Une interview : Julien Green par André-Michel Calas (1974)
« Le phénomène de libération sexuelle actuel me paraît très étrange. »
Cette interview que Julien Green m'a accordée il y a quelque temps, je dois préciser qu'elle était destinée à un autre magazine que notre revue et qu'elle y a paru. Mais il y a des sujets sur lesquels on aime faire silence dans la grande presse et que Julien Green, malgré sa grande pudeur, avait abordés. Ils nous intéressent, nous, passionnément.
Debout, d'une minceur et d'une allure juvénile étonnantes, parmi ses meubles anciens et ses reliures précieuses, Julien Green, soixante-quatorze ans, me tend la main avec un sourire cordial. Je ne l'avais pas revu depuis quinze ans. Les cheveux sont devenus gris mais ils restent abondants. Ses beaux yeux sombres sous les sourcils charbonneux, demeurent aussi vifs que jadis, malgré un sourire un peu forcé, le sourire des timides.
Julien Green, écrivain français, l'un des meilleurs puristes de notre langue, est de nationalité américaine :
— Oui, j'ai gardé la nationalité américaine, me dit-il, mais acquis en même temps la nationalité française. François Mauriac autrefois avait eu idée de m'entraîner à l'Académie Française. Mais c'était prématuré. Lorsqu'en 1970 l'Académie m'a donné son Grand Prix, c'était un signe, une invite, une manière de dire : « la porte vous est ouverte ». J'ai fait l'objection naturelle : « Je ne peux pas poser ma candidature parce que je suis Américain. » Des amis dont Marcel Achard ont parlé au Président de la République. « On » a tourné la difficulté avec beaucoup d'élégance. Voilà !
Ce « voilà » chez ce timide est net. Il n'en dira pas plus. Le difficile avec Julien Green est qu'on ne peut obtenir de lui de réponse précise, concrète, détaillée. Une pudeur extraordinaire et le goût du secret, profondément enraciné en lui, l'en empêchent. Il écourte les explications avec un sourire navré mais avec fermeté. Très souvent dans l'entretien, il me dira :
— Gide me citait souvent cette phrase d'Oscar Wilde : « Ce ne sont pas les questions qui sont indiscrètes, ce sont les réponses. »
C'est qu'il y a en lui, une impossibilité absolue de s'extérioriser, de se confier. Son Journal le confirme. Il reste un « emmuré ». Il se dérobe. Il fait silence. Fermement. On mesure alors le courage qu'il a fallu à la fin de sa carrière pour confesser dans ses livres ce qu'il y avait de plus intime et de plus singulier en lui.
A une époque où déferle sur nous une vague d'érotisme des deux côtés de l'Atlantique, toute l'ouvre de Green n'exprime que pudeur, goût et apologie de la pureté, de la vie spirituelle, horreur de la sexualité. Et pourtant Julien Green n'ignore pas les démons de la sensualité. Il a été torturé par d'étranges désirs qu'il a découverts tardivement en lui, avec stupeur. Il a été au centre d'un combat entre le pur et l'impur mais il n'a jamais voulu faire prendre l'un pour l'autre.
Julien Green est né presque avec ce siècle à Paris le 6 septembre 1900. Son père Edward Green s'était fixé en France sept ans plus tôt ; il représentait une firme américaine d'importation de coton. Sa mère, Marie Hartdrige, était une femme vive, aimante qui élevait ses huit enfants (Julien est le dernier) dans le culte du « Sud ».
Quelques jours avant Noël 1914, une de ses sœurs Retta qui se trouvait près de la fenêtre, en face de la grille du jardin, crut voir des hommes noirs qui montaient sur une échelle pour placer sur la porte des draperies de deuil. Elle appelle Anne, son autre sœur, qui elle ne vit rien. Mais sept jours plus tard – vision prémonitoire – des employés des Pompes Funèbres vinrent chez les Green poser ces rideaux de malheur : Mary Green, d'une santé toujours délicate, était morte en quelques heures, le 27 décembre 1914, épuisée d'avoir élevé avec des revenus modestes une famille trop nombreuse. Julien Green adorait sa mère d'un amour si tendre et si violent qu'aujourd'hui encore, devant moi, il refuse par pudeur d'en parler :
— C'est assurément l'être que j'ai le plus aimé au monde et quand elle est morte, ça a été un moment terrible pour moi. La fin d'une période... Tout ce que je devrais en dire... Non, cela ne peut s'exprimer ainsi avec des mots... Je l'ai écrit dans mes livres... mais le dire comme ça, non, ce n'est pas possible.
