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Valeur religieuse de l'homophilie chez les primitifs par Jean-Louis Verger

Publié le par Jean-Yves Alt

Les récits des explorateurs, les travaux des ethnologues ont montré que la plupart des peuplades de civilisation très ancienne admettent les mœurs homosexuelles (1). Or, chez le primitif, toute manifestation sexuelle a une valeur religieuse. « Pour un tel homme, écrit le savant Mircea Eliade, il n'existe pour ainsi dire pas de vie sexuelle « pure », exempte des implications symboliques. Même lorsque l'acte sexuel n'est pas formulé en termes cosmologiques [...], il n'en est pas moins chargé d'un symbolisme religieux : il suffit d'examiner le vocabulaire érotique des peuplades « primitives » pour se rendre compte des multiples valences métaphysiques qu'implique d'acte sexuel. » Cette affirmation est tirée d'une étude (2) qui, incidemment, met en relief ce fait important : certaines peuplades archaïques semblent accorder à l'homosexualité, plus qu'une tolérance pratique, une valeur religieuse exceptionnelle. Mais, avant d'aborder ce problème, il est nécessaire de suivre, avec Mircea Eliade que je me permettrai de citer souvent, les étapes de la vie religieuse et sexuelle du primitif.
Il existe, dans toutes les sociétés archaïques une répartition en deux groupes : « celui des initiés — et celui des non-initiés (c'est-à-dire les femmes, les enfants, les bâtards, les étrangers) » (id. p. 30).
Les manifestations de la sexualité des non-initiés n'ont aucune valeur et restent par conséquent indifférentes. C'est ainsi que « la sexualité infantile existe chez bien des « primitifs », mais on ne lui accorde aucune importance. Chez certaines tribus (par exemple en Mélanésie), on encourage même les jeux sexuels des enfants ; ailleurs, la période pré-initiatique est caractérisée par une promiscuité sexuelle absolue. Mais on sent que toutes ces libertés sont dépourvues de conséquences, et, partant, de signification : elles reflètent uniquement l' « irréalité » de l'état d'enfance ou d'adolescence. N'étant pas initié, l'enfant ou l'adolescent n'existe pas encore d'une manière précise : il n'est qu'une « chose » (id. p. 30).
Ce n'est qu'après l'initiation que le jeune homme « commence à être », « devient réellement jeune homme ». Presque partout, une société secrète a la charge de l'initiation des jeunes gens. « Cette initiation consiste principalement dans la transmission d'une doctrine traditionnelle et dans la révélation de la sexualité ». L'initié devient homme parce qu'il a reçu la révélation de la doctrine secrète, révélation à laquelle sont liées les opérations qui proclament la maturité sexuelle. « Ainsi, chez les tribus australiennes les plus archaïques, les Yuin et les Kurnaï, l'acte essentiel de l'initiation est la révélation du nom de l'Etre Suprême : Daramulun chez les Yuin, Mungangana (« Notre Père ») chez les Kurnaï. Ces noms sont secrets : ils ne sont communiqués qu'aux initiés. En même temps que les noms divins, on leur communique la théologie et la mythologie du clan : comment l'Etre Suprême a créé le monde et l'homme, comment les ancêtres mythiques ont continué et parfait la création, etc... [...]. Cette doctrine secrète équivaut à une métaphysique. » (id. p. 31).
A partir de cette révélation que reçoivent les initiés, « leur vie sexuelle qu'il s'agisse de libertinage post-initiatique – ou de mariage – ne peut plus passer pour jeux enfantins sans conséquence pour la société et même pour le Cosmos tout entier... leur activité sexuelle intéresse la sacralité même de l'Univers. » (id. p. 33).
Dans ces conditions, nous pouvons remarquer d'abord que l'homosexualité, pratiquée couramment par les initiés, a donc une valeur religieuse, au même titre que l'hétérosexualité.
En outre, il est intéressant de noter que le rituel d'initiation comporte parfois des opérations chirurgicales qui ont pour but de suggérer que l'initié devient androgyne (on ajoute, par exemple, au jeune homme, un symbole du sexe féminin). « Le sens profond de ces opérations, écrit Mircea Eliade, semble être le suivant : on ne peut devenir réellement homme ou femme avant d'être, même symboliquement et de façon passagère, homme parfait, homme « total », androgyne. Ce retour à l'état primordial d'androgyne (car, dans beaucoup de traditions, l'ancêtre mythique était androgyne) se réalise ailleurs, périodiquement, par des cérémonies d'échange des costumes ou de travestissements, généralement, ces rites sont pratiqués à l'occasion de la nouvelle année ou des fêtes agraires, c'est-à-dire dans un laps de temps qui symbolise (et réactualise !) l' « orgie, le chaos qui précédait la création (3). L'androgynisation rituelle, la coexistence des sexes est, elle aussi, une expression de l'état parfait, de la « totalité », de la réintégration des contraires dans l'unité primordiale. » (id. p. 33).
