Valeur religieuse de l'homophilie chez les primitifs par Jean-Louis Verger

La collection « Regards », où est publié ce roman, regroupe des romans réalistes ou inspirés de faits réels, des histoires qui, nées du désir de mettre en mots la vie contemporaine, en proposent une vision esthétique et réflexive.
Dans « Kallio », il y a le présent, plat et immense, comme un paysage peint sur une toile dure qui cache le vide : Adrien est un étudiant français, timide et solitaire. Il souffre à s'intégrer, tout en enviant la vie facile et joyeuse de ses camarades. Pour sa dernière année de licence, il a décidé de venir à Helsinki et s'installe dans une résidence universitaire du quartier de Kallio.
Pour Adrien, cette année est un temps qu'il lui faut inventer, à plusieurs reprises. Sa principale difficulté est de se dire alors qu'il préfèrerait manœuvrer le verrou de sa porte sans faire de bruit. Il découvre progressivement que pour jouir de la vie, il faut accepter d'être privé de la perspective bienfaisante du passé qui fait espérer un futur.
« Visiblement, Adrien avait besoin de parler comme si tout ce qu'il avait gardé jusqu'alors jaillissait maintenant. Il avait rapidement terminé son verre et allait se resservir. Tuomas éloigna la bouteille et lui fit remarquer que l'alcool le rendait morose.
— Si tu es venu ici pour t'affranchir, tu y arriveras comme un grand. Pas besoin de ça pour te donner du courage.
La bienveillance de Tuomas le toucha. Il lui sourit, un peu bêtement, mais sincèrement parce que Tuomas avait raison. Il devait trouver seul le courage d'assumer son départ pour réussir son émancipation. » (p. 21)
Derrière les magnifiques décors de la Finlande que lui présente son ami Tuomas, il y a la peur et les souvenirs de la peur. Certes, il n'est pas facile pour Adrien de s'accepter tels qu'il est : attiré par les garçons. C'est en étant pleinement témoin du vécu de ses différents camarades, qu'il arrive peu à peu à sublimer ses problèmes réels au quotidien, de solitude et de peur, plutôt que de se trouver des subterfuges, pour faire comme si ces réalités n'existaient pas.
La peur est constitutive de la vie. Adrien n'est pas le seul à l'éprouver :
« Tuomas était inquiet, préoccupé. Adrien était venu ici pour ses études et il devait retourner chez lui à la fin de l'année universitaire. Et si le mois de janvier venait de débuter, la fin de l'année scolaire arrivait aussi vite que les jours s'allongeaient. Il venait de se séparer de Leena. Il venait d'aimer Adrien. Et s'ils devaient être séparés ? Tuomas avait l'impression d'avoir fait tant de mal que le retour de bâton serait effroyable. Il le pressentait. » (p. 57)
La narration de ce récit est particulièrement intéressante : au départ, le narrateur, omniscient, cherche à décrire les signes d'une homosexualité coincée afin de discipliner au mieux le flot des désirs d'Adrien, comme si ce narrateur cherchait lui-aussi à vivre un roman d'amour qu'il n'accepterait pas d'écrire. Puis peu à peu la motivation du bonheur va l'emporter : comme si, le narrateur comprenait en même temps qu'Adrien que la vie sociale est à inventer, que le désir, la revendication de toutes les choses sont à accepter.
La vie d'Adrien pourrait se résumer par ce tableau : un train en partance pour un pays froid avec un l'intérieur un jeune homme qui fuit son passé et redoute l'avenir.
Quand Adrien sort de chez lui (que le lecteur lit le livre), tout lui est donné, immuable et mouvant, sur la place principale où s'entrecroisent, se désirent, s'aiment, se jouent la comédie de l'abandon et du dépit, de la haine et des retrouvailles, des personnages soumis qui rêvent d'errance et de stabilité : la vie de chacun d'entre nous. La principale difficulté est de reconnaître et d'accepter notre propre obscurité.
