Les désarrois de l'élève Törless de Robert Musil lu par Jean Boullet
En 1960, la presse, la radio, la télévision louaient Les désarrois de l'élève Törless de Robert Musil dont la traduction venait de paraître en France aux éditions du Seuil. En parallèle, la presse homophile – notamment la revue Arcadie – critiquait sévèrement cet ouvrage. Jean Boullet, en réponse, publia dans cette même revue, en mars 1961, une défense de ce roman, qu'il qualifia de « chef-d'œuvre ». Défense illustrée par les extraits ci-dessous :
« Depuis de longues années nous étions quelques-uns à espérer un pendant viril à l'admirable Histoire d'O de Pauline Réage, et voici que ce livre nous étant offert, livre d'une qualité et d'une importance telle que le monde non homophile en salue la publication comme celle d'un des romans les plus importants, non de la littérature homophile, mais de la littérature mondiale tout court, ce sont les homophiles eux-mêmes qui passent à l'attaque, et avec une violence rarement égalée.
Que « Les désarrois de l'élève Törless » soit un livre d'accès difficile, cela est certain ; mais The Most Dangerous Game de Richard Connell, La Statue mutilée et Le Masseur noir de Tennessee Williams, Histoire d'O, Fort-Frédérick de Françoise des Ligneries, La Vénus à la fourrure de Sacher Masoch, et Les 120 journées de Sodome ne sont pas non plus des lectures pour bonniches. Le malentendu vient en très grande partie du fait que l'on a rendu compte du roman de Robert Musil au même titre que l'on rend compte des innombrables médiocrités inspirées par l'homophilie qui paraissent chaque mois. […]
[Le] rite des « jeux de nobles » où les maîtres s'arrogent le droit d'abuser des esclaves, il est ahurissant de voir l'ensemble de la critique arcadienne en méconnaître l'existence, et l'importance, sur le plan philosophique et moral. Cet « oubli », peut-être inconscient, est poussé si loin que Raymond Leduc va jusqu'à écrire : « ... comment Basini peut-il se laisser torturer de la sorte ? Et pourquoi, lorsque les autres le tirent de son sommeil, les suit-il comme un mouton bêlant ? Il lui suffirait de les envoyer promener et de répondre au chantage par le chantage en menaçant de révéler au directeur les odieuses violences dont ses camarades se sont rendus coupables à son égard ».
Cet étonnement du critique ne semble pas prendre en considération le plaisir moral (et peut-être même physique) que Basini prend à accepter les humiliations les plus dégradantes imposées par ses maîtres ; ce plaisir éprouvé par Basini est indiqué en clair dans plusieurs passages du roman […].
Nous voici bien loin de l'habituel roman à l'eau de rose où deux jolis petits mignards bronzés et bouclés artificiellement échangent des serments d'amour du genre : « Je serai ton ami, et puis toi tu seras mon ami et on s'aimera pour la vie. » […]
Avec Les désarrois de l'élève Törless le lecteur retrouvera la terrible menace du Duc de Blangis dans Les 120 journées de Sodome : « Vous êtes enfermés dans une citadelle impénétrable. Vous êtes morts au monde, et ce n'est que pour nos plaisirs que vous respirez. » […]
Le roman de Robert Musil est, avant tout, un livre de morale, plus encore qu'un livre de philosophie, et si un chapitre entier est consacré à la théorie mathématique des nombres imaginaires on comprendra plus facilement l'altitude inhabituelle où se situent les rapports, sexuels (?) des personnages, les uns par rapport aux autres.
Je suis surpris de lire dans Arcadie une phrase comme celle-ci : « ... des garçons de quinze ans ne se livrent pas à des actes inspirés du vice le plus raffiné. Un tel comportement ne se rencontre guère que chez des hommes mûrs ou vieillissants qui, sentant décliner leur puissance sexuelle, ont besoin de stimulants cérébraux extraordinaires pour retrouver passagèrement un reste de vigueur ».
