Witold Gombrowicz et l'homosexualité par André Clair
Tous les deux ans, à Tunis, treize éditeurs, venus de treize pays différents, décernent un prix à l'écrivain d'avant-garde, qui remplit cette double condition : être méconnu – ou ignoré des lecteurs – et auteur d'une œuvre originale et curieuse. En 1967, à Gammarth, près de la Capitale tunisienne, ce fut Gombrowicz qui, en mai dernier, l'obtenait.
Ce petit évènement littéraire me fournit le prétexte pour étudier, ici, l'un des aspects les plus singuliers d'une entreprise qui reflète, à plus d'un égard, certaines obsessions de notre époque : par exemple, la peur qu'a l'homme d'aujourd'hui de son semblable, ce dangereux adversaire de l'individu personnel ; la relation entre hommes, considérée comme un conflit métaphysique des consciences. Ou encore, thème essentiel à l'œuvre de Gombrowicz, l'opposition, presque irréductible, entre l'être et l'apparence, la forme (la manière d'être, le masque) et le fond : ce qui se manifeste à l'intérieur de chacun de nous. Tout cela n'est pas bien nouveau, certes. L'originalité de Gombrowicz se place sur un tout autre plan : celui de la formulation de cette dualité, et de l'expression cauchemaresque qu'il donne à ces couples antinomiques : être profond de l'homme et son apparence ; masque et vérité ; individu et société ; jeunesse et maturité ; etc.
Dans les préoccupations de Gombrowicz, précisons tout de suite que l'homophilie occupe surtout une place symbolique : elle joue le rôle d'un révélateur d'une certaine réalité intime, humaine, elle constitue l'expression de notre aspiration (toujours dissimulée) à incarner cette réalité intime qui est, en quelque sorte, consubstantielle à nous-mêmes. En d'autres termes, pour la conception que cet écrivain se fait du monde et de la nature humaine, l'homophilie ne saurait intéresser qu'à titre de signe et d'illustration exemplaire.
Mais avant d'exposer la pensée, chère à cet écrivain, quelques mots ne sont pas inutiles sur son existence. Witold Gombrowicz, originaire de Pologne, a commencé à écrire dans l'entre-deux-guerres. Il a fait partie du « Nouveau Roman » des années 30 à Varsovie. Et pour comprendre toute la portée d'un livre-maître, tel que Ferdydurke, paru en 1937, il faut se rappeler l'état de décomposition de la haute société polonaise d'avant guerre. Car ce roman offre d'abord un tableau satirique, assez étonnant, d'un monde inauthentique, décadent, qui n'est plus capable de s'affirmer : tout le monde joue un rôle ; mais il suffit de regarder de près ces comédiens pour découvrir la vérité : ils ne sont pas ce qu'ils prétendent ; ils mentent aux autres et à eux-mêmes. Et, derrière la façade, le vide, le néant. Un an plus tard, en France, un autre jeune écrivain apercevra qu'il en va de même de la bourgeoisie française : cet écrivain, Jean-Paul Sartre, écrira La Nausée.
Pour résumer, Gombrowicz, avant le philosophe existentialiste, prend conscience de cette effroyable réalité humaine : l'individu n'existe pas ; c'est un automate, dépourvu de vérité profonde, qui ressemble au vampire des films d'épouvante : à ceux-ci, il ne faut que toucher les corps, d'une croix, pour les voir s'effondrer en poussière ; pour les personnages de Gombrowicz ou de Sartre, le seul regard étranger, qui se pose sur eux, dénonce leur vide, leur inexistence fondamentale. Alors, ils se dissolvent, se métamorphosent en monstres.
Ferdydurke fut assez mal accueilli en Pologne ; l'aristocratie de Varsovie voyait trop sa propre image, reflétée dans ce miroir grossissant. A l'étranger, il resta ignoré. C'est seulement depuis 1958 qu'en France ce livre-maître est connu. Encore a-t-il fallu tout l'enthousiasme et la persévérance d'un Maurice Nadeau, directeur de la Collection « Lettres Nouvelles », pour en imposer la traduction française auprès d'un petit nombre de lecteurs. Surtout, grâce au jeune metteur en scène argentin, Jorge Lavelli (celui-ci obtint le Prix des Jeunes Compagnies, en 1963, avec Le Mariage), la création à Paris de deux pièces de Gombrowicz (la seconde : Yvonne, Princesse de Bourgogne, théâtre de France, automne 1965), a permis d'élargir l'audience de l'écrivain.