■ Kallio, Damien Alcantara, Lyon, Editions de La Rémanence, collection Regards, 154 pages, juillet 2015, ISBN : 979-1093552262
Chers cousins d'Arcadie,
Parcourons aujourd'hui, s'il vous plait, quelques unes des innombrables lettres de Madame, la deuxième Madame la Palatine.
Il n'est pas sans intérêt, je pense, de connaître son sentiment sur l'Arcadie du Grand Siècle, car cette femme – si elle épousa souvent les préjugés de son temps – porta sur les choses et les gens qu'elle étudia un regard très personnel. Son « franc-parler », nul de vous ne l'ignore, était légendaire. Et sa verdeur est quelquefois plaisante.
1670. Le 30 juin : « Madame se meurt, Madame est morte ». Monsieur est veuf. Il se console avec ses chers « Lorrains ».
« Le goût de Monsieur n'était pas celui des femmes, et il ne s'en cachait même pas; ce même goût lui avait donné le chevalier de Lorraine pour maître et il le demeura toute sa vie... ». Bel exemple d'une rare fidélité... Faisons ici crédit à cette méchante langue de Saint-Simon.
Monsieur, pourtant, était fort vaillant homme. « On a des exemples de son comportement militaire, écrit Hubert Juin ; ils sont remarquables. Il restait sous la mitraille à la tête de ses troupes à cheval quinze heures durant s'il le fallait. Comme il remportait des triomphes sur le front, on l'en éloigna ». Et Monsieur, à Saint-Cloud, retrouva ses « Mignons ».
Novembre 1671 Monsieur épouse la deuxième Madame. C'est la Palatine grande, lourde, hommasse, une Allemande bon teint.
Mal assorti, le couple aura plusieurs enfants. L'un d'eux deviendra le régent de France, à la mort de Louis XIV.
Pendant que Monsieur la trompe avec ses chers « Lorrains », Madame écrit. « Elle écrit, nous dit Hubert Juin, comme elle chasse ou comme elle mange : gloutonnement et à bride abattue ».
Parcourons donc cette énorme correspondance.
20 décembre 1687 : « Tous les jeunes gens et beaucoup de vieux sont tellement entachés de ce vice, que l'on n'entend plus parler d'autre chose ; on tourne en ridicule tout autre galanterie, et il n'y a que les gens du commun qui aiment les femmes... »
26 août 1689 : Il est question (le nommer le marquis d'Effiat, grand écuyer de Monsieur, comme gouverneur de son fils.
« Il est certain, écrit Madame, qu'il n'y a pas de plus grand sodomite en France que lui et ce serait un mauvais début pour un jeune prince comme est mon fils que de commencer sa vie par les plus horribles débauches du monde...» Suivent de piquantes précisions. Le chancelier de Terrat, secrétaire des commandements de Monsieur, intervient, pour convaincre Madame. L'argumentation vaut d'être rapportée :
« Je vous prie, dit-il, de considérer que quoi qu'on n'ait pas toutes les vertus, quand on a de l'esprit comme M. d'Effiat en a, on la peut enseigner à un jeune prince et ne voyez-vous pas souvent les mères les plus débauchées élever à merveille leurs filles, elles savent éviter le mal, l'avant pratiqué... » N'est-ce pas tout bonnement délicieux... et pas si sot ?
24 avril 1698 : Madame commence à nous parler de Guillaume III d'Orange, roi d'Angleterre depuis 1689 :
« Mon fils demanda si Kapel était un homme de mérite.
« Oui, répondit un Anglais, il a le mérite d'avoir dix-sept ans et d'être beau garçon ; voilà comme le roi d'Angleterre le veut ». Et là dessus, ils se mirent à raconter cent infamies et historiettes sur les débauches du roi Guillaume. Il faut avouer que c'est une extravagante nation ».
