Triangle rose de Michel Dufranne, Milorad Vicanovic et Christian Lerolle
« Lorsque, pour un devoir, un lycéen rend visite à son arrière-grand-père qu'il sait rescapé des camps, il ignore qu'il provoquera chez le vieil homme taciturne un raz-de-marée de souvenirs douloureux et réveillera de terribles blessures non cicatrisées... » (extrait de la quatrième de couverture)
Cette bande dessinée a un point de départ analogue à « En Italie, il n'y a que des vrais hommes ». Ici, il s'agit de lycéens qui interrogent – dans le cadre d’un travail scolaire sur les camps nazis – le parent de l'un d'eux, Andreas Müller. La différence avec l’album « En Italie… » est que les jeunes d’aujourd’hui ne savent pas que l'arrestation de ce parent était liée à son homosexualité (secret de famille ?). Ces adolescents sont eux-mêmes pris dans un réseau de blagues racistes, antisémites, homophobes… sans que cela semble les interroger ; ce qui peut être mis en parallèle avec l’insouciance d’Andreas et de certains de ses amis, avant la guerre, sur les projets du parti nazi et de son führer.
Toutes les pages qui traitent du vécu de l’arrière-grand-père sont illustrées en noir et blanc : les années brunes (avant la guerre : la répression dans l’Allemagne nazie de tous ceux qui n’ont pas le « bon » profil, les communistes, les homosexuels…) – les années noires (pendant la guerre) – les années de larmes (après la guerre : les condamnés liés au paragraphe 175 ne sont pas considérés comme des vrais victimes mais comme des prisonniers de « droit commun » ; ils n’ont donc pas droit à indemnisation).
De la bande d’amis, un seul garçon (il est communiste) semble lucide sur les dangers qu’il peut advenir avec la prise du pouvoir par le « petit caporal autrichien » (p. 36) ; tous les autres pensent être protégés parce que Ernst Röhm (p. 35) est lui-même homosexuel. Même les théories de Magnus Hirschfeld sont vilipendées par ces jeunes allemands homosexuels qui pensent que le fameux Paragraphe 175 est devenu « obsolète » car « personne n’ose plus y faire référence » (p. 38).
Cette bande dessinée est l’occasion pour les lecteurs de creuser plus profondément des faits, des évènements entraperçus, dans le texte (par exemple, la nomination d’Hitler comme Chancelier (p. 29)), dans les images (par exemples, la revue allemande Der Eigene (p. 41), un rassemblement des nazis devant la Porte de Brandebourg (p. 30)) ou dans les deux, texte et images, (par exemples, le combat de boxe organisé entre Adolf Witt, un allemand aryen, et Johann Trollman, un Tzigane qui ne plaît guère aux nazis (pp. 40/47), la répression contre les homosexuels qui se poursuit dans l’Allemagne d’après-guerre en application du Paragraphe 175 toujours en vigueur (p. 137)).
Quelques faits peuvent paraître peu crédibles. Comme par exemples, la fréquentation par Andreas d’un jeune membre du parti nazi (pp. 25/28) et la blague racontée, dans le tramway public, à Andreas par un de ses amis à propos du comte de Shulenburg (p. 32). Peut-être faut-il voir dans ces éléments incongrus, une façon de confronter le lecteur à une vérité qui ne peut jamais être donnée, mais qui doit être sans cesse cherchée. Les souvenirs d’Andreas, il faut sans doute les prendre comme des éléments – à la fois – divulgués et non divulgués. Pour en saisir le sens, il n’est pas possible d’en rester aux seules paroles et images présentes dans les pages de cette bande dessinée. Ainsi ces éléments surprenants ne doivent être pris ni pour des erreurs factuelles ni pour un savoir lacunaire des auteurs. Les éventuelles inexactitudes permettent au contraire aux lecteurs de rester vigilants. Non pas pour dire que la vérité ne peut être détenue mais pour rappeler aux lecteurs qu’ils ne doivent jamais être dispensés de réfléchir envers ce qui leur est rapporté. En cela, les auteurs ne voilent pas la réalité mais essaient de lui être fidèle. Cet ouvrage pose de cette façon la question qui est de savoir si Andreas et ses amis avaient une claire perception des réalités ou si leur lucidité était altérée, autrement dit, si leurs actes et décisions (différents selon les personnages) étaient justifiés ou non.
C'est seulement à la fin du livre, dans les trois dernières pages – retour dans le monde d'aujourd'hui avec les lycéens – que le lecteur comprend que le grand-père n'a rien révélé de son vécu et de son secret. On devine alors que les pages « historiques » ne sont que des réminiscences du vieil homme et qu'il souhaite aujourd'hui oublier. La présentation de cet ouvrage chez de nombreux libraires sur le web est surprenante car elle laisse croire aux lecteurs que devant les interrogations de son arrière-petit-fils, « Andreas se livre enfin ». Ce qui n'est pas le cas puisque le vieil homme renvoie brutalement les adolescents aux « livres » qui traitent de cette période (attitude qu’ils ne comprennent pas).
Andreas réclame un droit à l’oubli : il faut vivre, vivre pour oublier qui on a été ; vivre pour tuer le souvenir, vivre pour lutter contre la majorité qui vous tolère, aujourd’hui encore… tolérance qui peut s'avérer très vite répressive.
Un album d’une très grande richesse qui montre encore comment les amours masculines pouvaient être traitées dans toutes les couches de la société.
Les auteurs, Michel Dufranne, Milorad Vicanovic et Christian Lerolle, n’ont pas convoqué un catalogue d'épouvantes à deux sous, mais la banalité de l'appétit humain et les images d'horreur qu'elle peut susciter : morts… visages contre terre et battus jusqu'à la négation… Sans oublier ce moi qui vient à s’épuiser jusqu'à l'oubli…
■ Triangle rose de Michel Dufranne (scénariste), Milorad Vicanovic (dessinateur), Christian Lerolle (coloriste), Editions Quadrants, septembre 2011, ISBN : 978-2302017238
Lire aussi la chronique de Lionel Labosse sur son site altersexualité.com