le déchire : c'est à peine si l'on distingue les voix et les personnages dans ce débordement de forces brutales. Chacun s'échauffe au contact de l'autre, chacun apprend, chacun vole à l'autre, chacun lutte pour dépasser, surpasser l'autre […], esclaves libérés de leurs chaînes. »
Michel Piccoli et Pierre Malet dans une adaptation de La Confusion des sentiments (réalisée par Étienne Périer et diffusée en 1981 sur FR3)
Un baiser comme un cri de mort
Ce n'est pas un hasard si les premiers théâtres de cette époque en Angleterre ressemblaient à ces arènes où avaient lieu des combats féroces entre animaux ou humains, à la vie, à la mort. Mais Roland ne voit que les mots, le style, l'art oratoire, la beauté désincarnée, là où son professeur inscrit un appel à la vie. Il a beau comprendre qu'il n'y a pas de littérature sans passion, le mot passion reste pour Roland un topos littéraire jusqu'au moment où, un soir, dans la pénombre du bureau de son professeur, les corps se rapprochent. Moment d'effroi, de panique même, moment d'une intensité sans égale : « Ce fut un baiser comme je n'en ai jamais reçu d'aucune femme, un baiser sauvage et désespéré comme un cri de mort. »
Le rapprochement des corps s'arrête à ce baiser, à ces lèvres qui se touchent, se pressent. Roland prend la fuite, jamais plus il n'aura de nouvelle de son maître, jamais il n'oubliera cette épiphanie du désir où les paroles invitaient à se libérer des paroles pour s'abandonner à la vie. Les mots ici ne sont pas un refuge mais un fouet : cette nouvelle est troublante et, ne se contentant pas de raconter un désarroi, crée elle-même un désarroi, car elle invite, au nom de la vie, à sa propre destruction littéraire, tout en montrant que seule la littérature peut sauver de la mort.
Le Magazine Littéraire n°531, Pierre Deshusses, mai 2013
Commenter cet article