23 juin 1699 : « Je sais grand gré à nos bons et honnêtes Allemands de ne pas tomber dans l'horrible vice qui est tellement en vogue ici qu'on ne s'en cache plus, car on plaisante les jeunes gens de ce que tel ou tel est amoureux d'eux, comme en Allemagne on plaisante une fille à marier. Il y a pis : les femmes sont amoureuses les unes des autres, ce qui me dégoûte encore plus que tout le reste... »
1701 : Monsieur meurt. Madame hurle... qu'elle ne veut pas aller dans un couvent. On lui laisse Saint-Cloud. Elle y met de l'ordre :
« Si l'on pouvait savoir dans l'autre monde ce qui se passe dans celui-ci, feu Monsieur serait fort content de moi, car j'ai cherché, dans ses bahuts, toutes les lettres que ses mignons lui ont écrites et les ai brûlées sans les lire, afin qu'elles ne tombent pas en d'autres mains... » (30 juin)
12 octobre suivant : « Le roi Guillaume » (c'est toujours Guillaume III) « change souvent de favoris ; il en a un autre, dit-on, à la place d'Albermale. Il n'y a rien d'étonnant à ce que la reine, sa femme, n'ait pas eu de rivales de son vivant. Ceux qui ont ces goûts-là ne se moquent pas mal des femmes. Je suis devenue en France tellement savante sur ce chapitre que je pourrais écrire des livres là-dessus. »
13 décembre : « Ce qu'on dit du roi Guillaume n'est que trop vrai ; mais tous les héros étaient ainsi : Hercule, Thésée, Alexandre, César, tous étaient ainsi et avaient leurs favoris. Ceux qui, tout en croyant aux saintes Ecritures, sont entachés de vice-là, s'imaginent que ce n'était un péché que tant que le monde n'était pas peuplé. Ils s'en cachent tant qu'ils peuvent pour ne pas blesser le vulgaire, mais entre gens de qualité on en parle ouvertement. Ils estiment que c'est une gentilesse et ne font pas faute de dire que depuis Sodome et Gomorrhe notre seigneur Dieu n'a plus puni personne pour ce motif. »
9 avril 1702 : Madame reste équitable et lucide :
« Cela ne m'a pas étonné du tout que le roi Guillaume soit mort avec tant de fermeté. On meurt d'ordinaire comme on a vécu. Mlle de Malause m'écrit que Mylord Albermale a failli, de chagrin, suivre son maître dans la tombe : il était à la mort. Cela me touche grandement : il ne nous a pas été donné de voir pareille amitié lors de la mort de mon mari... »
Bel hommage pour chacun des deux amants Anglais, et précieux sous la plume de « cette si rogue et fière Allemande » comme l'appelait justement Saint-Simon. Elle parlait d'or et en orfèvre.
Mais pour être, par éclairs, lucide, voire sensible, on n'en appartient pas moins à son siècle, on n'en endosse pas moins les préjugés courants. Témoin ceci :
« Il se commet plus d'horreurs à Paris que jamais, il ne s'en est commis chez les gentils, voire même à Sodome et à Gomorrhe (...), les vicieux sont aimés et les gens vertueux, on les hait » (4 janvier 1720). Le comte de Horn assassine-t-il, dans un tripot ? L'explication arrive, toute simple : « C'était un homme bien léger sous tous les rapports, sodomiste au plus haut point, bref il n'y avait de recommandable en lui que sa jolie figure, car la naissance ne doit être comptée pour rien quand la vertu ne vient s'y associer... » (21 avril 1720).
Les années passent ; Madame vieillit. Elle est de moins en moins indulgente : « Tout ce qu'on lit dans la Bible sur la façon dont se passaient les choses avant le déluge, ou à Sodome et à Gomorrhe, n'est rien à côté de la vie qu'on mène à Paris. Sur neuf jeunes gens de qualité qui dînaient il y a quelques jours avec mon petit-fils le duc de Chartres, sept avaient le mal français. N'est-ce pas affreux ? » (26 avril 1721). Car pour Madame, le « mal Florentin », c'est le « mal Français ».
Indulgente, pourtant, Madame sait l'être, pour son fils, le Régent, à qui elle passe tout. Mais elle a, pour le voir, les yeux d'une mère.
