Tchaïkovsky ou la symphonie inachevée par Marc Daniel
Tchaïkovski, la Symphonie inachevée... ? Non, amis lecteurs d'Arcadie, je ne suis pas encore amnésique, et je ne confonds pas Schubert et Tchaïkovski. Je sais bien que, si l'on tient à comparer la vie de ce dernier à une symphonie (ce qui est tentant à propos d'un aussi célèbre compositeur), il serait apparemment plus logique de l'intituler Symphonie pathétique, comme l'a fait Klaus Mann ; et je sais bien aussi que l'image populaire de Tchaïkovski est, en effet, « pathétique »... Mais pour ma part je trouve que « Symphonie inachevée » convient beaucoup mieux ; j'essayerai de vous dire pourquoi.
UN DRAPEAU DEPLOYE
Pierre-Ilitch Tchaïkovski est peut-être, de tous les hommes célèbres de l'époque moderne, celui dont l'homosexualité – avec Gide et Wilde – est la moins douteuse. De son temps, on en parlait, à Moscou et à Saint-Pétersbourg, comme du secret de Polichinelle ; et, depuis, même les biographes les plus timides n'ont pas pu éviter d'y faire allusion. Le critique musical R. Hoffman, dans un ouvrage paru en 1947 (R. Hoffman, Tchaïkovski (Paris, Editions du Chêne, collection Pour la Musique, 1942), hésitait à l'admettre, par pruderie sans doute ; mais publiant un autre ouvrage en 1959 (M. R. Hoffman, Tchaïkovski, Paris, Editions du Seuil, collection Solfège, 1959), il avouait que « certains témoignages » l'avaient convaincu dans l'intervalle.
Or, nulle époque ne fut plus apparemment fermée au libéralisme sexuel que cette seconde moitié du XIXe siècle ; nulle société ne fut moins favorable aux écarts homophiles que la bourgeoisie du temps de la reine Victoria et de l'« ordre moral ».
Le cas de Tchaïkovski apparaît donc comme d'une signification historique particulière, et cela d'autant plus, nous le verrons, qu'il n'eut rien d'un « homosexuel modèle », ni même d'un homosexuel particulièrement courageux.
Simplement, il fut homosexuel, et cela si exclusivement, d'une manière si évidente, que les bourgeois de son entourage durent l'admettre comme un état de fait, et que son nom devint, aussitôt après sa mort, un drapeau déployé pour tous les homophiles qui cherchaient à illustrer leur cause en se groupant derrière les exemples des grands personnages célèbres de l'histoire.
Encore faut-il savoir quel homme se cache derrière les plis de ce drapeau.
Assez nombreux sont les portraits et les photographies de Tchaïkovski qui nous sont parvenus. En 1848 nous le voyons entouré de sa famille – il était né en 1840 – enfant pâle, au visage fin, aux yeux brillants, serré contre sa mère au doux regard. En 1860, jeune e gandin » un peu fade, chapeau haut de forme et souliers vernis. En 1863, très beau, les traits réguliers, cheveux e à l'artiste », nez droit, bouche grande aux lèvres bien modelées, menton étroit, à la limite de l'effémination romantique. Puis les années passent. A quarante ans – en 1880 – il a laissé pousser sa barbe, ses cheveux sont devenus grisonnants, mais les yeux restent d'une jeunesse et d'une vivacité caractéristiques. Et, vers 1890, à la veille de son entrée dans l'éternité (il mourra, brutalement fauché, en 1893), il présente un noble visage aux cheveux et à la barbe blanche, aux traits sereins et un peu hautains, avec toujours ce regard pénétrant, voire inquiétant...
L'évolution de la physionomie dont témoignent ces portraits correspond parfaitement à ce que nous connaissons de la personnalité de Tchaïkovski. Et il se trouve que son enfance, son adolescence, sa jeunesse, son âge mûr, sont si caractéristiques de la vie d'un « homosexuel » tel que le définissent les manuels de médecine que la tentation serait grande de le prendre comme un exemple typique, si nous ne savions pas que la « destinée de l'homosexuel » est une invention des moralistes et qu'en réalité rien ne distingue « l'homosexuel » des autres hommes — sinon, parfois, une plus vive conscience de l'injustice de la condition humaine.
