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Et si nous parlions aussi de la Chine par Marc Daniel

Publié le par Jean-Yves Alt

En ce printemps de 1972, c'est la mode de parler de la Chine. Tout le monde s'y met, de la droite à la gauche.

En attendant qu'André Baudry aille à Pékin comme Richard Nixon et y soit accueilli sur la place de la Paix-Céleste, à défaut de M. Chou En-Laï, par le chef de l'Association des Homosexuels Rouges, un livre remarquable, récemment paru, nous donne l'occasion de nous joindre au chœur de la grande presse et de rêver un peu à l'Empire du Président Mao.

Hâtons-nous, du reste, pour prévenir toute erreur d'interprétation, d'annoncer la couleur : ce n'est pas le rouge. Il s'agit dans ce livre, non de la Chine communiste, mais de la Chine ancienne, des origines au XVIIe siècle. Sur la Chine d'aujourd'hui, j'avoue posséder fort peu d'informations d'ordre homophile. Je me rappelle avoir lu, voici quelques années – c'était au temps de la Révolution culturelle –, dans un hebdomadaire qui était sans doute le Nouvel Observateur, une anecdote dont j'ai malheureusement oublié de noter les termes exacts, mais dont je garantis la substance. Un journaliste européen en visite en Chine, se documentant sur le mariage, la famille, la sexualité, avait eu la naïveté de poser à son interlocuteur chinois – un officiel du Régime – la question suivante : « Et l'homosexualité ? » Incompréhension du Chinois : « Qu'est cela ? » Explications du journaliste (gestes à l'appui ? l'histoire ne le dit pas). Et cette réplique merveilleuse du digne officiel : « Quelle horreur ! De telles aberrations n'existent pas en Chine. Autrefois, peut-être, au temps du féodal-capitalisme... Mais maintenant il n'y a même pas de mot pour désigner cette chose dans la Chine marxiste-léniniste du Président Mao. »

J'ai gardé mémoire de cette anecdote, car elle réunit un admirable raccourci de tout ce que j'abhorre le plus au monde : l'hypocrisie, l'aveuglement, le fanatisme, l'ignorance, le puritanisme, et la tendance à prendre l'interlocuteur pour un imbécile. En admettant même que la nouvelle Chine ait fait disparaître la prostitution des adolescents, qui était une des tares de la Chine décadente d'autrefois, comment pourrait-elle échapper à la loi de la nature et à l'universalité du phénomène homophile ? Un journaliste de Plexus (1) écrivait naguère que le puritanisme imposé par le Maoïsme dans les relations intersexuelles entraînait une augmentation « alarmante » de l'homosexualité masculine. Sans doute voyait-il assez juste, car ce puritanisme est attesté par de nombreux témoignages ; tout récemment encore, Michel Gordey constatait que « le Parti demande aux jeunes gens de ne pas se marier avant vingt-sept ans et de s'abstenir de rapports sexuels, car cette énergie serait gaspillée sans que les masses en profitent... » (2).

Sur l'étalage de pédérastie dans la Chine d'avant le Maoïsme, les documents abondent. Simone de Beauvoir y insiste, avec une horreur de bourgeoise bien pensante, dans La Longue marche (1958). Deux romans qui eurent leur heure de célébrité, Shanghai secret de Jean Fontenoy (1938) et Bijou de ceinture de Paul Soulié de Morant (1926), mettaient en scène le monde de la prostitution des adolescents. C'était même une sorte de lieu commun littéraire, largement exploité par les moralistes chrétiens et par les propagandistes de l'influence européenne.

Mais, jusqu'à présent, nous manquions de moyens de savoir dans quelle mesure le puritanisme actuel d'une part, l'ancienne débauche commercialisée d'autre part, correspondaient à une tradition culturelle authentiquement chinoise. Cette lacune est comblée grâce à l'ouvrage auquel je faisais allusion plus haut, et qui est un des plus passionnants que j'aie lus depuis longtemps : La vie sexuelle dans la Chine ancienne, de Robert Van Gulik (3).

Un mot d'abord sur l'auteur du livre. Robert Van Gulik, mort en 1967 à l'âge de cinquante-sept ans, était un diplomate hollandais qui vécut la plus grande partie de sa vie en Extrême-Orient, où il fut notamment ambassadeur à Tokyo. Connaissant à fond les différents dialectes chinois, le japonais, plusieurs des langues de l'Inde, il publia des études d'érudition sur ces pays, et se délassa en écrivant de charmants romans policiers chinois, regroupés sous le titre Les Enquêtes du juge Ti, qui font les délices des amateurs de littérature policière exotique (4). Mais surtout, il se passionna pour la sexologie, et recueillit en vingt-cinq ans d'étude les éléments littéraires, historiques, artistiques, de cette œuvre magistrale parue en 1961 en anglais sous le titre Sexual Life in Ancien China, et dont voici aujourd'hui la traduction française – excellente –, comblant une grave lacune de notre documentation.

Est-il besoin de le préciser ? C'est un ouvrage de haute culture, non de « vulgarisation », encore moins de gaudriole. Ceux qui l'achèteraient dans les sex-shops (si on l'y trouve) risqueraient d'être fort déçus. Les illustrations, notamment, sont des plus pudiques. Pour trouver les images correspondant au texte, il faut acheter l'album d'Etiemble, « Yun-Yu », mais celui-ci n'est malheureusement pas à la portée de toutes les bourses (5).

Les lecteurs d'Arcadie savent que, dans toutes les civilisations, la sexualité est profondément enracinée dans la religion (6). Cela est plus vrai encore qu'ailleurs lorsqu'il s'agit des civilisations d'Extrême-Orient, où la sexualité, loin d'être « exclue » de la spiritualité comme elle l'est en Occident depuis l'avènement du christianisme, y est au contraire étroitement intégrée.

C'est donc à juste titre que Robert Van Gulik, dès le premier chapitre de son livre, étudie les origines de la religion chinoise, telle qu'elle apparaît aux temps les plus lointains (Ier millénaire avant J.-C.) dans le classique Yi-king ou « Livre des Mutations ». C'est dans ce traité qu'est exposée pour la première fois la théorie fondamentale du yin et du yang, qu'il faut résumer ici brièvement (7). Le yin et le yang sont, ramenés à leur définition fondamentale, le « principe femelle » et le « principe mâle » dont l'équilibre conditionne l'harmonie de l'univers. A chacun de ces deux principes correspondent une multitude de notions antagonistes : yin est l'élément femelle, mais aussi la terre, l'eau, la lune, le froid, l'hiver, le Nord, la planète Mercure ; Yang est l'élément mâle, le ciel, le feu, le soleil, la chaleur, l'été, le Sud, la planète Mars. Ainsi conçue, l'union sexuelle devient à la fois le symbole et l'image de l'ordre du monde. L'expression traditionnelle yun-yu, littéralement « nuage et pluie », résume cette union, indispensable à la naissance de la vie sous toutes ses formes ; elle représente aussi bien la pluie d'orage fécondant la terre que l'acte sexuel (c'est pourquoi Etiemble l'a prise comme titre de son album de reproductions érotiques chinoises).