N'achevons pas cette lettre, cousins, sur une fâcheuse impression. Voici une lettre de la Palatine, dans laquelle nous trouvons toute la philosophie, un peu épaisse et courte, mais si sage, tout compte fait, tout l'humour un peu lourd et bien en chair de la deuxième Madame ; elle est, cette lettre, du 30 septembre 1705 :
« Je ne peux nier qu'on ne dit guère de bien du collège des Jésuites ; mais là comme ailleurs, il n'y a que ceux qui sont débauchés qui courent des dangers (...). De lire la Bible, cela n'y fait rien. Ruvigny, l'un des anciens du temple de Charenton, était un des pires de la clique ; lui et son frère, La Caillemotte, étaient réformés et lisaient toujours la Bible et ils faisaient pis que n'importe Qui (...). Ils entendaient fort bien raillerie quand on les pfaisautait à ce sujet. »
La voilà bien, la manière de la Palatine ; le voilà bien, son sens de l'observation. Une telle lettre est fort précieuse pour qui sait à quel point cette protestante mal convertie au catholicisme, par raison d'Etat, resta fidèle toute sa vie aux idées de la Réforme. Elle sait bien que, même chez ces réformés dont elle se fit souvent le défenseur intrépide, la nature est toujours la nature.
La leçon de Madame est sans doute là. Quand elle parle de ce fameux « vice français », comme elle l'appelle, elle ne tarit pas de sarcasmes : c'est concession au goût du temps ; c'est aussi rigorisme puritain, souvenir de son éducation.
Mais au-delà de ces cris (Madame s'entendait à hurler comme personne, même dans ses lettres), il y a de certains moments de lucidité, de sensibilité qui se font jour, parfois.
Au roi Guillaume III et à son amant, la Palatine sait rendre hommage ; et sur le fond de la nature humaine, elle sait n'avoir guère illusions....
Seulement, cela, cousins, se lit entre les lignes.
A vous de reprendre et de parfaire une telle lecture.
Votre affectionné cousin de Béotie,
Jacques Fréville
Arcadie n°147, Jacques Fréville, mars 1966
En 1906, Derain est à Londres. Il est frappé par les sites industriels qui longent la Tamise.
Pour peindre, il utilise des touches de couleur pures, posées côte à côte sur la toile. Son travail ne vise pas à peindre de façon réaliste ce qu'il voit mais à tirer les couleurs qui s'y cachent et à les révéler avec le maximum d'intensité.
La science de l'époque a percé les mystères de l'œil et de la lumière. Derain utilise ces découvertes et le spectateur reconstitue son œuvre atomisée.
Le tableau est divisé en deux zones que sépare le pont de Waterloo. En bas, une zone faite de couleurs froides, en haut de couleurs chaudes.
Ce qui est particulièrement intéressant dans ce tableau, c'est le traitement que l'artiste fait du soleil. Il ne le représente pas comme font les enfants. Il ne montre que les effets du soleil sur l'environnement. Il révèle ainsi le potentiel de tout ce qui constitue ce paysage.
André Derain – Le pont de Waterloo – 1906
Huile sur toile, 80,5cm x 101cm, Musée Thyssen-Bornemisza, Madrid
Aucun personnage de l'histoire égyptienne n'est plus extraordinaire que le pharaon Akhenaton, autre nom de celui qui s'appela d'abord Aménophis IV. Ce pharaon, pour des raisons inconnues, décida de rompre avec toute la tradition et l'histoire de son pays en créant le culte d'un nouveau dieu, Aton, dont il se proclama le fils et le « favori » (Akhen-Aton), et qui remplaça tous les autres dieux jusqu'alors vénérés.
Cela se passait au xiv' siècle avant J.-C. – voici trois mille quatre cents ans. Et pourtant le physique d'Akhenaton nous est bien connu, grâce à ses statues et bas-reliefs conservés dans les ruines de la ville qu'il avait créée, Akhetaton, aujourd'hui El-Amarna, dans la moyenne vallée du Nil.