L'ENFANT DE VERRE
Le père de Tchaïkovski, ingénieur des mines sans grande personnalité, s'était marié deux fois. Resté veuf de sa première femme, il avait épousé, en 1833, une jeune fille d'origine française, d'une grande beauté et d'un tempérament profondément artiste. C'est de cette seconde union que devaient naître, entre autres enfants, le futur musicien, en 1840, et, en 1850, deux jumeaux, Modeste et Anatole, dont nous aurons à reparler.
Dans la grande maison de Votkinsk où les élevait une gouvernante française, les enfants Tchaïkovski menaient la vie à la fois saine et hypertendue d'une famille étroitement unie, où la fantaisie slave s'unissait à l'hérédité un peu inquiétante du grand-père français, renommé pour sa nervosité, son instabilité et — disait-on — ses crises d'épilepsie.
Mais, de tous, le plus fortement marqué par cette double ascendance était le petit Pierre, qui fit preuve dès ses premières années d'une « sensibilité maladive ». La jeune gouvernante, qui s'attacha à lui plus qu'à ses autres élèves, l'avait surnommé « l'enfant de verre », tant elle le jugeait fragile et mal adapté aux luttes de la vie ! Le goût de la musique se manifesta très tôt chez lui, ainsi que le don des larmes. Une première tragédie, alors qu'il avait dix ans, montre à quel point son émotivité avait des racines profondes : au cours d'une épidémie de scarlatine, il se persuada qu'il avait, par négligence, provoqué la mort d'un de ses camarades, et délira littéralement de remords et d'angoisse. Quatre ans plus tard, il perdit sa mère — draine terrible, brisure irréparable, choc dont il ne se remettra jamais. Bien sûr, on a parlé à ce sujet de « complexe d'Œdipe » et tenté d'« expliquer » par là son homosexualité. C'est oublier que bien d'autres homosexuels célèbres – Jacques Ier d'Angleterre, par exemple – ont fait preuve de la plus complète absence d'amour filial, et qu'un bien plus grand nombre encore ont eu pour leur mère des sentiments d'affection parfaitement équilibrés et normaux. L'amour exceptionnel de Tchaïkovski pour sa mère n« explique » sûrement pas son goût pour les garçons, pas plus qu'il n'explique la couleur de ses cheveux ni la forme de son visage ; mais il constitue un trait important de son caractère, car il est l'une des manifestations les plus frappantes de cet excès de sensibilité qui devait faire de lui, plus tard, un homme si profondément et si irrémédiablement solitaire.
En attendant, le jeune Pierre Ilitch, à Votkinsk d'abord, puis à Moscou, enfin à Saint-Pétersbourg, poursuivait des études sans éclat et se préparait à une carrière de fonctionnaire, selon le vœu de son père. Sorti en 1859 de l'Ecole de Droit, il entra au Ministère de la Justice et, enfin libéré du souci des études, il commença à profiter de la vie.
LES FOLLES NUITS DE SAINT-PETERSBOURG
' Le beau jeune homme qu'il était devenu à cette époque n'avait pas de difficulté à s'amuser dans la capitale de l'Empire. Les maîtresses de maison se le disputaient – il dansait bien et jouait agréablement du piano – ; on le vit bientôt à tous les concerts, à tous les théâtres, à toutes les réceptions, à l'Opéra...
Mais ces dames s'illusionnaient si elles s'imaginaient que M. Pierre Ilitch Tchaïkovski s'intéressait aux jeunes filles à marier ! En fait, il y avait belle lurette qu'il avait compris que ses goûts étaient autres. Dès l'Ecole de Droit, il avait subi l'ascendant de son condisciple Alexeï Apoukhtine, qui devait se faire plus tard une certaine réputation comme poète et qui, tout jeune, s'affirmait comme une forte personnalité non dépourvue de cynisme — ni, bien entendu, de goûts homosexuels. Il est probable que c'est lui qui, le premier révéla Tchaïkovski à lui-même, tant sur le plan intellectuel que sur le plan amoureux.