1939 : Hitler attaque la Pologne. Gombrowicz prend le chemin de l'exil. Il débarque en Argentine à Buenos-Aires. C'est là qu'il vivra, jusqu'à ce que la publication de Ferdydurke l'incite à s'installer dans le midi de la France. Il y a neuf ans, environ, que le romancier polonais habite Vence, où il soigne son asthme. En Argentine, il écrit dans les journaux. De cette époque, on trouvera des échos dans son « Journal » des années 53-56. Toujours, d'Amérique latine, date son second roman, Trans Atlantique, dont le héros, Gonzalo, est un homosexuel.
Et, précisément, l'Argentine va lui faire découvrir les affinités métaphysiques de l'homosexualité avec ses propres obsessions philosophiques. Sur ce point, il s'explique longuement dans son Journal de 1955 : « par l'intermédiaire de quelques amis d'une Compagnie de ballets en tournée, je fus, dit-il, introduit dans un milieu où l'homosexualité était poussée, à l'extrême, presque jusqu'à la folie, à la démence... ».
Pour dissiper tout malentendu, car ces lignes pourraient suggérer une hostilité de sa part à l'homosexualité, il ajoute : « je dis "à l'extrême" pour bien marquer qu'il y avait beau temps que j'avais côtoyé les milieux d'homosexualité "normale". Sympathisant, donc – ou du moins, neutre, sans préjugé hétérosexuel. D'ailleurs, dans ce monde où les manifestations homosexuelles se révèlent excessives, "il se trouvait des gens de premier ordre, d'une rare qualité d'esprit..." ». Saluons, au passage, le souci remarquable d'honnêteté et d'objectivité de l'écrivain.
Dans cet univers, qui est celui des boîtes « spéciales » de Buenos-Aires, au Retiro, Gombrowicz a la révélation d'un aspect souvent caché de la chose : il voit s'agiter « des garçons déchirés par (le désir) des garçons comme des chiens ». A la vue de ce spectacle, il est épouvanté, car il aperçoit dans le « sombre miroir de ces mares démentes » (les manifestations de l'érotisme homosexuel) « le reflet de mes propres problèmes ».
Qu'est-ce à dire ? S'est-il découvert homosexuel lui-même ? A-t-il envie de « lever » un beau jeune homme ? D'abord, il commence à s'interroger avec impartialité : en particulier, il aime follement la jeunesse, pour elle-même, et quel que soit son sexe. Mais celle-ci « n'est-elle pas l'objet de l'envie secrète et de la non moins secrète adoration de tous ceux qui, comme moi, se sentaient condamnés à finir ? » Seule différence entre les autres mâles et lui : Gombrowicz ne s'intéresse pas à elle sur le plan sexuel. Il refuse de tomber d'ailleurs « dans l'enfer du sexe ». Aimer une jeune fille, pour les autres hommes, c'est désirer assouvir une passion, posséder une belle proie. Pour le romancier polonais, cela représente une aliénation. Est-ce pour cette raison qu'il veut placer l'adolescent (le garçon) sur le pavois où ils (les autres) avaient hissé la jeune femme... ? Le moyen de « libérer Eros » de l'instinct sexuel ? C'est possible. Gombrowicz ne s'explique pas très clairement sur ce point. Mais poursuivons.
Nous avons évoqué, au début de cette étude, quelle était la préoccupation essentielle de Gombrowicz : dénoncer le mensonge de la forme, révéler le vide essentiel de la personnalité – ou plutôt son absence. Dans Ferdydurke, tout le monde joue un rôle pour cacher son inexistence (ou sa non-essence) : rôle de professeur, de lycéen moderne, de palefrenier, etc. Mais sur un simple regard d'autrui, la façade s'écroule, le néant du cabotin apparaît. Et, d'une certaine façon, on peut affirmer que toute l'histoire de ce livre se limite au combat, sans cesse recommencé, d'un homme pour récupérer son masque. On m'arrache celui-ci ; je le récupère, par le moyen le plus simple : employer l'arme de l'adversaire, lui retirer le sien. C'est un perpétuel duel de regards qui enfonce la victime dans l'impersonnalité.