Une telle philosophie, on le conçoit, n'a rien en soi de particulièrement favorable à l'homosexualité, puisqu'elle fait tout reposer sur l'union de l'homme et de la femme. Mais les spéculations des philosophes taoïstes, à partir du VIe siècle avant J.-C., en mettant l'accent sur l'intime fusion des deux principes yin et yang à l'intérieur d'une même nature (et non plus seulement sur leur rapprochement ou sur leur conjonction), aboutirent à faire de l'hermaphroditisme une sorte d'idéal philosophique, de « quasi-divine perfection » (8). Aussi, très vite, l'homosexualité fut-elle acceptée, sous le nom cosmique de fan-yun-fou-yu, « les nuages renversés et la pluie en sens inverse » (9).

Cependant – la remarque est d'importance – si elle fut, depuis l'Antiquité, largement répandue, elle ne donna jamais lieu à une doctrine philosophique ou morale, comme en Grèce par exemple, ni même à une littérature particulière, comme dans l'Islam médiéval. La raison en est, évidemment, que toute la tradition chinoise concernant la vie sexuelle est profondément marquée par le taoïsme, qui assimile l'action réciproque du yin et du yang à une opération alchimique dont le résultat ultime est l'immortalité, et dont la technique est la suivante : l'homme doit, non pas gaspiller son fluide vital en éjaculant mais le conserver, l'emmagasiner, le « refouler vers le cerveau », après l'avoir enrichi au contact du fluide féminin, au moyen de l'orgasme retardé. Autrement dit, il s'agit de faire l'amour le plus souvent possible avec le plus de femmes possibles, en jouissant le moins souvent possible. Tout plaisir sexuel pris en dehors du contact homme-femme, qu'il s'agisse de la masturbation ou de l'homosexualité, est certes permis (ce n'est pas une question de morale), mais constitue une déperdition d'essence yang, donc compromet l'accès de l'homme à l'immortalité (10).

(On reconnaît, en passant, la source, typiquement chinoise, de la théorie du Président Mao sur l'abstention des relations sexuelles, citée plus haut.)

Mais, répétons-le, à côté de la doctrine magico-religieuse du taoïsme et de la morale officielle de Confucius (respect de l'Empereur et de l'autorité paternelle, culte des ancêtres et de la famille), les mœurs réelles ont toujours fait, en Chine, une large place à l'homosexualité, et la tradition culturelle l'a parfaitement assimilée.

Nous ne parlerons pas ici de l'homosexualité féminine. Elle fut, paraît-il, très répandue de tout temps dans les harems chinois, et il y eut même des confréries de lesbiennes fanatiques qui faisaient serment de tuer celles qui trahiraient, c'est-à-dire qui coucheraient avec des hommes (11). Les militantes de SCUM et de HELL ont de qui tenir ! Mais nous nous bornerons, selon les limites de notre compétence, à l'homosexualité masculine.

Celle-ci porte, en chinois, plusieurs noms, les uns aimables, les autres moins. On appelle l'amour entre hommes han-lin fong, « mœurs d'académiciens » (12) : preuve que, en Chine aussi, on prête volontiers aux intellectuels le goût de ce plaisir. Les deux amis Hsi K'ang et Yuan Ki, dont nous conterons plus loin l'histoire, sont peut-être à l'origine de ce sobriquet.

Moins flatteur est le terme de wang-pa, « fils de tortue », à la mode depuis le XVIIIe siècle, la tortue étant réputée symbole de ces mœurs, de sorte que le signe d'écriture qui la désigne sert comme graffiti obscène dans toute la Chine (13).

Mais le nom le plus poétique est toan-hsieo, « manche coupée », qui remonte à une charmante anecdote classique du Ier siècle avant J.-C. L'empereur Ai-ti avait pour amant le jeune Tong Hsien ; un jour que Tong Hsien s'était endormi sur la tunique d'apparat de l'empereur, celui-ci fut appelé pour donner une audience. Plutôt que de réveiller son jeune ami, il coupa la manche de la tunique, et le terme de « manche coupée » est resté tout au long de l'histoire de Chine pour désigner l'amour masculin (14).

Cette dernière anecdote montre que, comme dans l'Islam du Moyen Age, l'homosexualité chinoise revêt volontiers un aspect princier et élégant. Innombrables sont les empereurs qui ont eu, à côté de leurs femmes et concubines, des amants, dont plusieurs ont joué un rôle important dans l'histoire. Citons, à travers les siècles, Long-Yang-Kiun, favori et premier ministre du prince de Wei au IVe siècle avant J.-C., dont le nom est resté symbolique pour désigner un homosexuel (15) ; le prince Toan (IIe siècle avant J.-C.) qui fit exécuter son jeune amant parce qu'il le trompait... avec ses femmes. A la cour des premiers empereurs de la dynastie Han (IIIe-IIe siècles avant J.-C.) foisonnaient les mignons, fardés et couverts de bijoux. L'empereur Lieo Tze-Ye (Ve siècle après J.-C.) fut une sorte d'Héliogabale chinois, « s'accouplant indistinctement avec des hommes et des eunuques », et périt assassiné (16).

Les époques plus récentes ne sont pas moins riches en anecdotes de cette nature. La cour des derniers empereurs de la dynastie mongole des Yuan, descendants de Gengis Khan, était pleine de jeunes gens fardés et efféminés (17). Au XIXe siècle encore, l'empereur Kia-K'ing (1796-1820) vivait entouré de jeunes favoris et d'eunuques (18).

Mais il serait sans intérêt de multiplier ces exemples, qui ne sont pas essentiellement différents de ce que nous offrent d'autres monarchies d'Orient, khalifes de Bagdad ou sultans de Constantinople, où mignons et concubines se sont toujours partagé équitablement la faveur des souverains.

Signalons plutôt, comme beaucoup plus typiquement chinoise, l'histoire du philosophe Hsi K'ang et du poète Yuan Ki (IIIe siècle après J.-C.), qui furent unis d'une amitié « capable de briser le métal et possédant le parfum des orchidées ». L'épouse d'un de leurs amis, Mme Chan, s'étant demandé quelle était exactement la nature de leurs relations, les invita à passer quelques jours chez elle et les épia par un trou percé dans la cloison. Elle fut si édifiée par ce qu'elle les vit faire qu'au matin elle déclara à son mari : « Ils en savent beaucoup plus long que toi sur ce sujet » (19). Ce qui est tout à l'honneur de l'homophilie ! L'histoire ne dit pas si le mari alla prendre quelques leçons de recyclage ni si son épouse s'en trouva bien.

Ces deux amants experts lancèrent la mode des couples d' « amis » littéraires, qui dura plusieurs siècles et fait partie de la tradition chinoise classique.