Ainsi l'initié, cet homme nouveau, cet homme refait, qui connaît maintenant la vérité métaphysique et dont l'activité sexuelle a une valeur cosmique, est, symboliquement, à la fois homme et femme.
Ces quelques idées sur l'initiation – acte magico-religieux le plus important de la vie du primitif, et qu'imitent toutes les cérémonies ultérieures – nous permettent d'aborder ce que Mircea Eliade nomme les « Travestissement rituel, changement de sexe, inversion sexuelle », qui se produisent dans certaines peuplades au moment où l'initié atteint l'état religieux privilégié de sorcier ou de chaman.
Le chaman subit, comme l'initié, un certain nombre d'épreuves rituelles ; il monte aux Cieux et descend aux Enfers ; chez les Goldes, les Yakoutes, les Bouriates, les Téléoutes, il a été choisi par un esprit, avec lequel il a des relations sexuelles. Cet esprit vit en lui et l'inspire. Chacun des actes du chaman est ainsi le reflet d'une puissance divine. Parfois, le chaman s'habille en femme et « devient A homosexuel. En particulier, cette homosexualité rituelle est obligatoire chez les chamans Manang Bali des Dayaks maritimes (Bornéo), qui prennent des « maris » et adoptent définitivement un comportement homosexuel (4). « Ils subissent ce changement à la suite d'un ordre reçu des esprits, en rêve ; s'opposer serait risquer la mort. » (id. p. 47). Ce même rite se retrouve ailleurs : « Dans l'île de Rambree (près de la Birmanie) un sorcier adopte parfois le costume féminin et devient même « l'épouse » d'un collègue – mais ils prennent également une femme avec laquelle ils vivent ensemble. » (5) (id. p. 48). Même coutume chez les Patagoniens et les Araucans ; chez ces derniers, les magiciens sont en général des invertis, mais « ici non plus, l'inversion sexuelle n'est pas considérée comme la source même du pouvoir chamanique : on devient chaman par le truchement d'une initiation. » (6) (id. p. 48). Des faits semblables se retrouvent dans les tribus nord-américaines (Arapaho, Cheynee, Ute, etc.), chez les Jurok de Californie, chez les Koniag de l'Alaska. Enfin, chez les Tchouktches, qui vivent à l'extrémité nord-est de la Sibérie, qui ont une ville (Anadirsk), et dont la civilisation est sans conteste très ancienne, les chamans se recrutent parmi les homosexuels, « s'habillent en femme, pratiquent les travaux féminins et se marient à des hommes (7). Toute cette classe de chamans travestis pratique l'homosexualité ; mais on ne saurait rien déduire de ce fait, car l'homosexualité est chose commune chez les Tchouktches. » (id. p. 48).
Ces faits exceptionnels, quoique assez répandus, ont été, jusqu'ici peu étudiés. Mircea Eliade pense qu'ils ne peuvent être considérés comme un élément constitutif de la magie primitive, mais que « ce phénomène a certainement une grande importance ».
Il affirme d'abord qu'il ne peut être expliqué par une priorité de la femme dans la magie primitive. « Les femmes magiciennes ne jouent pas un rôle important dans les anciennes couches de l'humanité. Les femmes ne deviennent presque jamais magiciennes en Australie et remplissent assez rarement cette fonction en Mélanésie et en Polynésie. Par contre, elles sont plus nombreuses que les hommes-magiciens en Indonésie, en Afrique et en Amérique ; mais cette supériorité ne doit pas nous tromper : en général, dans toutes ces régions, les femmes pratiquent uniquement la petite magie... [divination, sorcellerie d'amour, médecine populaire, etc.]. L'expérience fondamentale du chamanisme – c'est-à-dire l'ascension aux cieux et la descente aux enfers – reste l'apanage presque exclusif des hommes. Tous ces faits nous semblent exclure l'hypothèse de la magie primitive découverte par la femme et restant pendant un laps de temps indéterminé une technique spirituelle féminine. » (id. p. 47).
S'agit-il d'un essai d'androgynisation rituelle du chaman ? Certes, le costume féminin peut s'expliquer ainsi. (En Sibérie, le costume rituel comporte parfois des seins artificiels). Mais les primitifs confondent-ils androgyne et homosexuel ? Rien ne le prouve.