Sorti de l'école et devenu financièrement indépendant, Pierre Ilitch ne manquait pas d'occasions de s'initier rapidement aux divers aspects de la vie « en marge ». Bien qu'on n'en parlât guère dans les milieux bourgeois, les mœurs socratiques étaient très répandues dans l'aristocratie russe, où l'atavisme oriental restait puissant ; l'armée, notamment, était considérée comme une pépinière d'homosexuels – sans compter bien entendu le clergé orthodoxe. En outre, Saint-Pétersbourg, grande capitale européenne, beaucoup plus cosmopolite que Moscou, regorgeait de lieux de plaisir de toute sorte, où le jeune et séduisant fonctionnaire du Ministère de la Justice ne demandait qu'à se laisser conduire. Parmi ses guides, nous connaissons le nom de l'Italien Piccioli, personnage assez louche et peu sympathique, célèbre pour sa pédérastie autant que pour son talent de chanteur, qui entraîna Tchaïkovski dans un tourbillon d'opéras italiens et de mondanités frelatées dont le jeune homme n'avait, il faut l'avouer, pas grand fruit à retirer.
En 1861, Tchaïkovski s'était offert pour la première fois des vacances en Europe occidentale – Berlin, Bruxelles, Paris... – et l'on peut penser que ce qui manquait encore à son « éducation » homophile dut être complété au cours de ce voyage dans les plus brillantes capitales de la « belle vie ! ».
C'était donc, indubitablement, un homme très conscient de ses goûts sexuels particuliers que Pierre Ilitch Tchaïkovski aux environ de 1862. Mais une passion également forte le torturait : la musique ! Depuis son enfance il y pensait, et maintenant, à entendre tous ces concerts, à fréquenter tous ces artistes, il sentait que c'était là sa vraie vocation. Son nouvel ami, le critique musical Hermann Laroche, lui conseillait d'abandonner cette stupide carrière de fonctionnaire, de se consacrer à la musique...
Il le fit, non sans courage, en 1863. Dès 1862 il s'était inscrit au Conservatoire de Saint-Pétersbourg, que dirigeait l'illustre Antoine Rubinstein, et il y faisait des progrès rapides. En 1864, il commençait à publier ses premières compositions. Et en 1866, quittant la capitale, où il ne gagnait plus sa vie, il s'installait à Moscou, où Nicolas Rubinstein — le frère d'Antoine lui offrait un poste de professeur au Conservatoire.
LA MUSIQUE... ET LE RESTE
Les premiers temps de la vie de Tchaïkovski à Moscou ne furent pas très heureux. Accablé de travail (il frôla, un moment, la dépression nerveuse), incertain de l'avenir, torturé aussi – c'est certain – par le sentiment de son indignité morale, le musicien ne trouva de consolation que dans les « amitiés particulières » qu'il noua, malgré tout, autour de lui – et notamment dans celle de son jeune élève Vladimir (« Volodya ») Shilovsky, doté d'une remarquable intelligence, et en outre d'une immense fortune, ce qui ne gâtait rien !
Un moment, on peut croire que le professeur du Conservatoire, dont le célibat prolongé commençait à faire jaser, allait se marier. Il était tombé amoureux d'une cantatrice française, Mlle Artôt, et on parlait de leurs prochaines fiançailles ; mais la cour qu'il lui faisait était si platonique que, toute patiente qu'elle fût, la demoiselle finit par comprendre qu'il valait mieux chercher ailleurs un soupirant plus décidé ; et elle épousa un ténor espagnol. Tchaïkovski se remit sans peine de cette « déception » et se consola avec Shilovsky, son amour « fantasque et passionné ».
C'est l'époque des premières grandes compositions musicales qui allaient porter le nom de Tchaïkovski aux quatre coins du monde. La Première Symphonie est de 1866, l'opéra Le Voïvode de 1867, Ondine et Roméo et Juliette de 1869 (l'année du mariage manqué avec Désirée Artôt). Peu à peu le célèbre « Groupe des Cinq » (Cui, Balakirev, Rimsky-Korsakov, Borodine, Moussorgski) s'aperçoit qu'il y a là à Moscou, un rival à surveiller de près. Et le 28 mars 1871, un grand concert assoit la renommée de Pierre Ilitch Tchaïkovski, grâce à la caution de l'illustre écrivain Tourgueniev ; le lendemain, Hermann Laroche rendait compte de la manifestation et définissait la musique de son ami comme « noble, éloignée de toute vulgarité, d'une douceur presque féminine... ».
