Théorème de Pasolini vu par Jean-Louis Bory
MICHEL POLAC : Comme dit Charensol, il faut commencer par le film le plus important. Mais quel est-il ?
PIERRE MARCABRU : C'est Théorème.
GEORGES CHARENSOL : Il n'y a aucun film important [cette fois].
MICHEL AUBRIANT : La Piscine de Jacques Deray.
JEAN-LOUIS BORY : Théorème, bien sûr.
PIERRE MARCABRU : [Il est probable que ce film va] braquer une bonne partie des spectateurs [...] spécialement le public français, qui a peut-être le goût de la gauloiserie, mais qui s'effarouche devant ce qui touche vraiment au sexe, à la sexualité.
MICHEL AUBRIANT : La sensualité est ici métaphorique : Théorème est beaucoup plus un film mystique ; il évoque les romans de Mauriac dont on ne peut dire qu'il s'agit de romans sur la sexualité...
PIERRE MARCABRU : Vous ne croyez pas que chez Mauriac la sexualité a une importance ?
JEAN-Louis BORY : Ce n'est pas la même chose, il ne sait pas ce que c'est !
MICHEL POLAC : On peut parler très bien de ce qu'on ne connaît pas. […] Pourquoi [Charensol] Théorème n'est pas un film capital ?
GEORGES CHARENSOL : C'est un immense canular auquel se prête la critique [...], une énorme blague montée entièrement par Pasolini [...]. Lorsqu'on voit que le seul fait pour un jeune homme d'avoir été, comment dirais-je, détourné du droit chemin par un autre jeune homme...
JEAN-LOUIS BORY : Oh, comme c'est bien dit !
GEORGES CHARENSOL : ... le conduit à faire de la peinture abstraite, je ne crois pas qu'on puisse prendre ça très au sérieux [...]. Je n'ai plus rien à ajouter, je laisse mon ami Bory pousser sa crise.
MICHEL POLAC : Avant que Bory ne fasse sa crise [J'aimerais que Marcabru] nous résume le film.
PIERRE MARCABRU : Une famille de bourgeois italiens est visitée par un homme jeune et beau, dans la trentaine...
GEORGES CHARENSOL : Ah ben non, moi je ne le trouve pas beau du tout...
JEAN-LOUIS BORY : Mais, Charensol, on ne vous demande pas d'être visité par la grâce !
GEORGES CHARENSOL : M. Terence Stamp n'est pas du tout mon type...
PIERRE MARCABRU : ... Donc, ce jeune homme qui n'est pas beau pour Charensol, qui est beau pour Bory [...] arrive dans cette famille de la grande bourgeoisie milanaise, et de la bonne au père en passant par le f ils, la fille, la mère, il séduit d'une façon définitive tous ces personnages [...] la fille va faire une sorte de coma hystérique, le fils va devenir un peintre abstrait, la mère va devenir une nymphomane, la bonne une sainte et le père, en marge de tout [...], va se perdre au désert dans une sorte de sainteté et de dépouillement total. [...] Cette volonté de provocation ne relève absolument pas du canular.
GEORGES CHARENSOL : Ça relève de la gauloiserie en tout cas.
JEAN-LOUIS BORY (au milieu des rires du public) : C'est là où Charensol offre le spectacle le plus abominable qu'est le Français poujadiste non intellectuel !
GEORGES CHARENSOL : Vous êtes tombé dans le piège du premier coup.
JEAN-LOUIS BORY : [Charensol] n'a manifestement pas compris une demi-image du film. Il s'agit d'un théorème, il oublie le titre. Pasolini veut prouver quelque chose. Il y a l'énoncé du théorème, la démonstration et les corollaires. Théorème : dans la société actuelle où la bourgeoisie actuelle avale, consomme, digère toutes les provocations révolutionnaires, il ne reste qu'un outil de révolution qui reste dans la gorge – ne poussez pas l'image – de la bourgeoisie, c'est le sexe, et c'est le sexe nu, c'est-à-dire non déguisé en produit de consommation par la gauloiserie charensolienne.
MICHEL POLAC : Nous rions, mais c'est très beau, Breton l'a dit avant Pasolini.
GEORGES CHARENSOL : Mais non, il n'y a rien de tout ça dans le film, c'est dans la petite tête de Jean-Louis.
JEAN-LOUIS BORY : Le théorème est donc celui-ci : pour provoquer le scandale, la révolution nécessaire, il faut recourir à la provocation sexuelle. Démonstration : un jeune homme sexuellement séduisant arrive dans une famille qui dort dans un monde capitonné par la richesse, les valeurs, les conventions bourgeoises [...] ; ce personnage, uniquement par [sa séduction], va provoquer le scandale de façon systématique chez la bonne, chez le fils, chez la fille, chez la mère, chez le père. Traduit en accord avec le théorème : il couche avec la bonne, avec le fils, avec la fille. Corollaires : ce passage de l'ange [...] a provoqué le scandale comme dans la révélation biblique. [On sait que] la révélation du Christ fut considérée comme un scandale et sa transposition moderne [...], c'est cette révélation-là. Le scandale, chez la bonne, c'est le scandale de l'anticartésianisme poussé jusqu'à la sainteté quasi médiévale, et c'est la pauvre demeurée qui va guérir les écrouelles et flotter dans l'air. [Sur le plan moral], le scandale, c'est la grande dame de Milan qui va lever des minets à la sortie des églises...
MICHEL POLAC : Il n'y a pas besoin d'un événement sensationnel [...], ça arrive souvent...
JEAN-LOUIS BORY : Mais elles ne le font pas dans le même esprit de scandale et de sainteté, tu n'as pas vu que c'était une sainte !
PIERRE MARCABRU : Et en plus elle paraît totalement insatisfaite par ça...
JEAN-LOUIS BORY : Bien sûr, c'est l'absolu : les minets ne suffisent pas à contenter l'absolu de cette dame. [...] [Ensuite] le scandale par l'art, même dérisoire, même stupide – parce que le pauvre [garçon], le fils qui fait de la peinture abstraite, il n'est pas dévoré par le talent [...]. Dernière démonstration, et la plus belle, par le scandale social et politique : le [père qui] abandonne l'usine à ses ouvriers et part dans le désert en se dénudant comme Job sur son fumier [...]. Si ce n'était l'art du cinéma de Pasolini, ce théorème, réduit à l'anecdote, serait en effet « hénaurme » au sens flaubertien du terme.
Emission "Le Masque et la Plume" du 2 février 1969