Or voici qu'un livre récent nous apprend des choses étonnantes sur ce pharaon mystique, des choses qu'il vaut la peine de signaler aux lecteurs d'Arcadie (1).
On peut pardonner aux premiers voyageurs qui visitèrent El-Amarna et ses tombes creusées dans le roc, d'avoir cru que les représentations d'Akhenaton étaient celles d'une femme et que deux reines étaient sculptées en même temps sur les bas-reliefs.
En effet, Akhenaton est montré avec le même cou de cygne élégant, les mêmes larges hanches, les mêmes cuisses grasses et la même poitrine rebondie que sa femme Néfertiti. Comme il porte une robe longue semblable à celle d'une femme, les images de ce pharaon ont souvent été prises pour celles d'une reine, surtout lorsque sa coiffure caractéristique avait disparu ou qu'il portait la même courte perruque que ses épouses arboraient fréquemment. L'apparence physique féminine d'Akhenaton est bien évidente dans les torses demeurant des statues cassées que le jeune Howard Carter avait trouvées dans le grand temple d'El-Amarna. Il est tout à fait impossible, si l'on se fonde uniquement sur des considérations anatomiques, de savoir si l'on est en présence du torse d'Akhenaton ou de Néfertiti.
Entre les deux guerres, les fouilles conduites à Thèbes permirent de découvrir des parties de l'énorme temple dédié à Aton, qu'Akhenaton avait fait édifier au début de son règne. Dans ces ruines apparurent plusieurs remarquables statues colossales du pharaon. Elles n'ont pas leur équivalent dans l'art égyptien pour ce qui concerne leur grotesque déformation de la forme humaine. La plupart des égyptologues les ont regardées d'un air interrogatif, et ont été incapables de leur donner une réelle signification ; ils les ont simplement traitées de « franchement hideuses ». Cependant John Pendlebury les décrivit tout à fait justement comme constituant « une merveilleuse étude pathologique », et il est à regretter qu'il n'ait pas eu le temps de publier son opinion.
Le plus remarquable de ces colosses montre le pharaon entièrement nu, sans aucun signe de parties génitales : déficience qui ne peut pas être due à la pudibonderie, bien que les anciens Egyptiens aient montré quelque réticence à représenter leurs pharaons sans vêtements. Certains exemples nous sont parvenus dans lesquels un pharaon est portraituré entièrement nu, avec son sexe nettement indiqué. Il était par essence un « roi de la fertilité », dont la puissance séminale était implicite dans l'un de ses titres : « le Taureau puissant ». Un pharaon sans phallus représente donc une contradiction.
Plusieurs tentatives ont été faites pour expliquer pourquoi le colosse d'Akhenaton était ainsi asexué. Une de ces théories est qu'Akhenaton désirait transmettre, par le moyen de cette statue, un concept théologique, souvent exprimé dans les inscriptions d'El-Amarna, à savoir que le pharaon, fils d'Aton, est une image de son père, Aton lui-même, Dieu suprême, ne pouvant être représenté sinon par le symbole du disque solaire rayonnant. Les statues royales devaient donc remplacer l'image divine. Etant donné qu'Aton est souvent appelé « le Père et la Mère de l'humanité », la statue colossale de Thèbes aurait ainsi exprimé la bisexualité attribuée au Créateur...
Cependant, un autre pharaon, Touthmôsis III, est aussi appelé par les inscriptions « le Père et la Mère de l'humanité », et malgré cela il n'est jamais représenté autrement que comme un pharaon conquérant et viril. Il est douteux que le concept de la bisexualité d'Aton puisse signifier autre chose que le fait qu'il s'était lui-même créé, particularité qui fut longtemps attribuée au Soleil-Dieu, lequel s'était engendré lui-même pour créer l'univers. Il est de plus en plus évident qu'Akhenaton, en choisissant de se faire statufier sous une telle forme efféminée et bizarre, avait volontairement décidé de faire accentuer par l'artiste certains aspects particuliers de son anatomie personnelle, et que cette décision avait une signification.