Mais celle-ci, ce vide, cette absence d'être, quelle forme (si l'on peut dire) emprunte-t-elle dans la pensée de Gombrowicz ? Pourquoi l'auteur parle-t-il de la jeunesse, comme d'un état admirable ? Qu'entend-il au juste par ce mot ? Eh bien, pour Gombrowicz, la jeunesse a plusieurs significations : d'une part, c'est l'adolescence (dans le sens habituel), riche de tous ses possibles. C'est l'immaturité (comme nous l'entendons généralement). D'autre part, c'est ce qui se dissimule, au profond de l'homme : ce néant, cette impersonnalité, cette matière informe, caractéristique de la nature vraie des individus. L'immaturité est une notion très ambiguë : elle exprime une source de valeurs, ce qui se trouve au début de toute chose, à la naissance de toute vie, à l'origine de toute création (fût-elle romanesque) ; elle est, en quelque sorte, l'Existence même dans son mouvement d'océan, que rien ne saurait endiguer, arrêter, éterniser (comme on peut s'en rendre compte, Sartre et sa théorie de l'instant ne sont pas éloignés de Gombrowicz). Mais, en même temps, cette source de valeurs, cette cause principale constitue en soi un chaos effroyable. Si l'on prend conscience de son existence, à l'intérieur de nous, on ne peut qu'être angoissé. Pourtant, en dépit de notre angoisse, nous sommes fascinés par lui, à notre insu, sans savoir pourquoi : Gombrowicz observe, dans sa préface à la Pornographie, que, si l'homme aspire à l'absolu, à la perfection et à la maturité, il tend aussi à plonger dans l'informe, l'inachevé, la verdeur juvénile. Cela lui est sensible dans son for intérieur.
L'originalité de Gombrowicz, c'est de mettre l'accent sur la part positive de l'immaturité, sans oublier toutefois de nous la présenter sous la forme d'un épouvantable chaos. En revanche, tout ce qui relève de l'être, de la personnalité – maturité, culture définie, mode de vie particulier, conditions sociales – représente, aux yeux du romancier, le véritable néant, le mensonge abject de ce qu'il appelle la « forme ». Les défenseurs de celle-ci sont les frères des salauds de Sartre (les bourgeois de Bouville dans La Nausée). Pour résumer, l'Immaturité est source de valeurs, image de la vie dans son mouvement même : cette Immaturité est inhérente à nous-mêmes. Mais il y a une autre Immaturité, qui, elle, nous est imposée du dehors : alors, nous sombrons dans un néant répugnant ; et, du fait même de notre chute, nous sommes métamorphosés en n'importe quoi : nous avalons tout ce que la société nous offre – manières d'être, de penser, goûts, opinions politiques, etc. – nous sommes aliénés, mystifiés. Enfin, Gombrowicz mentionne l'existence d'une dernière Immaturité, qui, elle, n'est pas « innée (ni) imposée ». En quelque sorte, elle incarne l'élan vital qui entraîne l'homme, incapable d'assimiler une certaine culture, à s'en fabriquer une autre à son propre usage : une sous-culture.
En fait, cette distinction, établie entre les trois formes d'immaturité, demeure abstraite ; dans la réalité, simplement, « nous sommes infantilisés par toute forme supérieure », déformés par toute information trop instructive, et le chaos que nous retrouvons en nous, c'est toujours le même : que le responsable en soit autrui, cet arracheur de masques, ou notre goût personnel de l'informe, ou encore la complexité de la culture. Et cette Immaturité, c'est aussi cette source de vie et de valeurs. Dans Ferdydurke « deux amours se combattaient... et deux tendances : l'une vers la maturité, l'autre vers l'immaturité qui, elle, perpétuellement rajeunit : ce livre est l'image même du combat qu'un homme amoureux de son immaturité mène en faveur de sa propre maturité ». Réflexion paradoxale ? Sans doute. Surtout, elle ne rend compte que d'un moment de l'évolution d'une pensée : plus tard, Gombrowicz prendra le parti définitif de la jeunesse (en France, vers 1963).