C'est à cette époque aussi que se place, dans la vie de Tchaïkovski, une découverte qui le toucha profondément : à savoir que son jeune frère Modeste avait les mêmes goûts que lui ! L'affection intime qui les unissait depuis leur enfance s'en trouva, cela va de soi, merveilleusement renforcée, et c'est à la chaleureuse admiration de Modeste que nous devons la principale biographie de son frère, véritable monument d'amour fraternel, sans lequel nous ignorerions bien des aspects de la personnalité du musicien.
Mais, malgré tout – malgré la gloire naissante, malgré les liaisons plus ou moins nombreuses, plus ou moins éphémères – Pierre Ilitch restait insatisfait, malheureux, presque neurasthénique. « Un débauché triste », écrit un de ses biographes. Pouvons-nous tenter d'analyser cette incurable tristesse, et est-elle en rapport direct avec les goûts sexuels de Tchaïkovski ? On en discutera longtemps... Mais il me paraît du moins possible de cerner le problème d'assez près.
« LA BOUE DE MES HABITUDES... »
On ne dira jamais assez le mal, les ruines qu'ont accumulés, au cours des âges, les préjugés sexuels issus du christianisme médiéval. Le XIXe siècle, entre tous, a souffert de cette pruderie que nous appelons « victorienne » mais qui pesait, en fait, sur toute l'Europe.
Le « tabou » qui frappait toute vie sexuelle non strictement conforme aux prescriptions d'un catéchisme étriqué développait, chez les non-conformistes, un complexe de culpabilité qui, dans beaucoup de cas, devenait une véritable névrose.
Le cas de Tchaïkovski illustre à merveille ce phénomène historique. Sa nature ne le portait pas, sexuellement, vers les femmes. Il n'y avait pas là – si j'ose dire – de quoi fouetter un chat. Né en une époque ou en un pays plus éclairé – Renaissance italienne, Angleterre élisabéthaine ou Islam médiéval – le musicien eût tout bonnement écrit des chansons à la gloire de ses amants, leur eût dédié ses symphonies, et personne ne s'en fût étonné davantage qu'on ne s'était étonné, au XVIe siècle, de voir Michel-Ange amoureux de Tommaso de Cavalieri.
Mais telle était, dans la bourgeoisie russe de 1860, la force du préjugé anti-homosexuel (là-même où la foi chrétienne n'était pas excessive, comme dans la famille de Tchaïkovski), que le jeune Pierre Ilitch n'eut jamais l'idée d'en discuter le bien fondé. Alors que le penchant irrésistible de ses instincts aurait dû lui prouver que ses goûts étaient « naturels » — puisqu'ils étaient « dans la nature », selon l'argument classiquement rabâché mais toujours probant — il admit implicitement qu'ils étaient « contre-nature », comme on le lui avait affirmé, et vécut toute sa vie déchiré entre l'appel irrésistible de sa chair et ce qu'il croyait être l'ordre de la nature et de la morale.
Cette tragique erreur de Tchaïkovski sur le problème qui conditionnait son existence prouverait, à elle seule, qu'il n'avait rien d'un titan intellectuel. Artiste sensible, au tempérament émotionnel, il péchait par un manque de lucidité et de courage intellectuel typique. Car il ne faut pas oublier qu'à peu près à la même époque les premiers grands noms de la sexologie s'affirmaient, en Allemagne et en Autriche, en France, en Angleterre, en Russie, même (je pense à Tarnowsky), et que déjà se faisait jour, dans les milieux scientifiques, l'idée que l'instinct homosexuel n'était qu'une des variétés de l'instinct sexuel, ni meilleure, ni pire que les autres.