En effet, la statue colossale du temple de Thèbes (aujourd'hui conservée au Musée du Caire) ne représente pas simplement un homme efféminé, moins encore un hermaphrodite. Elle fait apparaître des déformations qui n'apparaissent pas normalement chez un homme ou chez une femme. C'est pourquoi plusieurs pathologistes qui l'ont examinée séparément y ont vu le symptôme d'un désordre du système endocrinal, et plus spécialement d'un mauvais fonctionnement de la glande pituitaire. Toutes ces caractéristiques physiques particulières seraient le résultat d'une maladie que les médecins nomment le « syndrome de Fröhlich ».
Les hommes atteints de cette maladie montrent fréquemment une corpulence analogue à celle d'Akhenaton. Les parties génitales demeurent non développées et peuvent être si enrobées de graisse qu'elles ne sont pas visibles. L'adiposité peut être répartie selon les cas, mais elle est souvent « typiquement féminine », surtout dans les régions de la poitrine, de l'abdomen, du pubis, des cuisses et des fesses. Les membres inférieurs demeurent maigres, et les jambes ressemblent à des « culottes de golf ».
Le syndrome de Fröhlich peut se développer à partir de plusieurs causes, parmi lesquelles la plus commune est une tumeur de la glande pituitaire, laquelle contrôle les caractéristiques des gonades. Les lésions se produisant dans la zone pituitaire affectent souvent la région hypothalamique du cerveau, et inversement, ce qui agit sur l'adiposité du malade. Au début de cette maladie, il peut y avoir une fugitive suractivité de la glande pituitaire provoquant des déformations de la tête, telle qu'une croissance excessive de la mâchoire, mais cette suractivité est toujours suivie d'une sous-activité de la glande et d'hypogonadisme.
L'apparence maladive avec laquelle Akhenaton choisit de se faire représenter était partagée, quoique à un degré moindre, par toute sa famille et son entourage. Malheureusement, aucun portrait d'Akhenaton avec le crâne nu n'a été découvert ; il est toujours représenté avec une perruque ou une couronne. Mais il est permis de croire que la forme de son crâne devait être, comme le reste de sa curieuse anatomie, considérée comme un idéal que les artistes devaient suivre. Il est probable qu'il avait un crâne particulièrement platycéphale, comme ceux de ses jeunes frères Toutankhamon et Smenkh-Ka-Rê, trait qu'ils avaient certainement hérité de leur ancêtre commun Youya.
Un bas-relief du Musée du Louvre, qui, d'après son style, date du début du règne d'Akhenaton, représente ce dernier avec une mâchoire lourde, une panse et des fesses rebondies. Ces caractéristiques dénotent clairement, bien qu'elles soient encore modérées, qu'Akhenaton souffrait déjà de la maladie dont les signes devaient par la suite être dépeints de manière exagérée.
Cependant, il y a un obstacle sérieux au diagnostic de la maladie de Fröhlich, obstacle qui oblige les médecins à se montrer réservés dans leur opinion : c'est qu'Akhenaton est le seul pharaon à s'être fait représenter avec toute sa famille. Il apparaît rarement seul ; presque toujours il est en compagnie de son épouse et de quelques-unes de ses six filles. Comment un homme souffrant de la maladie de Fröhlich attrait-il pu engendrer tous ces enfants ?
Il est apparu à certains historiens qu'une telle ostentation de sa vie familiale sonnait quelque peu faux, et ils se sont posé des questions quant à la paternité des enfants d'Akhenaton. En effet, malgré l'extraordinaire affection dont il fait preuve, dans ses inscriptions, pour les enfants de Néfertiti, il n'est jamais dit explicitement qu'il était leur père. Ces filles portent simplement le titre de « Filles du Pharaon », mais on n'a aucune preuve que ce pharaon soit Akhenaton lui-même. Une seule inscription dit qu'il est le père d'une de ces filles, mais c'est dans un texte qui à l'origine concernait Néfertiti et qui a été par la suite modifié de manière à concerner Merytaton ; la filiation qui en résulte est donc bien suspecte et on ne peut guère en tenir compte. Il existe la même incertitude en ce qui concerne l'allégation faisant d'Akhenaton le père de l'enfant d'une autre reine, Ankhes-En-Pa-Aton.