Déjà, pourtant, en Argentine, il parle d'elle sur un ton qui ne trompe pas : c'est, décrit-il dans son Journal, « un amour sauvage, illégitime, secret, véritablement démentiel ». L'adolescent symbolique doit faire l'objet d'un culte. Tout le reste, le monde de l'adulte, n'est qu'une immense pourriture, une escroquerie monumentale, une arme de guerre. Gombrowicz traque les mythes, comme il accuse l'adulte de pourchasser la jeunesse : la jeune femme pour satisfaire sa libido ; le garçon, parce qu'il a peur de celle-ci. Pourquoi cette peur ? Mais un adolescent n'est-il pas un adversaire de la maturité ? Le propre de la jeunesse, d'ailleurs c'est bien connu, consiste à renverser les idoles, à démystifier les gens qui se prennent au sérieux. A cet égard, Gombrowicz a bien raison de regretter que la critique n'ait pas assez remarqué la part de l'humour dans Ferdydurke – ou dans son théâtre – car on y trouve un comique, unique dans toute la littérature contemporaine, fait d'obscénités, de « vacheries », de grotesque agressif : un comique adolescent.
Le péril jeune, si redoutable pour l'adulte, provoque une riposte immédiate de celui-ci. Gombrowicz insiste sur toutes les mesures préventives que les hommes prennent contre un tel danger : d'abord, maintenir la jeunesse en esclavage (disons faisons d'elle une impuissante sociale, économique, etc.) ; ensuite, pour plus de sécurité, on l'envoie au casse-pipe. Il y a toujours une guerre fraîche et joyeuse, quelque part, sur cette charitable planète : Vietnam, par exemple. Et, parfaite incarnation de l'adulte à mes yeux, toujours aussi une jungle de généraux se dévoue dans certains pays (Grèce, si l'on veut), pour faire un coup d'Etat histoire d'emprisonner la révolutionnaire adolescence (« Toutes les guerres sont avant tout des guerres de jeunes, d'adolescents, de non-adultes... ») : « Ne semblait-il pas que la faim que ressent l'adolescent, la douleur de l'adolescent, la mort de l'adolescent eussent ainsi moins de poids que la mort, que la douleur, que la faim des adultes ? » Cette question, quelques années plus tard, sera posée, en termes vigoureux, par toute une génération de jeunes aux « croulants ». La réponse, on la connaît : partout, les adultes lâcheront leurs flics.
Mais l'homme, lui, est-il débarrassé pour autant de la jeunesse ? Et « ne pouvait-on soupçonner que si l'adulte avilit et dégrade ainsi son cadet, c'est pour ne pas tomber à genoux devant lui ? » Finalement, l'Immaturité, pour Gombrowicz, s'affirme quand même, sous une autre forme : « la vague infinie de l'amour interdit – amour qui véritablement jette l'adulte à genoux devant l'adolescent – n'était-elle pas la revanche de la nature sur le viol que l'homme vieillissant perpétrait sur l'adolescent ? »
Toutefois, cette réflexion n'est pas l'une des plus importantes que lui inspire le spectacle du Retiro. Il est temps, d'ailleurs, de s'interroger sur la signification que le romancier attribue à ce milieu homosexuel : en quoi celui-ci reflète-t-il ses « propres problèmes » ? Mais, on l'a compris déjà : « le vrai secret du Retiro, le secret diabolique... c'était que rien n'y pouvait arriver à terme... tout y était dans sa phase préliminaire... ». Et « toute culture fondait comme sucre dans une juvénile insuffisance, dans l'évolution et l'inachèvement de la jeunesse, et elle n'en devenait que pire – car ce qui est encore capable d'évoluer sera toujours inférieur à son propre accomplissement ».
Lieu commun péjoratif, digne d'un psychanalyste de la vieille école ? Non, justement : parce que « telle était la vie vivante, admirable ».
Pour Gombrowicz, d'ailleurs, l'une des expressions les plus détestables de la maturité, c'est un certain type d'hétérosexualité : la virilité qui croit se réaliser. L'Homme, avec la majuscule de vanité, ce crétin qui exhibe ses muscles, son pistolet (ô le joli symbole psychanalytique), sa bombe atomique, sa police et sa vertu (courage + connerie morale). Contre cet imbécile, et ses enfants (spirituels et matériels), le romancier se déchaîne, avec une violence qui réjouirait Simone de Beauvoir et tous les Féministes : « je ne la connaissais que trop, la belle virilité que les hommes savent se fabriquer à leur usage, s'excitant et se forçant mutuellement les uns les autres, saisis d'une peur panique devant la Femme qui est en eux... ces mâles crispés, spasmodiques, qui se livrent à une haute voltige de virilité ».