Cela, Tchaïkovski l'ignora, on voulut l'ignorer. Il ne connut pas Oscar Wilde, son contemporain, qui paya de sa liberté l'affirmation courageuse de la noblesse de l'amour viril. Il préféra rester, lui, enfermé toute sa vie dans les contradictions et les angoisses d'un préjugé dont il n'avait pas la force de se libérer. Et, tout en cédant à ses instincts, il parlait à son propre frère Modeste (qui, je le rappelle, partageait ses goûts), de « la boue de ses habitudes » et du « mépris » que lui attirait son « vice ».
Par-là, la destinée de Tchaïkovski en tant qu'homophile est une destinée inachevée, exemple d'une homosexualité débouchant sur la neurasthénie et la névrose, au lieu de l'épanouissement humain qui formait l'idéal grec de l'amour « socratique ».
« MON PREMIER BAISER SERA POUR VOUS… »
Seul, sans doute, ce manque de lucidité et de courage de Tchaïkovski face à sa propre nature peut expliquer le drame lamentable que devait être son mariage.
En effet, si rien – en principe – ne s'oppose à ce que les homosexuels se marient s'ils éprouvent aussi de l'attrait pour les femmes (ou, ce qui revient au même, à ce que les hommes mariés aient, parallèlement, des aventures ou des liaisons masculines), il est évident qu'un homme qui n'éprouve que répugnance et dégoût pour le contact sexuel des femmes ne doit pas songer à en épouser une! Que cette répugnance et ce dégoût soient, eux-mêmes, des signes indubitables de mauvaise adaptation psychologique (les Grecs antiques, nos illustres modèles, n'étaient pas moins capables de faire des enfants à leurs femmes que d'aimer les jeunes gens), cela importe peu. Que Tchaïkovski ait eu raison ou tort d'éprouver des nausées lorsqu'il sentait s'approcher de sa bouche des lèvres féminines, nous n'en discutons pas. Mais ce qui est certain, c'est que dans ces conditions un homme de son intelligence n'aurait jamais dû tenter le diable. L'expérience (heureusement non consommée) avec Désirée Artôt aurait dû lui suffire.
Mais voilà : justement parce qu'il se sentait « coupable » d'être homosexuel et qu'il craignait les conséquences de ce vice » sur le plan social – cancans, ennuis avec la justice peut-être (Selon Nina Berberova, biographe russe de Tchaïkovski, l'homosexualité était passible de la déportation en Sibérie) ? – il se mit dans la tête qu'il devait prendre femme pour « donner le change ». Dans ces conditions, la catastrophe était inévitable.
Et cela d'autant plus que, par malheur, il s'était laissé prendre dans les filets d'une jeune fille hystérique et mythomane, Antonina Milyoukova, qui bombardait de lettres enflammées les hommes en vue et qui, lors du premier échange de correspondance avec Tchaïkovski, lui déclara tout de go : « Je ne puis vivre sans vous, aussi vais-je me tuer bientôt... »
« ... Mon premier baiser sera pour vous et pour nul autre... » Quelques jours plus tard, elle en était aux « baisers ardents » (sur le papier), et le musicien lui passait l'anneau au doigt presque sans avoir pris le temps de réfléchir.
On devine la suite : la violente répulsion physique, les nausées devant le spectacle de la jeune mariée en déshabillé – quelle nuit de noces ! – la fuite, la tentative de suicide, le scandale quasi-public, et finalement le chantage exercé par la femme bafouée, la séparation...
Le drame de ce mariage « inachevé » laissa Tchaïkovski profondément marqué. Sa malheureuse épouse, déjà peu équilibrée, devait finir ses jours dans un asile d'aliénés, et il ne put jamais, quant à lui, retrouver pleinement par la suite la paix du cœur. Son œuvre musicale, à partir de cette fatale année 1877, prend une teinte de mélancolie et de fièvre qui prouve à quel point son équilibre psychique était atteint.
L'AMIE PROCHE ET LOINTAINE
Chose curieuse, presque paradoxale, c'est une amitié féminine qui devait sauver le musicien des déboires de sa vie sentimentale. Mais quelle bizarre amitié !