Tout au long du Moyen Age, les visiteurs étrangers furent frappés par la fréquence de l'homosexualité en Chine. Un voyageur arabe notait, au IXe siècle, que « les Chinois se livrent à la pédérastie avec de jeunes esclaves achetés à cet effet » (20). A l'époque Song (Xe-XIIIe siècles), considérée comme l'âge d'or de la Chine classique, « la prostitution masculine semble être un phénomène particulier aux grandes villes chinoises... K'ai-Fong, Hang-Tcheou surtout » (21).

Si – à l'inverse de la poésie arabe – la poésie chinoise classique ne semble pas avoir spécialement affectionné le thème pédérastique (du moins, ni Etiemble ni Van Gulik n'en font mention), en revanche, les romans érotiques chinois de l'époque Ming, qui constituent une littérature particulièrement abondante, font place à l'amour entre hommes. Dans le plus célèbre d'entre eux, King P'ing Mei (« Le Lotus d'or »), le héros, parmi cent aventures sexuelles, a une liaison avec son jeune page. Dans le Jeou p'ou t'oan (« Le tapis de prière en chair ») le principal personnage, Wei, a deux valets dont il se sert comme de femmes, « et il ne trouve guère de différence, sinon la longueur de leurs pieds » : on sait que les Chinoises se mutilaient les pieds pour porter des bottillons minuscules, réputés hautement aphrodisiaques (22).

Mieux encore : dans le roman de Ju-Chen Li, Fleurs dans le miroir, il est question d'un pays imaginaire où les sexes sont inversés (23).

Cette époque Ming (XIVe-XVIIe siècle) est d'ailleurs celle où la culture traditionnelle chinoise jette ses derniers feux, et où les érudits se préoccupent de recueillir les matériaux hérités du passé. C'est alors qu'un lettré écrit le Toan-hsieo-pien (« Récits de la manche coupée »), recueil de cinquante récits historiques sur l'homosexualité chinoise, malheureusement non traduit en langue européenne (24). Quelle mine de renseignements ce serait pour l'histoire homophile, si un orientaliste nous le rendait accessible par une traduction ! Un jour, peut-être...

Mais toute floraison porte en elle les germes de l'épuisement. C'est le cas de la Chine classique. A partir de la fin de l'époque Ming, une certaine forme de puritanisme hypocrite, liée à la sclérose intellectuelle et à la décadence politique, s'introduit dans la vie chinoise. Les romans érotiques continuent à fleurir clandestinement, mais tournent de plus en plus à la pornographie et perdent tout contact avec la tradition taoïste. L'homosexualité se réduit alors à la prostitution des jeunes garçons, qui choqua si fort les Européens lorsqu'ils commencèrent à pénétrer en Chine, et prend une teinte nettement péjorative. Le livre de Van Gulik, pour cette raison, s'arrête avec l'invasion mandchoue du XVIIe siècle et Etiemble, grand connaisseur de l'histoire chinoise, l'en approuve (25).

Nous en resterons donc là, nous aussi (26).

Ce bref survol nous aura permis, sinon de trouver dans la civilisation chinoise un équivalent de la Grèce antique pour ce qui est des aspects philosophiques et sociaux de l'homophilie, du moins de respirer l'air vivifiant d'une culture qui a su intégrer le sexe à son univers intellectuel et moral.

Il nous aura ainsi appris, ou rappelé, que l'Occident christianisé garde le triste privilège d'être la seule grande civilisation fondée sur le refus de l'amour homophile.

Il nous aura enfin amenés à mieux comprendre, peut-être, certains aspects de la Chine d'aujourd'hui, et à souhaiter que les dirigeants maoïstes sachent conserver à leur pays l'acquis précieux de son antique culture sexuelle, en refusant la tentation d'un puritanisme qui est le plus stérile aspect de la civilisation occidentale.

(1) 19 décembre 1968.

(2) Journal du Dimanche, 13 février 1972. — Sur ce sujet comme sur tous les aspects de la Chine communiste, on peut relire, malgré les quatorze ans écoulés, Le Nouveau Singe Pèlerin d'Etiemble (Gallimard, 1958) : cf. Arcadie n°67-68, juillet-août 1959.

(3) Gallimard, « Bibliothèque des Histoires », 1971. In-8°, 466 p. Prix : 40 F, illustré.

(4) Publiés dans la collection du Livre de Poche.

(5) Editions Nagel. Prix : environ 200 F.

(6) Voir Arcadie, n°160-162, avril et juin 1967 : Sexe et religion.

(7) Serge Talbot lui avait consacré une étude dans Arcadie n°77, mai 1960. Noter que le célèbre cercle bi-parti qui symbolise l'union du yin et du yang, et que divers mouvements homophiles ont adopté comme emblème, ne date, lui, que du XIe siècle après J.-C.

(8) Etiemble, Yun-Yu, p. 101. Les anciens Chinois établissaient un lien entre la fréquence de l'homosexualité et la naissance d'hermaphrodites (Van Gulik, p. 206).

(9) Van Gulik, p. 67.

(10) Cette doctrine est très proche du tantrisme indien, mais la question des relations entre le tantrisme et le taoïsme est beaucoup trop complexe et controversée pour que nous puissions l'aborder ici (voir Van Gulik, pp. 418-442).

(11) Etiemble, Yun-Yu, p. 143.

(12) Id.

(13) Van Gulik, p. 287.

(14) Van Gulik, p. 93.

(15) Van Gulik, pp. 53-54.

(16) Van Gulik, pp. 129.

(17) René Grousset, Histoire de Chine, 1942, p. 311.

(18) Id., p. 361.

(19) Van Gulik, p. 128.

(20) Etiemble, Yun-Yu, p. 143.

(21) Jacques Gernet, La vie quotidienne en Chine à la veille de l'invasion mongole, 1959, p. 110.

(22) Charles Commeaux, La vie quotidienne en Chine sous les Mandchous, 1970, p. 188.

(23) Tangents, sept. 1966. — Chose curieuse, les peintures et gravures érotiques qui fleurissent aussi en cette époque semblent ignorer l'homosexualité masculine, comme le remarque Van Gulik (p. 405). Peut-être est-ce parce qu'elles restent très inspirées par les anciens traités de sexologie taoïstes et leur philosophie du yun-yu ?

(24) Van Gulik, p. 93.

(25) Etiemble, Yun-Yu, p. 151.

(26) Pour la période « mandchoue » (XVIIe-XIXe siècles), on peut lire la très vivante Vie quotidienne de Charles Commeaux, citée plus haut (éd. Hachette, 1970).

Arcadie n°221, Marc Daniel (Michel Duchein), mai 1972

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Jean-Paul, Marcel Guersant (1953)

Publié le par Jean-Yves Alt

Le roman débute dans les années 30, avec le héros – Jean Paul, né en 1912, étudiant en philosophie – en prise à la passion dévorante de Geneviève. Cette dernière ne sait pas que l'homme dont elle est amoureuse est un pédéraste (1).