Jugement qui semble méconnaître l'extraordinaire fréquence de ce genre de jeux chez tous les adolescents du monde. Je ne connais pas, personnellement, un seul adolescent qui ne se soit soumis à l'épreuve de la cigarette incandescente éteinte sur le dos de la main, cela au moins une fois, certains « spécialistes » faisant de cet exercice d'endurance à la douleur une attraction dont ils offrent le spectacle régulier à leurs camarades.
Loin d'être des jeux de vieillards égrotants, ce genre de dressage […] est tout au contraire une tradition chez les jeunes hommes les plus sains. Si cette affirmation vous surprend c'est que vous ignorez tout des habitudes des garçons virils (fussent-ils sexuellement passifs), et que vous en êtes encore aux conceptions périmées du petit jeune homme fardé qui tortille du croupion. […] Ces « jeux de nobles » sont l'apanage des grandes universités américaines, des écoles militaires de tous les pays du monde, les cérémonies nocturnes d'initiation des grands collèges sont de véritables messes noires du sado-masochisme, les « épreuves » des apprentis existent dans la plupart des grandes usines, ce sont de véritables cérémonies d'initiation où la résistance à la douleur physique est alliée aux humiliations les plus abjectes, […] : Les nier serait un réflexe imbécile de pudeur et de respect de tabous et d'interdits démentis par la réalité quotidienne. [...]
Je sais la phrase qui a cabré littéralement l'ensemble de la critique littéraire homophile ; c'est celle-ci, que je cite volontairement sans chercher une dérobade ou un artifice pour l'éviter :
« J'aimerais que tu voies Basini manger de la merde, dit Reiting sarcastique. »
Cette phrase, séparée de son contexte moral et philosophique, est la phrase type sur laquelle bute le lecteur non prévenu qui s'en va se gaussant du gros mot imprimé noir sur blanc, gros mot qu'il s'en va répétant avec l'air scandalisé du monsieur épris d'amour grec qui n'a rien à voir avec de telles abjections. C'est là un jugement un peu court et qui fait table rase d'une des religions les plus répandues dans le monde, où la consommation des excréments, de la terre et de la poussière par les ascètes permet d'atteindre les plus hauts sommets du détachement et du nirvâna. […]
Il faudrait citer des pages entières de l'admirable, et difficile, roman de Robert Musil pour faire comprendre au lecteur moyen qu'il se trouve au seuil d'un royaume interdit dont il ne possède pas toutes les clefs. […]
Le roman de Robert Musil […] est, avant tout, un livre de morale (ceci s'adresse à ceux qui voient en Sade un auteur « érotique », alors que l'œuvre de Sade est celle d'un moraliste plein de rigueur), c'est un roman difficile et plein de ténèbres sanglantes. Il préfigure le mythe du surhomme nazi et les violences sadiques des « blousons noirs », il explique soudain le goût de toute une jeunesse éprise de héros physiques pour les seules qualités morales extérieures de la violence et des prouesses devant la souffrance recherchée avec la passion du désespoir. […]
La théorie du surhomme s'exprime avec une clarté aveuglante […]. La théorie préfiguratrice du surhomme s'enfle alors démesurément et s'exprime dans toute sa clarté : « Les seuls hommes vrais sont ceux qui peuvent pénétrer en eux-mêmes, les esprits cosmiques capables de descendre assez profond pour discerner leurs liens avec le grand rythme universel » (page 94).
Lisez Les désarrois de l'élève Törless, le ton du dialogue y dépasse peut-être celui des conversations courantes des adolescents (ce reproche s'appliquerait aussi bien aux jeunes héros des admirables Amitiés particulières de Roger Peyrefitte, aux princesses de Racine, aux amants de La princesse de Clèves, aux enfants amoureux de Roméo et Juliette), lisez ce livre admirable et difficile, un livre qui demande un effort au lecteur qui en a perdu l'habitude, un chef-d'œuvre insolite de dureté et d'intelligence ; un des plus importants romans de la littérature contemporaine avec l'hermétique blason d'Histoire d'O dont il est la réplique virile. [...] »
Arcadie n°87, mars 1961
Lire l'article complet de Jean Boullet paru dans le numéro 87 de la revue Arcadie (mars 1961).