Mircea Eliade émet ensuite l'hypothèse que les signes naturels d'homosexualité chez un primitif décideraient de sa vocation chamanique, car « les manifestations étranges et insolites [...] constituent, aux yeux des « primitifs » la marque indéniable d'une hiérophanie. » (8) (id. p. 49), mais dans une peuplade où l'homosexualité est admise, « commune », comment peut-elle paraître insolite ? De plus, cette hypothèse n'explique pas l'homosexualité rituelle, obligatoire pour les Manang Bali, quels que soient leurs goûts naturels.
On sait par le Grec Lucien et par le Deutéronome (XXIII, 18) que les religions orientales de l'antiquité avaient leurs prostitués sacrés, qui étaient prêtres et adorateurs. « Les actes de sodomie accomplis dans les temples sur ces prostitués, souligne Westermarck, ont peut-être eu pour objet, comme les rapports avec les prêtresses, le transfert de bénédictions aux fidèles. » (II, p. 470), mais les chamans actuels ne sont pas des prostitués.
Aucune explication satisfaisante n'est donc donnée à l'homosexualité rituelle des Manang Bali et des Tchouktches. Est-elle tout simplement une survivance de cultures archaïques qui auraient accordé à l'homophilie une valeur sacrée, et aux homosexuels un « pouvoir » magique ? Quoi qu'il en soit, il est déjà intéressant de constater que le prétendu sauvage aux mœurs faciles est avant tout un initié, un homme « qui sait », dont chaque acte, et en particulier l'acte homosexuel, a une valeur religieuse (9).
(1) Cf. L'étude de Serge Talbot : Exemples tirés des mœurs de toutes les nations. Arcadie, février 1954.
Sur la Sexualité des primitifs, Mircea Eliade conseille de voir
— Bronislas Malinowski : La vie sexuelle des sauvages du Nord-Ouest de la Mélanésie (Paris, 1930).
—Ernest Crawley : The Mystie Rose : a study of primitive marriage and of primitive thought in its bearing on marriage (Th. Besterman, London 1927) ; id. Studies of Savages and Sex (Th. Besterman, London, 1929).
(2) « Chasteté, sexualité, et vie mystique chez les Primitifs », par Mircea Eliade, ancien professeur à l'Université de Bucarest. Cette étude est parue dans : « Mystique et Continence », travaux scientifiques du VIIe Congrès international d'Avon. Les études carmélitaines, chez Desclée de Brouwer. 1952.
(3) Cf. le livre de Mircea Eliade : Le mythe de l'éternel retour Archétypes et répétition. (Paris, Gallimard, 1949), p. 83.
(4) H. L. Roth : The Natives of Sarawak and British North Borneo (London 1896), vol. I, p. 270 ; cf. aussi E. H. Gomes : Seventeen years among the sea Oyaks of Borneo (London 1911), p. 179. Cité par Mircea Eliade.
(5) Hutton Webster, Magie. A Sociological Study (Stanford University Press, Californie, 1949), p. 192. Cité par Mircea Eliade.
(6) A. Metraux, Le chamanisme araucan (Revista del Instituto de Antropologia de la Universidad National de Tucumàn, vol. II, n°10, Tucumàn, 1942, pp. 309-362). Cité par Mircea Eliade.
(7) V. C. Bogoraz, The Chukchee (Memoirs of the American Museum of Natural History, vol. XI, New York, 1909, pp. 448 sq.). Cité par Mircea Eliade.
(8) Serge Talbot me signale ce texte de Westermarck : « On croit souvent, nous l'avons vu, que les hommes efféminés sont versés dans la magie ; leurs anomalies suggèrent aisément la pensée qu'ils sont doués d'un pouvoir surnaturel et qu'il leur est loisible de recourir à la sorcellerie comme substitut de la virilité, de la vigueur qui leur fait défaut. Mais les qualités surnaturelles ou le savoir-faire magique attribués aux hommes-femmes peuvent d'autre part, au lieu de leur attirer la haine, leur valoir honneur et respect. » (L'origine et le développement des idées morales, Payot, t. II, p. 467).
(9) L'apport successif des civilisations ne doit pas faire oublier que le Christianisme est, à l'origine et avant tout une religion primitive, une religion d'initiés. Si les symboles sexuels ont disparu des rites, il y a toujours une relation étroite entre l'amour mystique et la sexualité ; (cf. le livre « Mystique et Continence », cité plus haut). Dans la théologie du mariage, l'acte sexuel est considéré comme un acte sacré. Pour un chrétien, il n'existe pas d'acte sans importance religieuse. C'est pourquoi l'homophile chrétien, à moins de se borner à une « pratique » superficielle des rites religieux, est amené inévitablement à accorder à l'acte homosexuel une valeur chrétienne, et à demander dans l'Eglise et par l'Eglise, à la lumière des plus récentes découvertes scientifiques, que l'on reconnaisse enfin la vérité.
Arcadie n°36, Jean-Louis Verger, décembre 1956
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