Le lecteur est immédiatement placé dans les questionnements intérieurs du jeune homme – parfois cru mais conservant toujours une profonde acuité de son vécu. Après un long et profond baiser donné par Geneviève, Jean-Paul s'interroge sur ses sensations qu'il compare avec les baisers qu'il a reçus de garçons. En 1953, quelle audace !

« […] je dois tout de suite reconnaître que ça ne vaut quand même pas un baiser de garçon. […] Il faut bien que je me dise la vérité en face : Si un gars de seize ans m'avait pris comme Geneviève l'a fait tout à l'heure dans le taxi, je n'aurais pas tardé à rechercher activement d'autres précisions. J'aurais immédiatement mesuré le degré d'excitation du petit mâle offert et avouant ainsi son désir. » (p.14)

Après l'épisode de Geneviève, le roman se déroule chronologiquement et raconte la profonde introspection de Jean-Paul : des premiers émois qu'il ressent à 15 ans, au collège, pour Jean Premor, un camarade, à sa mort en 1935. Ce personnage illustre parfaitement bien le thème pascalien de la misère de l'homme sans Dieu.

« Nous naissons dans l'obscur, […] et nous paierons toujours de ne pas savoir qui nous sommes. » (p.35)

Jean-Paul ne manque pas d'interroger ses pulsions par rapport aux théories de Freud dont il a connaissance. Mais il les réfute d'emblée car il n'avait pas été amoureux de sa mère, ni jaloux de son père que, jeune du moins, il n'avait jamais eu l'envie d'égorger ; il n'avait pas éprouvé non plus d'inclinations incestueuses à l'endroit de sa soeur ou de ses frères.

Jean Premor lui permet de se défaire des lourdes ignorances, des inquiétudes imbéciles, des questions qui n'en sont pas. Il lui offre l'occasion d'apprendre sur le sexe ce qu'il faut savoir, sans y ajouter les bêtises fantastiques et imaginaires de la première enfance.

« […] qu'il lui ait proposé d'être son ami ! Ça ne pouvait pas tomber mieux... Ça ne pouvait pas tomber mieux ? Est-ce sûr ? Jean-Paul est saisi d'un frisson. La phrase l'attriste. […] Quelle cruelle ironie, cependant ! Au moment même où naissait la tenaillante pédérastie qui devait l'exclure du monde, faire de lui le paria, l'inférieur, l'homme seul, le gosse se réjouissait. Il découvrait des poisons effroyables et se précipitait dessus. Il se serait battu pour avaler la drogue pernicieuse. » (p.81)

Après Jean, il y aura d'autres garçons qui attireront Jean-Paul : Christian, sombre et ardent comme un matador ; Guy, triste et distingué, romantique et tendre, subtilement féminin ; Louis, qui n'aimait les garçons qu'en attendant d'aller aux filles, brutal et positif et qui se refusait au baiser sur les lèvres ; Rémi, exquis et cérébral, qui distillait en formules heureuses l'analyse de ses émotions et ne jouissait jamais si bien qu'en ses masturbations solitaires ; François-Xavier, sportif délirant, plein de muscles et de santé, et qui se faisait caresser avec le même sourire qu'on lui voyait aux lèvres après un cent mètres bien gagné ; Jacques, dont la bouche était si belle qu'on ne pouvait penser qu'à l'embrasser…

Au printemps de 1932, Jean-Paul se fait interpeller, à la terrasse d'un café, par un détective privé, chargé d'enquêter, à la demande de son père, sur sa vie et sur ses dépenses. L'homme a bien entendu tout découvert des secrets du jeune homme. Comme ce dernier refuse les petits arrangements du détective pour gagner son silence, Monsieur Chargnier père est informé de la vie de son fils.

Quelques jours plus tard, Monsieur Chargnier impose à son fils de quitter la maison et comme il est encore mineur, l'émancipe. Jean-Paul s'installe donc dans un appartement qui lui offre une liberté qu'il n'avait pas jusque-là. Les rencontres peuvent alors se multiplier :

« Soyons francs : au moins deux par semaine. Quelques-uns, cependant, ont émergé du lot et laissé un souvenir : […] Robert, qui a posé son vélo contre la pissotière et s'est immédiatement précipité contre Jean-Paul, l'embrassant comme jamais personne, rigoureusement comme jamais personne. Jean-Paul, ému, lui avait donné rendez-vous pour le lendemain, mais le petit amant fantaisiste et audacieux n'était pas venu […]. Et ce gamin en beige clair, avec lequel pas un mot ne fut échangé et avec qui ce fut si bon, dans ce silence même, pour ce silence, peut-être... Et ce petit Espagnol ou Portugais, Manuel, chaud comme une orange sanguine, qui avait essayé de faire chanter le garçon ; Jean-Paul lui avait flanqué deux gifles et puis, plaquant le môme sur le lit, il l'avait embrassé avec une passion folle ; le petit, sa tentative échouée, s'était immédiatement laissé faire avec une ardeur sans feinte... » (p.115)

Conscient de ce qu'il appelle son détraquement, Jean-Paul veut essayer l'amour hétérosexuel car il estime qu'il n'a pas le droit moral de négliger cette possibilité, de ne pas tenter de se débarrasser de son vice : le lecteur retrouve ainsi l’épisode qui commençait le roman. Avec Geneviève, une seule préoccupation le mobilise et le terrorise :

« Il faut absolument que j'arrive à la baiser. » (p.117)

Il ne faut pas longtemps à Jean-Paul pour comprendre que sa tentative auprès de Geneviève ne répond pas à ses attentes. Même s'il s'est épandu en elle, même si cela a été bon, il a dû faire appel à des images plus musclées, plus membrées, plus vives et plus provocantes que ses sensations présentes. Jean-Paul est maintenant certain qu'il ne connaîtra pas les transports de l'amour avec une femme :

« Ton destin est bien marqué ; et tu dois le jouer dans les zones interdites. » (p.130)

Jean-Paul reprend alors ses rencontres nocturnes. Il attend son enfant du rêve, celui pour lequel l'amour pourra se développer. En attendant, dans les contacts qu'il a avec les garçons d'un soir, il est incapable d'aller au bout, saisi d'inhibitions. Il pense trop avant de jouir. Et cette pensée chaque fois gâte tout son désir, appauvrit tous ses moyens. Il est soumis à cette insupportable dictature de la pensée.

