Verlaine sans Rimbaud par André Calas
Séparés, Verlaine et Rimbaud prennent des chemins opposés. Rimbaud, dégoûté à tout jamais de la vie littéraire à Paris, de l'alcool, de la débauche et de la civilisation occidentale s'enfuit vers l'Orient. Il choisit la solitude du désert. Il oublie la poésie, il oublie Verlaine, il oublie peut-être ses goûts. Pour Verlaine, il n'aura que du mépris. Il l'appelle Le Loyola parce que celui-ci s'est converti.
Verlaine, lui, sombre de plus en plus dans l'alcoolisme et la débauche, mais le souvenir de Rimbaud ne s'effacera jamais en lui.
Les biographes ont insisté beaucoup sur le côté sordide de leur passion. Ont-ils montré suffisamment cet amour dévotieux du vieux poète qui retrouve de mémoire (il avait une mémoire extraordinaire) les plus beaux vers de son ami qui, sans lui, auraient été perdus ?
Car Rimbaud, de son vivant, a très peu publié, quelques poèmes et une « Saison en Enfer » dont il brûla presque tous les exemplaires, en même temps que ses lettres, ses brouillons.
Tout cela serait perdu pour nous, sans Verlaine. A la mort de Rimbaud, presque tout le monde avait oublié le poète qu'il avait été. Sa sœur qui l'adorait ne savait pas même qu'il avait, jadis, écrit des vers.
Mais au bout de vingt ans, Verlaine les savait encore et les édita. Sans lui, sans cet amour enfin sublimé, l'œuvre de Rimbaud serait amputée du meilleur. Sans lui qui en fut le premier chantre, le « mythe de Rimbaud » n'existerait peut-être pas.
N'est-ce pas un miracle de l'amour ? Verlaine sans Rimbaud, loin de Rimbaud, retrouve et ressuscite l'un des plus purs artistes de la langue française. Est-il tant d'amours normales qui, mortes, se survivent assez pour inspirer une telle dévotion et pour faire naître seize ans plus tard (en 1887) ce poème déchirant de Verlaine, dédié à Arthur :
On vous dit mort, vous. Que le diable
Emporte avec qui la colporte
La nouvelle irrémédiable
Qui vient battre à ma porte.
Je n'y veux rien croire. Mort, vous !
Toi, Dieu parmi les demi-dieux
Ceux qui le disent sont des fous
Mort, mon grand péché radieux !
[…]
Quoi : le miraculeux poème
Et la toute-philosophie
Et ma patrie et ma bohème
Morts ? Allons donc : Tu vis ma vie.
(Extrait de Læti et Errabundi dans le recueil « Parallèlement »)
Arcadie n°153, André Calas, septembre 1966 (extrait p. 415)