Le fait que les enfants de Néfertiti soient décrits comme étant les « enfants du Pharaon » signifie seulement qu'ils étaient les enfants d'un Pharaon, sans spécifier lequel. On a de bonnes raisons de penser qu'il s'agit en réalité d'Aménophis III, le propre père d'Akhenaton, dont il fut l'associé sur le trône pendant quatre ans. En effet, rompant avec la coutume qui voulait que les héritiers du trône épousent leur sœur, Aménophis III, au lieu de donner sa fille Sit-Amon en mariage à son fils héritier, le futur Akhenaton, l'épousa lui-même, comme s'il savait que le jeune prince était incapable de lui assurer une descendance.
En outre, si Akhenaton avait été le père des six filles de Néfertiti, et qu'il avait par ailleurs entretenu l'habituel harem d'un pharaon, il est surprenant qu'il n'ait pas eu au moins un fils qui aurait pu lui succéder. Or, loin d'attendre un héritier, il s'associa comme corégent son frère cadet Smenkh-Ka-Rê, à un âge où normalement il aurait dû plutôt espérer la naissance d'un fils.
Il est vrai que la liste des pharaons, telle que nous l'a transmise le prêtre Manéthon, est terriblement confuse pour cette période. Après Aménophis (« réputé être Memnon », c'est-à-dire le Dieu suprême), Manéthon fait régner le dieu Horus, puis « sa fille Acenchérès », qui régna douze ans et un mois. Aucune inscription, aucun bas-relief, aucune statue n'a révélé l'existence de cette soi-disant reine Acenchérès. Peut-être s'agit-il tout simplement d'Akhenaton lui-même, pris pour une femme ?
Rien n'est simple en ce qui concerne ce mystérieux personnage. En 1931, on découvrit à El-Amarna une esquisse qui le représentait avec une barbe de plusieurs jours. Ceci semblerait donc confirmer qu'il avait les caractéristiques sexuelles secondaires qui lui ont été déniées...
De plus, une stèle non terminée en provenance d'El-Amarna, et qui a fait l'objet de nombreuses discussions, monte deux pharaons côte à côte, l'un étant Akhenaton et l'autre son frère et corégent Smenkh-Ka-Rê. Les relations d'homosexualité entre les deux frères révélées par cette stèle ont été comparées à celles de l'empereur Hadrien et d'Antinoüs, donnant une signification particulière à l'expression « Aimé d'Akhenaton » que Smenkh-Ka-Rê s'attribue dans l'inscription. On peut même penser qu'Akhenaton, l'aîné, jouait le rôle actif dans ces relations tant à cause du geste qui le montre caressant son cadet sous le menton, qu'en raison du fait qu'après la mort de Néfertiti, Smenkh-Ka-Rê assuma également son nom.
Ainsi, malgré le nombre de ses portraits et des inscriptions dont il est l'auteur, le pharaon Akhenaton reste à jamais une figure mystérieuse à nos yeux. Fut-il un eunuque, victime d'une maladie endocrinienne ? ou fit-il, pour des raisons peut-être religieuses, exagérer volontairement sur ses statues des caractères féminins peut-être communs dans sa famille ? fut-il le père des filles de sa femme Néfertiti, dont le regard aigu n'a cessé de hanter l'imagination de tous ceux qui ont vu son inoubliable buste du Musée de Berlin ? Sans doute ne le saurons-nous jamais avec certitude. Mais il reste dans l'histoire comme l'auteur d'une des plus extraordinaires tentatives pour établir sur terre le règne de Dieu – et d'un échec proportionné à son effort.
(1) Cyril Aldred, Akhenaton, le pharaon mystique (éd. Tallandier, Le Jardin des Arts)
Arcadie n°247/248, Christian Régis, juillet/août 1974