« Est-ce qu'il lui était arrivé une seule fois dans sa vie de désirer sans regret, de chercher sans méfiance, d'oser sans peur, d'esquisser sans trembler ? Est-ce qu'il avait une seule fois joui sans penser à autre chose qu'à la volupté envahissante ? » (pp.171-172)

Un soir, comme à l'accoutumée, Jean-Paul entre dans une vespasienne. Il se déboutonne. L'homme, à côté, ne pisse pas ; Jean-Paul non plus. Ce silence classique assure à chacun que le voisin est un complice. Jean-Paul se recule un peu et touche la main de l'homme muet qui lui prend alors brutalement le bras en le sortant de force de la vespasienne. Jean-Paul reçoit des gifles magistrales. Il est saisi d'une terreur inouïe. Cependant, pour mieux le rosser, l'autre lâche prise. Jean-Paul, comme un fou, court mais l'homme le rejoint :

« Salaud ! Tante ! Enculé ! » (p.173)

Les deux hommes roulent à terre. Jean-Paul tombe sous lui et se fracasse la tête sur la bordure du trottoir. Jean-Paul est transporté à l'hôpital dans un service où l’interne, Pierre Merlin, et le chef de service, le professeur Gossin, sont à l'image du bon samaritain. Les deux médecins sont inquiets : l'état de Jean-Paul fait craindre des séquelles graves dans un futur proche. De plus Jean-Paul, est atteint de la syphilis. Et, la police qui l'a ramassé sur le trottoir, a signalé l'affaire à un juge d'instruction qui l'inculpe d'outrage public à la pudeur (art.330 du code pénal).

« Il pensait, non pas seulement pour excuser ses tergiversations et ses lâchetés, mais aussi parce que c'était conforme à l'ensemble même de sa doctrine, que l'on est moins responsable des défaillances du vouloir que des aveuglements de l'esprit. ? » (p.189)

L'interne, Pierre Merlin, aura jusqu’au bout, la grâce de s'occuper de Jean-Paul. C'est que Pierre est toujours prêt à faire la charité. C'est quelqu'un qui pense qu'opter pour le catholicisme simplifie singulièrement la vie (p.199). Il fait venir un ami avocat qui s'enflamme à défendre Jean-Paul :

« Le rôle de l'avocat est précisément de faire ce qui ne fait pas le Parquet, de discerner si un type vaut vraiment d'être sauvé, s'il sera ou non récidiviste, si le coup qui le fait tomber est une exception, une malchance, un accident. Dans ces cas-là, je défends à outrance, car la condamnation le perdrait définitivement : la prison, les fréquentations abominables des détentions, les promiscuités lui en apprendraient beaucoup plus qu'il n'en a dans la tête, et, à sa sortie, il serait un vrai bandit fabriqué par la Société au nom de sa défense et de sa morale ! ? » (p.192)

Depuis qu'il est dans cet hôpital, Jean-Paul doit s'avouer qu'il n'est déjà plus tout à fait le même bonhomme que celui qui tentait une approche dans une vespasienne. Il reconnaît que c'est à la présence de Pierre Merlin qu'il doit cette évolution.

Mais le professeur Gossin reste très pessimiste sur l'inversion de Jean-Paul :

« Les seules liaisons amoureuses entre la sensation et la jouissance […], il les doit à des garçons. Tout son érotisme est branché sur le mauvais courant. En outre, il est non seulement inverti, mais positivement obsédé ; à mon avis, il est irrécupérable pour une vie amoureuse normale. […] Au point où il en est, le seul remède consiste non à tenter de le normaliser et de redresser ses déviations essentielles, mais d'en faire un garçon sans érotisme du tout. Mais là, mon ami, c'est à vous de jouer avec vos flûtes surnaturelles ; nous, ici, avec les moyens du bord, nous ne pouvons rien en ce domaine, du moins pour l'instant. » (pp.209-210)

Le diagnostic de son chef de service incite Pierre, à parler de Jean-Paul au Père Mermillod, son directeur de conscience : Jean-Paul lui devenant de plus en plus cher à mesure qu'il lui apparaît plus perdu et complexe. Pierre est troublé par tant de misères physiques, morales et psychologiques qui accablent ce garçon pourtant si doué, plein de charme et d'intelligence. Pierre est persuadé que le Père Mermillod, en jouant avec les flûtes surnaturelles suggérées par Gossin, saura apaiser Jean-Paul, devenu son ami. Il en appelle à Dieu :

« Seigneur, je vous en supplie, ayez pitié de Jean-Paul ; n'oubliez pas qu'il est votre enfant ; regardez-le dans la misère où l'a réduit sa nature aveuglée ; regardez-le dans l'abandon terrible où il est perdu. Aidez-le, venez à son secours, apaisez-le. Il est fait pour Vous, il Vous désire sans le savoir. […] Faites-moi souffrir pour lui, afin que je l'aide. Dites-moi ce qu'il faut que je fasse pour lui être secourable, pour l'amener à Vous, pour qu'il Vous réponde et Vous comprenne. Mais ne le laissez pas là où il est. Profitez de ce qui lui arrive en ce moment, Seigneur, pour lui donner un signe ; il en a tant besoin. […] Excusez-moi, mon Dieu, de cette insistance ; mais je voudrais tellement que Vous le guérissiez. » (pp.226-227)

Au procès de Jean-Paul, l'avocat plaide non coupable et n'a pas de mal à démontrer le manque preuve de la matérialité du délit retenu par l'accusation. Le Président du tribunal, finalement, prononce un verdict d'acquittement pur et simple. Jean-Paul peut donc quitter la prison où il est entré à sa sortie de l'hôpital.

Ce qui surprend Jean-Paul que Pierre a conduit chez le Père Mermillod, c'est la façon dont le confesseur lui parle comme s'il était avancé dans les voies spirituelles, ou comme s'il était capable de s'y engager du jour au lendemain, sans considérer que depuis quatre ans et plus il est enfoncé dans le péché mortel le plus croûteux, le plus tenace (p.283) :

« Notre religion, ce n'est ni les Tables de la Loi, ni le Ciel, ni la Théologie, ni la Morale ; c'est le Christ qui est tout cela, mais vivant, attirant, rendu possible et accessible. Il est la vie de l'âme, et il ne faut pas vous étonner de mourir loin de Lui. Jean-Paul, le Christ a transformé l'Humanité toute entière ; ne pourrait-Il vous transformer, vous ? » (p.283)

Bien entendu, le Père ne demeure pas sur les hauteurs : il invite Jean-Paul à poursuivre un travail de philosophie (2) que lui-même avait entamé dans sa jeunesse. Il lui prodigue aussi, avec soin, des conseils détaillés :

« Le péché avec un autre doit être banni rigoureusement et c'est facile parce qu'il requiert toujours, plus ou moins, une participation volontaire et consciente. C'est vrai. Proscrire par conséquent – cela va de soi – toute phrase d'appel, de contact, d'invitation. Rien de plus simple. A ce moment là on est encore en quelque sorte assez froid et maître du bonhomme ; le refus de commencer est plus facile que la décision de s'arrêter. » (p.286)

Ainsi le Père proscrit radicalement à Jean-Paul la fréquentation des lieux où ces choses se passent : les pissotières, toutes, sans exception, parce que le hasard qui fait diaboliquement les choses pourrait un jour le surprendre. Les cinémas aussi ou alors s'installer délibérément entre deux bonnes femmes (p.287) Le métro. Il lui faudra se contenter de l'autobus ou des taxis. Les boulevards, les foires, les fêtes foraines, les petites baraques, les kermesses, tout ça devra être rayé en bloc des tablettes ; sans oublier les champs de courses où les occasions ne sont pas moins fréquentes.

