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Trouble transparence par Olivier Lacoste

Publié le par Jean-Yves Alt

Dans les faits, et surtout dans les esprits, la transparence gagne du terrain. Si elle bénéficie d'un préjugé favorable, celui-ci devrait pourtant étonner, voire susciter quelque inquiétude. Car la transparence ne constituerait-elle pas, aussi, une grave menace ? À la fois pour notre liberté individuelle, en nous imposant des comportements normés, et pour les fondements de la solidarité sociale, en détruisant l'indispensable « voile d'ignorance ».

[…] la transparence risque aussi de se manifester par la surveillance – que certains ne manqueront pas de trouver légitime – des comportements : il fume, il mange trop, il avale trop de sucreries, il ne met pas son masque antigrippe, il a trop de partenaires sexuel(le) s, il n'est pas dans la norme : je ne dois pas payer pour lui.

Faire l'apologie de la transparence sans limites peut aboutir à situer l'origine de celui qui parle, qui exprime une idée, comme si cette origine déterminait entièrement ses conceptions. Certes, il ne faut pas être naïf : les discours ne sont pas tous innocents, et il vaut parfois mieux savoir d'où ils émanent. Pour autant, le postulat « un groupe-un discours » n'est pas acceptable. La transparence, c'est vouloir faire fi de la capacité de chacun à se forger une opinion par le raisonnement et la comparaison des arguments. L'avènement de la transparence, c'est la ruine de la foi (foi peut-être illusoire, mais peu importe du moment que cela reste au moins un idéal) en la raison.

Une liberté de plus en plus normée

Les conséquences pratiques de ces changements conceptuels pourraient se montrer radicales. La « police des consciences », que certains auteurs ont redoutée dans leurs ouvrages d'anticipation, pourrait bien se traduire dans les faits par une norme imposée par les identités. Sous peine d'être suspects des pires turpitudes, il faudra agir et penser « en tant que ». Jacques Attali esquisse le cauchemar à venir dans l'avant-propos de son ouvrage Une brève histoire de l'avenir (éd. Fayard) : « De nouveaux objets de consommation majeurs apparaîtront, que je nomme des "surveilleurs", permettant de mesurer et de contrôler Ici conformité aux normes : chacun deviendra son propre médecin, professeur, contrôleur. […] L'autosurveillance deviendra la forme extrême de la liberté, et la peur de ne pas satisfaire à des normes en sera la limite. La transparence deviendra une obligation : quiconque voudra ne pas faire connaître ses appartenances, ses mœurs, son état de santé ou de formation sera a priori suspect. »

Prophétie absurde ? Non, cela a déjà commencé. Souvenez-vous des associations qui voulaient dénoncer, en 1997, l'homosexualité d'hommes politiques au motif qu'ils s'étaient opposés au Pacs. Comme si être hostile au Pacs pouvait se comprendre de la part d'un homme ou d'une femme politique hétérosexuel(le), mais ne pouvait se pardonner dans le cas contraire. Ce qui est intéressant dans le cas d'espèce, c'est que le raisonnement consistait non seulement à mettre, d'emblée, cette prise de position sur le compte de la trahison ou de la lâcheté (et pas – pourquoi pas ? – sur celle d'une conviction), mais aussi à offrir en pâture la vie des intéressés afin précisément d'invalider leur pensée (il ne s'exprime pas comme ceux de son groupe, donc son discours ne vaut rien).

Dans l'analyse des faits de société qu'elle effectue sous l'angle du droit, Marcela Iacub contribue, d'une certaine façon, à mettre en évidence cette obligation croissante à agir et à penser « en tant que ». Dans la préface de Qu'avez-vous fait de la libération sexuelle ?, elle parle d'un « féminisme officiel ». Elle affirme qu'il se compose de « ceux qui se revendiquent les avant-gardes toujours vivantes de la libération sexuelle », mais qu'il a réussi à devenir une sorte d'idéologie d'État, pouvant disposer de la contrainte exercée par la loi. Elle estime également que ce féminisme officiel se caractérise par son « puritanisme sexuel et familial ». Peu importe, dans le cadre d'un article consacré aux méfaits de la transparence, que cette thèse sur le féminisme soit fondée ou non. Ce qui n'est pas ici l'objet du propos.

Il est, en revanche, intéressant d'observer que ce féminisme officiel pousse, selon Marcela Iacub, les femmes non seulement à obtenir des droits en tant que femmes (qui ne se confondent pas avec ceux de l'individu abstrait évoqué par la Déclaration des droits), mais aussi à se comporter selon les prescriptions de celles qui savent comment une femme doit se conduire de façon correcte « en tant que » femme. Marcela Iacub résume ainsi la contrainte exercée par l'idée d'un groupe d'appartenance : « C'est la loi pénale qui se charge de faire de nous des femmes émancipées. [...] La théorie de la domination masculine […] sort des livres pour se transformer en un évangile à la portée des législateurs et des magistrats, dont le but est de mettre en question la capacité des femmes à consentir. Censées être dans les marécages de la fausse liberté, un large éventail de femmes, de la prostituée à celle qui porte le voile, de la partouzarde à la masochiste, furent considérées comme incapables de dire "oui". Seul le féminisme officiel et institutionnel pouvait savoir ce que voulait vraiment une femme. Dès qu'une femme pense ou agit différemment, elle est immédiatement suspectée d'être manipulée par un homme concret ou par le patriarcat abstrait. »

Inutile de multiplier les exemples. La transparence gagne du terrain, dans les faits et surtout dans les esprits. Rien à voir avec la volonté de s'assumer ou de se revendiquer ; il s'agit d'une transparence imposée à chacun par l'air du temps. Celle-ci, dans le même temps qu'elle érode le « voile d'ignorance » indispensable à la solidarité sociale, contribue à obtenir de nous que notre liberté soit strictement normée, conforme à celle de notre supposé groupe d'appartenance. Sur le plan économique et social, ces évolutions, si elles ne sont pas contenues par la loi, nous laisseront plus seuls et plus démunis face aux accidents de la vie. Sur le plan politique, tout cela ne débouchera peut-être pas sur un cauchemar à la 1984 (de George Orwell), mais sans doute sur une forme plus subtile de « servitude volontaire », pour pasticher La Boétie, qui nous amènera à dire tout de nous jusqu'à n'avoir aucune opacité, aucune liberté, aucune épaisseur en tant qu'individu.

Olivier Lacoste, économiste

Extrait d'un article paru dans la revue « Monstre », numéro 1, décembre 2009, ISBN : 9782953535006, pp. 8 à 11

Cet extrait est publié avec l'accord de la revue.

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