C'est à sa mère que Julien Green doit sa foi très ferme très naïve et son goût de la pureté parce que la vigilance maternelle l'a préservé, enfant, de toutes les mauvaises influences :
— Ce que ma mère m'avait dit sur le corps qui est le temple du Saint-Esprit m'a marqué à jamais. On ne pouvait me toucher même du bout des doigts ; si par hasard on me frôlait l'épaule, je m'écartais avec une sorte de dégoût... Je ne m'asseyais jamais à un endroit qu'un autre venait de quitter et où il avait laissé la chaleur de son corps, parce que cette chaleur me causait un malaise...
Aucune place dans cette formation pour ce que nous appelons aujourd'hui l'éducation sexuelle :
— Jusqu'en 1921, donc jusqu'à l'âge de mes vingt et un ans, personne ne me parla des choses sexuelles et les demi-révélations que j'en avais eues dans mon adolescence constituaient tout mon savoir sur ce point... Dans mon esprit les rapports entre gens mariés étaient rarissimes...
Une passion inavouable...
Une rencontre parmi les jeunes étudiants athlétiques, débordants de santé (durant un séjour d'études qu'il fit aux États-Unis en 1919) lui révèle soudain ce qu'il appelle sa « croix ». Cet étudiant se nomme Mark. Il éprouve pour lui une admiration sans borne parce qu'il est pur mais aussi parce qu'il est beau :
— D'une part, je voyais l'amour idéal qui m'attachait à Mark et cet amour, je ne parvenais ni ne songeais à le dominer. De l'autre, pensais-je, il y avait l'amour tout animal qui se rivait à la chair ; celui-là était impur mais les deux, le pur comme l'impur, m'isolaient du monde.
Leur amitié resta platonique et, du moins pour Julien Green, passionnée. Quelques années plus tard Mark vint à Paris voir Julien. Près de la Seine, sur le Pont Royal, Julien décida de lui avouer cette « passion inavouable » :
— Mais les mots si simples me restaient dans la gorge... Une ou deux minutes plus tard, je dis à Mark : « Je regrette... je ne peux pas... » Il me serra légèrement le bras. « Je comprends très bien. »
Bien plus tard, en juillet 1940, lorsque Julien Green quitta la France pour ne pas subir l'occupation nazie, Mark l'attendait sur le quai de New York, fidèle, chaleureux, lui proposant même une aide financière, ce que Green refusa car Mark avait une femme et des enfants à nourrir :
— Mais son geste me récompensa d'avoir toujours gardé le silence.
Green avait pris enfin conscience d'une singularité qu'enfant, trop pur, il n'avait fait que pressentir :
— Aujourd'hui je puis dire qu'à vingt ans je connaissais déjà ma croix. Dans mon for intérieur, je la refusais, j'en voulais une autre, moins humiliante. Je voulais une croix qui ménageât l'amour-propre... Pour moi jusqu'alors la honte de l'humanité était tout ce qui se voyait dans la région du bas-ventre. J'essayais d'oublier que cela existait.
Jamais pourtant, il ne s'est abandonné à l'apologie de sa « singularité sentimentale ».
C'est ce qu'il m'a dit :
— Oui, ce qui a créé chez moi l'œuvre et le conflit, c'est l'élément religieux. Si on le supprime comme le font les jeunes gens d'aujourd'hui, il n'y a pas de conflit. Si je n'avais pas eu de sentiment de culpabilité – disons du péché, c'est un mot très juste – je n'aurais pas été Julien Green. Je n'aurais pas été le même du tout. Le phénomène de libération sexuelle actuel me paraît très étrange. C'est un phénomène de révolte. J'appartiens à une humanité tout à fait différente.
— N'avez-vous jamais souhaité chercher un remède dans la psychanalyse ?
— Je n'entends rien à la psychanalyse. Je n'ai pas envie de l'écouter. Que ferait-elle ? Elle démonterait la machine... comprenez-vous ? Elle prend une montre et elle la met en pièces puis elle dit : « Maintenant remets tout en place. » ça serait la destruction de tout mon mécanisme, de toute une sensibilité. Ça, je ne pourrais pas le supporter.
Psychanalysé, Julien Green n'eût sans doute rien écrit !
Arcadie n°247/248, Propos recueillis par André-Michel Calas, juillet/août 1974