La masturbation est aussi proscrite. En ce domaine, le Père propose à Jean-Paul la confession fréquente, toujours au même prêtre, et suffisamment souvent pour n'avoir jamais deux fautes à accuser dans une même confession. Au même prêtre, parce que la crainte de s'humilier devant le même homme par un même aveu et qui peut, au début, être très fréquemment répété, est de nature à retenir de pécher. […] Et […] ne confesser qu'une seule faute de cette nature par séance, pour ne pas vivre, ne fût-ce que vingt-quatre heures, en état de péché mortel. (p.288)

Jean-Paul est ébloui par cette clarté inconnue. Tant de pénétration psychologique, tant d'humanité mêlée intimement à tant de surnaturel lui paraît absolument admirable.

La prescription du Père Mermillod à Jean-Paul est en tout point conforme au diagnostic du Docteur Gossin pourtant complètement incroyant. Ce rapprochement entre le prêtre et le médecin s'accordent pour juger Jean-Paul incurable. Cette extraordinaire concordance des deux diagnostics établis et des deux méthodes préconisées par deux hommes aussi différents, l'un naturaliste et matérialiste, l'autre moral et religieux et qui ne se sont jamais rencontrés, a pour Jean-Paul une valeur absolue : la conclusion est qu'il ne peut être sauvé que si, par un effort particulièrement ardu, il étouffe en lui tout mouvement érotique, toute vie amoureuse… une totale abdication sexuelle.

Depuis son entrevue avec le Père Mermillod, Jean-Paul a changé complètement son angle de vue ; l'optique nouvelle qui en résulte lui paraît plus authentique. Mais pour combien de temps ? Maintenant, il se rive aux petites choses : la valeur morale, c'est l'accomplissement très simple et très précis des commandements et l'exécution d'abord des devoirs d'état (p.328).

Jean-Paul a bien saisi que le reste de sa vie sera faite d'une continuelle pénitence… A certains moments, il tente de trouver un responsable comme le montre cette révolte contre ses parents :

« Je leur en veux à mort […]. On ne m'avait même pas dit ce qu'était la pureté, ni le prix de la chasteté, ni la gloire de se maintenir vierge. Il fallait que je devine seul ce que pouvait bien signifier les questions de l'examen de conscience dans le livre de messe : "Ai-je commis des actes impurs ?" Je n'ai compris que bien longtemps après les avoir commis […]. Qui m'avait dit qu'à ces jeux je perdrais ma liberté ? Ils m'avaient eu pur entre leurs mains et ils m'ont laissé, muets, me corrompre sous leurs yeux ; et quand ça a été fait, suffisamment pour qu'ils s'en aperçoivent, ils ont feint de le découvrir et de s'en scandaliser. » (p.339)

Jean-Paul est de plus en plus soumis au doute face à la conduite que lui demande le Père Mermillod. Il s'en ouvre à Pierre qui a décidé de devenir prêtre :

« Je vis avec une chape de plomb sur la tête […] Je crois bien, moi, que la vengeance sera terrible et qu'une fois de plus, j'en serai la victime. Ce n'est pas impunément que l'on endigue les fleuves sans en tarir la source. Un jour ou l'autre, ils débordent et emportent, comme des fétus, les maisons riveraines. […] Si encore j'y croyais à cette continence de moi ; elle est une des exigences les plus inouïes, les plus incompréhensibles de la morale. Pourquoi est-ce que c'est défendu ? J'en reviens indéfiniment là ; et indéfiniment, je ne comprends pas. […] Je suis devant cette interdiction comme d'autres devant les affirmations de la Trinité : j'y crois sans en avoir aucune autre raison que la référence à l'Écriture et à l'Enseignement. […] C'est très maigre et pour cela c'est très fragile. […] Je disais l'autre jour au Père Mermillod que ma situation était la moins enviable de toutes ; car quel est mon lot, à moi ? D'une part, je n'ai pas reçu la grâce de la vocation, et, d'autre part, je ne peux pas me marier ; ainsi, je dois rester dans une continence absolue. » (pp.447-448)

Un jour, alors qu'il est en retard à un rendez-vous, Jean-Paul se trouve contraint de prendre le métro. Il rencontre un jeune garçon aux yeux bleus et aux cheveux blonds bouclés : il ne peut s'empêcher de penser qu'il a devant lui son enfant du rêve d'autant que l'adolescent, Philippe, espiègle, n'hésite pas à l'aborder et à le charmer. Jean-Paul et Philippe décident de partir quelques jours en escapade. C'est là que la culpabilité de Jean-Paul refait surface ; il abandonne Philippe et retourne auprès du Père Mermillod pour se confesser. C'est à ce moment qu'il prend conscience d'une dichotomie qui existe en lui, par rapport à la notion de faute :

« J'ai le regret de l'avoir fait, parce que je sais qu'il ne faut pas le faire. J'aimerais mieux, certes, ne l'avoir pas fait. […] Mais je n'en éprouve pas une horreur naturelle […] C'est uniquement à cause de ma foi et de ma soumission à l'Église et de ma volonté pure d'être chrétien, non à cause de ma nature ou de la nature de la chose que je regrette. Je ressens davantage une réprobation extérieure à moi qu'une répulsion personnelle. […] S'il n'y avait ni la morale ni la religion, je ne vois pas, non, je ne vois absolument pas par quel côté je pourrais avoir le moindre regret de tels actes. C'est terrible, mais c'est comme ça. . » (p.400)

Le Père Mermillod oblige Jean-Paul à déménager, et dans un premier temps à revenir chez son père afin que Philippe ne le retrouve pas. Sauf, que Monsieur Chargnier père est un célèbre médecin de la capitale… Philippe ne tarde donc pas à retrouver sa trace. Lors de leur ultime rencontre, Jean-Paul s'épuise en s'interdisant d'évoquer leur amour. Malgré les suppliques de Philippe, Jean-Paul s'en tient à une étreinte chaste. Jean-Paul lui écrit une lettre qu'il renonce au dernier moment à envoyer, estimant que Philippe n'est pas prêt à la recevoir ni à la comprendre. La nuit suivante, Jean-Paul ressent les premiers malaises – séquelles de son agression dans la pissotière – qui vont bientôt l'emporter.

Ce roman que Dominique Fernandez a qualifié de misérabiliste, d'accumulation de poncifs angoissés, de fatras bien-pensant, de ramassis de clichés culpabilisants… est pour moi d'une grande précision psychologique. Il montre les interrogations d'un jeune homme pris entre ses aspirations et les positions de l'Eglise. D'autres auteurs, bien plus connus, n'ont pas eu le courage de Marcel Guersant pour publier – sous leur vrai nom – un roman qui aborde clairement, sans litotes ni allusions tarabiscotées, les désirs homosexuels. C'est avec le cœur serré que j'ai lu ce livre. Et des larmes n'ont pas manqué de monter à plusieurs reprises…

■ Jean-Paul, Marcel Guersant, ditions de Minuit, 1953, 531 pages


(1) Le terme de pédéraste est à replacer dans le contexte de l'époque ; il a le sens d’homosexuel.