Dans tous les domaines, l'Homme-viril n'a apporté que malheur, misère, destruction : et « ce n'est qu'artificiellement qu'un homme de cette espèce rend ses vertus plus puissantes... il fait celui qui l'emporte par la violence ». Finalement, l'« esprit de virilité » ne s'illustre pas seulement dans la mort, les tortures des victimes ; mais il est responsable aussi de l'impuissance du bourreau : « En ai-je vu de ces hommes à qui leur virilité panique enlevait non seulement toute mesure, mais aussi toute intuition sur la manière d'agir dans le monde ». Le mâle absolu, en définitive, s'identifierait complètement au Mal absolu.
Si le mythe de la virilité est destructif dans tous les domaines, il l'est, en particulier, dans celui de l'homosexualité. Gombrowicz, lui-même, confesse qu'au Retiro, il a été forcé de « vaincre en moi-même d'abord la peur du féminin ». Il faudrait citer, à ce propos, tout ce que l'écrivain remarque dans son journal, tant cela est vrai, et de portée universelle : « Point de domaines (comme l'homophilie) que la passion ait obscurci de plus d'idées fausses et de mensonges. La fureur, doublée de répugnance qu'éprouvent les hommes virils, couvant, élevant, amplifiant à loisir, leur virilité ; les anathèmes de la morale, toutes les ironies, les sarcasmes et les colères de notre culture qui veille jalousement sur la primauté du charme féminin, tout cela s'abat d'un bloc sur le jeune éphèbe qui louvoie sur la lisière ombreuse de notre existence officielle ». Comme cela est juste ! Comme cela s'applique, entre autres, à l'hypocrite société sud-américaine ! Ici, comme en Espagne, on cultive l'esprit de virilité pour lui-même, d'une façon frénétique. Des hommes, suspects de relations homosexuelles, sont passibles de « tribunaux d'honneur ». Cette honte du genre humain ! Cela, surtout dans le beau monde hispanique – cette quintessence de la pourriture organisée ! Car. « en bas, dans les bas-fonds, personne ne le prend tellement au tragique, ni sur le mode sarcastique : les garçons les plus simples et qui jouissent d'une parfaite santé s'y livrent simplement par manque de femmes, chose qui... ne les dévie d'aucune manière ni ne les pervertit, et ne les empêche pas de se marier, par la suite, le plus correctement du monde… ». Voilà qui, à mon avis, fait justice de cet autre mythe : celui de l'hétérosexuel détourné des femmes par un contact homosexuel — ou, pour la même raison, rendu impuissant !
Après une rafle de police, dans le milieu du Retiro, il demande : « Qui, au fond, ici est malade ? Seulement, les malades ? Ou bien aussi les biens portants ? C'est juger d'une manière bien étriquée que de voir là une simple perversion sexuelle... ». Et quelle prétention de la part des hétérosexuels : « Les problèmes de l'âge et de la beauté sont loin chez les gens réputés normaux d'être suffisamment tirés au grand jour ». Mais la littérature et la philosophie sont coupables, elles aussi, de ce culte que les hommes ont voué à la virilité. Gombrowicz dénonce notamment la théorie de Nietzsche, en des termes fort vifs : « rien de plus livresque ni de plus risible, ni conçu avec moins de goût que son fameux Surhomme et sa jeune Bête Humaine ! » Et quoi de plus faux, par conséquent, que son « affirmation de la vie » !
Bref, pour l'auteur de Ferdydurke, « l'Homme est faible et borné. Il n'arrive à redoubler, amplifier ses forces que dans un seul cas : si un autre homme lui prête sa force ». Belle formule. Et l'auteur me pardonnera, j'espère, de l'entendre dans un sens homophile. Gombrowicz, en définitif, se donne à lui-même ce conseil : « Eviter d'être un Homme avant tout : être un homme qui n'est homme qu'au second plan, ne jamais s'identifier à la virilité... ».
Tel sera d'ailleurs l'objectif qu'il poursuivra (et atteindra) dans la Pornographie, quelques années plus tard : l'adulte – l'Homme, le Monsieur qui se prend au sérieux, etc. – sollicite de lui-même l'Adolescent : que celui-ci fasse de lui ce qu'il veut ! Délibérément, il s'abandonne à l'Immaturité vivifiante.