Mme von Meck réalisait, en quelque sorte, l'idéal féminin pour un compositeur homosexuel. Laide et plus très jeune – elle avait quarante-cinq ans lorsqu'elle fit connaissance de Tchaïkovski, en 1876 – c'était une veuve richissime, passionnément éprise de musique, et d'une extrême frigidité sexuelle, qui lui laissait un grand dégoût des relations physiques. (« Quel dommage », disait-elle, « qu'on ne puisse reproduire les êtres humains par des procédés artificiels, sans avoir besoin de se marier ! »)
Lorsqu'elle ressentit le « coup de foudre » pour les œuvres de Tchaïkovski (« grâce à votre musique, la vie devient plus douce et vaut d'être vécue », lui écrivait-elle le 30 décembre 1876), et qu'il répondit à cette amitié offerte, elle plaça d'emblée leurs relations sur le plan assez extraordinaire d'une séparation matérielle absolue. Bien qu'habitant la même ville, ils ne se rencontrèrent presque jamais, et toujours par hasard, comme furtivement – gênés, l'un et l'autre, plus qu'heureux de ces entrevues. Ils échangeaient des centaines de lettres, s'écrivant presque chaque jour (le valet de Mme von Meck qui, le matin, apportait à Tchaïkovski la lettre de sa maîtresse, remportait, en repartant, celle que le compositeur avait écrite la veille au soir), se confiant toutes leurs pensées, parlant de musique, de littérature, de philosophie..., mais éperdument désireux, l'un et l'autre, de ne pas se voir, sans doute pour pouvoir plus commodément s'idéaliser à distance.
Mme von Meck, je l'ai dit, était fort riche. Tchaïkovski profita largement de sa générosité — plus, sans doute, qu'on ne le souhaiterait pour le bon renom de sa délicatesse. En tout cas, cette sécurité matérielle lui fut fort bénéfique sur le plan de la tranquillité d'esprit et, par conséquent, de l'activité artistique.
Elle lui était d'autant plus nécessaire qu'il devait, en 1879, se brouiller (justement pour des questions d'argent) avec son tendre ami et ancien élève Vladimir Shilovsky, à la bourse duquel il avait jusqu'alors fait de fréquents appels.
L'austère veuve aux cheveux gris ne constituait pas, pour le musicien, un « problème » sentimental comme sa femme, la trop exigeante Antonina. Bien qu'elle lui écrivît qu'elle était « jalouse de ses amitiés », Mme von Meck ne le gênait guère sur le plan intime. Elle ne l'empêchait pas, à Florence par exemple, en 1878, de se sentir « inondé de pures délices » à l'audition – et à la vue – d'un jeune chanteur des rues – et de l'avouer sans ambages à sa correspondante.
Elle ne l'empêchait surtout pas d'organiser sa vie de « vieux garçon » avec le charmant valet de chambre Alexis, pour lequel il éprouvait une si violente affection qu'il tomba malade lorsqu'il dut s'en séparer – temporairement ! – pour le laisser partir au service militaire.
Ainsi, une fois retombé le rideau sur le drame du mariage avec la malheureuse Antonins, la vigilante amitié d'une autre femme, combien différente ! permettait à Tchaïkovski de reprendre goût à la vie et de rouvrir les sources de son inspiration musicale.
Que, dans la personne à la fois proche et lointaine de sa bienfaitrice, le musicien ait aimé une sorte de « résurrection » idéale de sa mère – cette mère pour qui il avait éprouvé, on se le rappelle, un amour si violent et si exclusif, cela ne semble pas niable. Mais que cette « transposition » affective ait été pour lui un élément d'équilibre psychique, cela n'est pas moins évident. Ce n'était pas, malgré son charme, le valet de chambre Alexis, ni les nombreuses « passades » masculines du compositeur à Moscou, à Saint-Pétersbourg, en Allemagne, à Paris, en Italie, au cours de ses tournées, qui pouvaient lui apporter cette impression nécessaire de stabilité. C'est sans doute à l'influence heureuse de Mme von Meck que nous devons des œuvres aussi importantes que la Quatrième Symphonie, en fa mineur (1877), l'opéra Eugène Onéguine (1877), le Trio en la mineur dédié à la mémoire de Nicolas Rubinstein (mort en 1881), le poème symphonique Manfred (1884), le ballet La Dame de pique (1890).