(2) Le rôle de l'Incarnation selon la philosophie de Maurice Blondel.

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Tchaïkovsky ou la symphonie inachevée par Marc Daniel

Publié le par Jean-Yves Alt

Tchaïkovski, la Symphonie inachevée... ? Non, amis lecteurs d'Arcadie, je ne suis pas encore amnésique, et je ne confonds pas Schubert et Tchaïkovski. Je sais bien que, si l'on tient à comparer la vie de ce dernier à une symphonie (ce qui est tentant à propos d'un aussi célèbre compositeur), il serait apparemment plus logique de l'intituler Symphonie pathétique, comme l'a fait Klaus Mann ; et je sais bien aussi que l'image populaire de Tchaïkovski est, en effet, « pathétique »... Mais pour ma part je trouve que « Symphonie inachevée » convient beaucoup mieux ; j'essayerai de vous dire pourquoi.

UN DRAPEAU DEPLOYE

Pierre-Ilitch Tchaïkovski est peut-être, de tous les hommes célèbres de l'époque moderne, celui dont l'homosexualité – avec Gide et Wilde – est la moins douteuse. De son temps, on en parlait, à Moscou et à Saint-Pétersbourg, comme du secret de Polichinelle ; et, depuis, même les biographes les plus timides n'ont pas pu éviter d'y faire allusion. Le critique musical R. Hoffman, dans un ouvrage paru en 1947 (R. Hoffman, Tchaïkovski (Paris, Editions du Chêne, collection Pour la Musique, 1942), hésitait à l'admettre, par pruderie sans doute ; mais publiant un autre ouvrage en 1959 (M. R. Hoffman, Tchaïkovski, Paris, Editions du Seuil, collection Solfège, 1959), il avouait que « certains témoignages » l'avaient convaincu dans l'intervalle.

Or, nulle époque ne fut plus apparemment fermée au libéralisme sexuel que cette seconde moitié du XIXe siècle ; nulle société ne fut moins favorable aux écarts homophiles que la bourgeoisie du temps de la reine Victoria et de l'« ordre moral ».

Le cas de Tchaïkovski apparaît donc comme d'une signification historique particulière, et cela d'autant plus, nous le verrons, qu'il n'eut rien d'un « homosexuel modèle », ni même d'un homosexuel particulièrement courageux.

Simplement, il fut homosexuel, et cela si exclusivement, d'une manière si évidente, que les bourgeois de son entourage durent l'admettre comme un état de fait, et que son nom devint, aussitôt après sa mort, un drapeau déployé pour tous les homophiles qui cherchaient à illustrer leur cause en se groupant derrière les exemples des grands personnages célèbres de l'histoire.

Encore faut-il savoir quel homme se cache derrière les plis de ce drapeau.

Assez nombreux sont les portraits et les photographies de Tchaïkovski qui nous sont parvenus. En 1848 nous le voyons entouré de sa famille – il était né en 1840 – enfant pâle, au visage fin, aux yeux brillants, serré contre sa mère au doux regard. En 1860, jeune e gandin » un peu fade, chapeau haut de forme et souliers vernis. En 1863, très beau, les traits réguliers, cheveux e à l'artiste », nez droit, bouche grande aux lèvres bien modelées, menton étroit, à la limite de l'effémination romantique. Puis les années passent. A quarante ans – en 1880 – il a laissé pousser sa barbe, ses cheveux sont devenus grisonnants, mais les yeux restent d'une jeunesse et d'une vivacité caractéristiques. Et, vers 1890, à la veille de son entrée dans l'éternité (il mourra, brutalement fauché, en 1893), il présente un noble visage aux cheveux et à la barbe blanche, aux traits sereins et un peu hautains, avec toujours ce regard pénétrant, voire inquiétant...

L'évolution de la physionomie dont témoignent ces portraits correspond parfaitement à ce que nous connaissons de la personnalité de Tchaïkovski. Et il se trouve que son enfance, son adolescence, sa jeunesse, son âge mûr, sont si caractéristiques de la vie d'un « homosexuel » tel que le définissent les manuels de médecine que la tentation serait grande de le prendre comme un exemple typique, si nous ne savions pas que la « destinée de l'homosexuel » est une invention des moralistes et qu'en réalité rien ne distingue « l'homosexuel » des autres hommes — sinon, parfois, une plus vive conscience de l'injustice de la condition humaine.

L'ENFANT DE VERRE

Le père de Tchaïkovski, ingénieur des mines sans grande personnalité, s'était marié deux fois. Resté veuf de sa première femme, il avait épousé, en 1833, une jeune fille d'origine française, d'une grande beauté et d'un tempérament profondément artiste. C'est de cette seconde union que devaient naître, entre autres enfants, le futur musicien, en 1840, et, en 1850, deux jumeaux, Modeste et Anatole, dont nous aurons à reparler.

Dans la grande maison de Votkinsk où les élevait une gouvernante française, les enfants Tchaïkovski menaient la vie à la fois saine et hypertendue d'une famille étroitement unie, où la fantaisie slave s'unissait à l'hérédité un peu inquiétante du grand-père français, renommé pour sa nervosité, son instabilité et — disait-on — ses crises d'épilepsie.

Mais, de tous, le plus fortement marqué par cette double ascendance était le petit Pierre, qui fit preuve dès ses premières années d'une « sensibilité maladive ». La jeune gouvernante, qui s'attacha à lui plus qu'à ses autres élèves, l'avait surnommé « l'enfant de verre », tant elle le jugeait fragile et mal adapté aux luttes de la vie ! Le goût de la musique se manifesta très tôt chez lui, ainsi que le don des larmes. Une première tragédie, alors qu'il avait dix ans, montre à quel point son émotivité avait des racines profondes : au cours d'une épidémie de scarlatine, il se persuada qu'il avait, par négligence, provoqué la mort d'un de ses camarades, et délira littéralement de remords et d'angoisse. Quatre ans plus tard, il perdit sa mère — draine terrible, brisure irréparable, choc dont il ne se remettra jamais. Bien sûr, on a parlé à ce sujet de « complexe d'Œdipe » et tenté d'« expliquer » par là son homosexualité. C'est oublier que bien d'autres homosexuels célèbres – Jacques Ier d'Angleterre, par exemple – ont fait preuve de la plus complète absence d'amour filial, et qu'un bien plus grand nombre encore ont eu pour leur mère des sentiments d'affection parfaitement équilibrés et normaux. L'amour exceptionnel de Tchaïkovski pour sa mère n« explique » sûrement pas son goût pour les garçons, pas plus qu'il n'explique la couleur de ses cheveux ni la forme de son visage ; mais il constitue un trait important de son caractère, car il est l'une des manifestations les plus frappantes de cet excès de sensibilité qui devait faire de lui, plus tard, un homme si profondément et si irrémédiablement solitaire.