Il est difficile de conclure : la thèse de Gombrowicz est discutable. On peut trouver, par exemple, qu'il est excessif d'identifier le phénomène homosexuel à la seule illustration de l'Immaturité. D'abord, le comportement érotique d'une « folle » (les clients du Retiro, en grande partie) n'est pas comparable à celui d'un homophile « normal » (comme Gombrowicz, lui-même, le reconnaît). Ensuite, l'homosexualité peut-elle se réduire à l'expression de ses conduites sexuelles ? Toutefois, on ne saurait nier cette faculté que nous avons (si c'en est une !) de confondre les imposteurs, de détruire les mythes, d'arracher les masques. Plus que l'hétérosexuel, sans doute, nous sentons l'existence dans l'homme d'un vide essentiel et d'une déchirante dualité : en d'autres termes, nous hésitons, en dépit de tout (éducation, culture, etc.), à accréditer absolument ce qu'on appelle « les valeurs ». Dieu existe-t-il ? Nous ne saurions l'affirmer – même si nous croyons avoir la foi. Le socialisme est-il vraiment un Bien ? Même, engagé dans la politique (à Gauche, bien sûr !), nous continuerons à nous interroger. Nos choix sont sincères pourtant : mais nous sentons obscurément que l'essentiel est ailleurs aussi : le devenir constitue notre présent, la folie une sagesse cachée, même le vice une pureté secrète.
Gombrowicz n'est d'ailleurs pas le seul à nous voir sous cet angle. Et il faut mettre l'accent sur la façon nouvelle qu'ont des philosophes, des écrivains, d'envisager le phénomène homosexuel non plus comme un non-sens, une erreur, une absurdité (je parle des esprits non-sympathisants, ou même des hétérosexuels compréhensifs pour nos « péchés »), mais, au contraire, comme l'expression d'une vérité cachée, indéchiffrée encore, un élément nécessaire à l'ordre de la nature. Je pense, en particulier, à ce qu'un Raymond Abellio écrit sur nous, dans la Structure de l'Absolu (Gallimard/Bibliothèque des Idées), ouvrage très ardu, mais d'une extrême richesse et d'une rare force de pensée : « Si l'homosexuel est comme un enfant prolongé, retenu trop longtemps dans son sein par une mère abusive, ce retard le contraint à une sorte de participation accrue aux forces les plus obscures, à un approfondissement matriciel qui le maintient plongé non seulement dans les eaux originaires de la mère elle-même, mais dans celles de la Mère cosmique... au sein de la connaissance globale sans la comprendre ». Pour ce philosophe spiritualiste, l'homosexuel joue un peu le rôle du poète dans la société : il diffuse les messages de la connaissance, de la vie profonde, mais il est inconscient de leur portée. En revanche, l'hétérosexuel, lui, peut déchiffrer ses messages. Pourquoi cette inconscience de l'homosexuel ? Pour une raison très simple : nous existons, d'après Abellio, comme un être endormi. Nous sommes inachevés, irréalisés. L'hétérosexuel, en revanche, a constitué sa personnalité ; il appartient tout entier au monde réel. Mais, pour ce faire, il a perdu contact avec les « forces souterraines, invisibles, globales ». En revanche, il est doté de ce qu'il faut de conscience pour comprendre le sens de nos productions : « Cependant, tant que les temps ne seront pas venus, il est tout à fait vain d'attendre que l'échange ou la communication s'établisse dans l'ensemble du monde, entre les individus qui portent ces signaux et ceux qui devraient les déchiffrer ».
La raison ? Pour Abellio, l'homosexualité doit d'abord s'intégrer au monde. Attention ! Il ne s'agit nullement de faire accepter les homosexuels par la société : tout au contraire, ceux-ci doivent sortir de leur homosexualité, comme un papillon de la chenille, s'ils veulent y parvenir : ce qui signifie : les homophiles sont obligés de mourir, pour renaître sous une autre forme, plus accomplie. Bien entendu, je laisse à Monsieur Abellio la responsabilité de cette affirmation (contestable, à mes yeux). Mais ce philosophe est trop spiritualiste pour croire à la mort ! Cela dit, il reste significatif de voir que, même des esprits étrangers (comme le sien), reconnaissent l'existence d'un élément positif dans l'homosexualité : celle-ci « est là pour porter témoignage, au même titre que la féminité, du jeu irréductible bien que créateur de la double transcendance qui divise l'homme et l'humanité, et dont le mouvement dialectique est le moteur de l'histoire ».
Arcadie n°171, André Clair (Pierre Hahn), mars 1968
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