Mais cette amitié, comme tout dans la vie de Tchaïkovski, devait rester inexplicablement et mystérieusement « inachevée ». Un beau jour, en octobre 1890 – leurs relations duraient depuis quatorze ans – Mme von Meek rompit avec lui, aussi brusquement qu'elle avait engagé le dialogue.
On a pensé qu'elle avait pu apprendre par hasard le « secret » de la vie intime de son ami, et que cette découverte l'avait choquée au point de cesser toutes relations avec lui. Cela ne me paraît pas très vraisemblable, car les mœurs de Tchaïkovski, à cette époque de sa vie, étaient de notoriété publique. Peut-être Mme von Meck s'était-elle refusée jusqu'alors à croire ce qu'on avait pu lui en raconter ? Mais alors, pourquoi ce brusque dessillement de ses yeux ?
Ce qui est certain, c'est que le musicien fut profondément bouleversé par cette rupture. C'était une nouvelle tragédie sentimentale dans sa vie, l'écroulement de ce qu'il avait cru le plus solide, précisément parce que le plus éloigné des fantaisies de la chair... A son lit de mort, ses dernières paroles devaient être des mots de reproche pour l'infidèle amie qui lui avait retiré son soutien au moment où il en avait le plus besoin.
« PRISONNIER... »
Heureusement, un grand amour devait encore illuminer les dernières années de Tchaïkovski, qui, au moment de la rupture avec Mme von Meck, n'avait du reste que cinquante ans.
C'est là peut-être, dans la vie du compositeur, l'épisode le plus « scabreux », car l'objet de cet amour n'était autre que son propre neveu, le délicieux « Bob » Davidov, fils de sa sœur Alexandra. Et il serait bien vain de prétendre que ce fût un amour « paternel » : ce fut, dans tous le sens du terme, une passion. « Mon petit chéri... » « Boby, vers qui vont toutes mes pensées... » Tchaïkovski, depuis que son neveu s'était transformé de bel enfant en adorable adolescent, était devenu son « prisonnier », selon son propre mot.
Nul ne peut dire ce qu'à la longue fût devenu cet amour si exceptionnel à tous égards. Le destin voulut qu'il fût le dernier du musicien. Le 22 octobre 1893 (on venait de créer, six jours plus tôt, la Symphonie Pathétique), rentrant citez lui assoiffé, Tchaïkovski but un verre d'eau non bouillie ; le soir, il suait de fièvre. Le lendemain, le choléra s'était déclaré. Deux jours après, maudissant dans son délire Mme von Meck, Pierre Ilitch Tchaïkovski rendait le dernier soupir, entouré de ses trois fidèles – son frère Modeste, son valet de chambre Alexis, et le « petit chéri » Bob. Tout, même cet ultime amour, devait être pour lui inachevé...
En définitive, Klaus Mann n'avait pas tort d'appliquer ce terme de « symphonie pathétique » — titre de l'œuvre la plus célèbre de Tchaïkovski — à l'ensemble de la vie de ce dernier. Les drames n'y ont pas manqué, et les moments de bonheur y ont toujours eu un caractère de précarité et de provisoire angoissant.
Mais la tragédie profonde, irrémédiable, de cette destinée, reste cet inachèvement de tout ce qui aurait pu en faire une destinée accomplie. Amours inachevées, amitié inachevée..., œuvre musicale, disons-le franchement, inachevée elle aussi, si nous la comparons à ces monuments de perfection que sont les œuvres d'un Bach, d'un Mozart ou d'un Beethoven. Sauf dans quelques très grandes pages du Trio en la mineur, ou de la Symphonie Pathétique, entre autres, la musique de Tchaïkovski pèche le plus souvent par un excès de sentimentalité un peu mièvre, par une élégance superficielle (la trop vantée Sérénade pour cordes, par exemple) et par un certain « brillant » théâtral (le premier mouvement du Premier concerto de piano).
Ce fut un grand musicien, ce ne fut pas un géant de la musique (1).
Egalement inachevée fut sa personnalité sur le plan de la conscience sexuelle. Les « passades » qu'il notait, plus ou moins clairement, dans ses carnets, ne constituaient qu'un assez misérable paravent derrière lequel il se dissimulait à lui-même le vide de son cœur. C'est là, à coup sûr, le point crucial du « drame » de la destinée de Tchaïkovski. Plus courageux et plus lucide, il eût sans doute réussi à réaliser l'équilibre entre ses goûts sexuels et sentimentaux et les servitudes de la vie en société ; timoré comme il le fut, il gâcha son existence par un absurde complexe de culpabilité et vécut profondément malheureux.
(1) A.E. Smith remarque fort justement, à ce propos, que les noms de grands musiciens sont assez peu nombreux dans les fastes de l'homosexualité : à part Lully pour lequel il n'y a pas de doute, des doutes sérieux concernant Haendel et Wagner, des indications pour Saint-Saëns, Satie, Ravel, Gershwin (pour ne pas parler du lien affectif assez peu clair qui unit Beethoven à son neveu), c'est peu. Il y aurait de curieuses conclusions à tirer de cette constatation.
L'art, peut-être, en a profité, mais sûrement pas l'idée que le public se fait de l'homosexualité, car l'exemple de Tchaïkovski est souvent cité par ceux qui veulent à tout prix que la « vocation de l'homosexuel » soit une vocation obligatoirement tragique. Rien n'est plus éloigné de notre idéal d'une vie saine et équilibrée que la vie névrosée du « mari » d'Antonina Milvoukova. Mais n'est-ce pas le privilège des artistes que d'ouvrir à l'humanité un domaine de lumière et de bonheur où, souvent, ils n'ont pas eux-mêmes réussi à pénétrer ?
Marc Daniel
NOTES BIBLIOGRAPHIQUES
La vie de Tchaïkovski nous est connue surtout grâce à son frère Modeste, auteur des trois volumes de biographie parus à Moscou de 1900 à 1902. Les « carnets » du musicien ont été publiés en russe à Moscou en 1923 et en anglais à New-York en 1945. Sa correspondance avec Mme von Meek a été publiée par la fille de cette dernière (trad. française, éd. Gallimard, 1940, sous le titre « L'ami bien-aimé »).
Nombreux, par ailleurs, sont les souvenirs de contemporains qui apportent des précisions à notre connaissance de Tchaïkovski (Mémoires de Rimsky-Korsakov, livre de V. Seroff sur Le groupe des Cinq, et surtout article du médecin Brian-Chaninov dans la Revue moderne de Médecine et de Chirurgie, fév. 1938, qui aborde franchement la question de l'homosexualité du compositeur).
Parmi les œuvres d'érudition modernes, la plus monumentale (au moins en Occident) est celle de Herbert Weinstock, Tchaïkovski (trad. de l'anglais, ed. du Chêne, 1947), ouvrage de référence. Le livre de Mme Nina Berberova, Tchaïkovski, histoire d'une vie solitaire (trad. du russe, Paris, éd. Egloff, 1948) est, lui aussi, très franc sur le sujet des mœurs de Tchaïkovski. Plus superficiel à tous égards, R. Hofmann, Tchaïkovski (éd. du Chêne, 1947). Le petit livre de poche du même M.R. Hoffman (collection « Solfèges », éditions du Seuil) est une mise au point commode et aisément accessible, mais certains de ses jugements sur le plan musical sont très personnels !
La biographie romancée de Tchaïkovski par Klaus Mann, intitulée Symphonie pathétique, porte la marque de son auteur à un point tel qu'il est difficile de la considérer comme une étude historique ; l'obsession du suicide, notamment, qui était le propre de Klaus Mann, y est sans raison transposée dans la vie de Tchaïkovski. Mais c'est une très belle œuvre littéraire.
Mr. A.E. Smith, dans le n°12 de Homophile Studios (hiver 1961), a consacré une pénétrante étude à Tchaïkovski : « Sa vie et ses amours réexaminés. » C'est sans doute la plus intelligente mise au point existant actuellement sur l'homosexualité du célèbre compositeur.
Arcadie n°121 et n°122, Marc Daniel (Michel Duchein), janvier et février 1964