En attendant, le jeune Pierre Ilitch, à Votkinsk d'abord, puis à Moscou, enfin à Saint-Pétersbourg, poursuivait des études sans éclat et se préparait à une carrière de fonctionnaire, selon le vœu de son père. Sorti en 1859 de l'Ecole de Droit, il entra au Ministère de la Justice et, enfin libéré du souci des études, il commença à profiter de la vie.

LES FOLLES NUITS DE SAINT-PETERSBOURG

' Le beau jeune homme qu'il était devenu à cette époque n'avait pas de difficulté à s'amuser dans la capitale de l'Empire. Les maîtresses de maison se le disputaient – il dansait bien et jouait agréablement du piano – ; on le vit bientôt à tous les concerts, à tous les théâtres, à toutes les réceptions, à l'Opéra...

Mais ces dames s'illusionnaient si elles s'imaginaient que M. Pierre Ilitch Tchaïkovski s'intéressait aux jeunes filles à marier ! En fait, il y avait belle lurette qu'il avait compris que ses goûts étaient autres. Dès l'Ecole de Droit, il avait subi l'ascendant de son condisciple Alexeï Apoukhtine, qui devait se faire plus tard une certaine réputation comme poète et qui, tout jeune, s'affirmait comme une forte personnalité non dépourvue de cynisme — ni, bien entendu, de goûts homosexuels. Il est probable que c'est lui qui, le premier révéla Tchaïkovski à lui-même, tant sur le plan intellectuel que sur le plan amoureux.

Sorti de l'école et devenu financièrement indépendant, Pierre Ilitch ne manquait pas d'occasions de s'initier rapidement aux divers aspects de la vie « en marge ». Bien qu'on n'en parlât guère dans les milieux bourgeois, les mœurs socratiques étaient très répandues dans l'aristocratie russe, où l'atavisme oriental restait puissant ; l'armée, notamment, était considérée comme une pépinière d'homosexuels – sans compter bien entendu le clergé orthodoxe. En outre, Saint-Pétersbourg, grande capitale européenne, beaucoup plus cosmopolite que Moscou, regorgeait de lieux de plaisir de toute sorte, où le jeune et séduisant fonctionnaire du Ministère de la Justice ne demandait qu'à se laisser conduire. Parmi ses guides, nous connaissons le nom de l'Italien Piccioli, personnage assez louche et peu sympathique, célèbre pour sa pédérastie autant que pour son talent de chanteur, qui entraîna Tchaïkovski dans un tourbillon d'opéras italiens et de mondanités frelatées dont le jeune homme n'avait, il faut l'avouer, pas grand fruit à retirer.

En 1861, Tchaïkovski s'était offert pour la première fois des vacances en Europe occidentale – Berlin, Bruxelles, Paris... – et l'on peut penser que ce qui manquait encore à son « éducation » homophile dut être complété au cours de ce voyage dans les plus brillantes capitales de la « belle vie ! ».

C'était donc, indubitablement, un homme très conscient de ses goûts sexuels particuliers que Pierre Ilitch Tchaïkovski aux environ de 1862. Mais une passion également forte le torturait : la musique ! Depuis son enfance il y pensait, et maintenant, à entendre tous ces concerts, à fréquenter tous ces artistes, il sentait que c'était là sa vraie vocation. Son nouvel ami, le critique musical Hermann Laroche, lui conseillait d'abandonner cette stupide carrière de fonctionnaire, de se consacrer à la musique...

Il le fit, non sans courage, en 1863. Dès 1862 il s'était inscrit au Conservatoire de Saint-Pétersbourg, que dirigeait l'illustre Antoine Rubinstein, et il y faisait des progrès rapides. En 1864, il commençait à publier ses premières compositions. Et en 1866, quittant la capitale, où il ne gagnait plus sa vie, il s'installait à Moscou, où Nicolas Rubinstein — le frère d'Antoine lui offrait un poste de professeur au Conservatoire.

LA MUSIQUE... ET LE RESTE

Les premiers temps de la vie de Tchaïkovski à Moscou ne furent pas très heureux. Accablé de travail (il frôla, un moment, la dépression nerveuse), incertain de l'avenir, torturé aussi – c'est certain – par le sentiment de son indignité morale, le musicien ne trouva de consolation que dans les « amitiés particulières » qu'il noua, malgré tout, autour de lui – et notamment dans celle de son jeune élève Vladimir (« Volodya ») Shilovsky, doté d'une remarquable intelligence, et en outre d'une immense fortune, ce qui ne gâtait rien !

Un moment, on peut croire que le professeur du Conservatoire, dont le célibat prolongé commençait à faire jaser, allait se marier. Il était tombé amoureux d'une cantatrice française, Mlle Artôt, et on parlait de leurs prochaines fiançailles ; mais la cour qu'il lui faisait était si platonique que, toute patiente qu'elle fût, la demoiselle finit par comprendre qu'il valait mieux chercher ailleurs un soupirant plus décidé ; et elle épousa un ténor espagnol. Tchaïkovski se remit sans peine de cette « déception » et se consola avec Shilovsky, son amour « fantasque et passionné ».

C'est l'époque des premières grandes compositions musicales qui allaient porter le nom de Tchaïkovski aux quatre coins du monde. La Première Symphonie est de 1866, l'opéra Le Voïvode de 1867, Ondine et Roméo et Juliette de 1869 (l'année du mariage manqué avec Désirée Artôt). Peu à peu le célèbre « Groupe des Cinq » (Cui, Balakirev, Rimsky-Korsakov, Borodine, Moussorgski) s'aperçoit qu'il y a là à Moscou, un rival à surveiller de près. Et le 28 mars 1871, un grand concert assoit la renommée de Pierre Ilitch Tchaïkovski, grâce à la caution de l'illustre écrivain Tourgueniev ; le lendemain, Hermann Laroche rendait compte de la manifestation et définissait la musique de son ami comme « noble, éloignée de toute vulgarité, d'une douceur presque féminine... ».

C'est à cette époque aussi que se place, dans la vie de Tchaïkovski, une découverte qui le toucha profondément : à savoir que son jeune frère Modeste avait les mêmes goûts que lui ! L'affection intime qui les unissait depuis leur enfance s'en trouva, cela va de soi, merveilleusement renforcée, et c'est à la chaleureuse admiration de Modeste que nous devons la principale biographie de son frère, véritable monument d'amour fraternel, sans lequel nous ignorerions bien des aspects de la personnalité du musicien.

Mais, malgré tout – malgré la gloire naissante, malgré les liaisons plus ou moins nombreuses, plus ou moins éphémères – Pierre Ilitch restait insatisfait, malheureux, presque neurasthénique. « Un débauché triste », écrit un de ses biographes. Pouvons-nous tenter d'analyser cette incurable tristesse, et est-elle en rapport direct avec les goûts sexuels de Tchaïkovski ? On en discutera longtemps... Mais il me paraît du moins possible de cerner le problème d'assez près.

« LA BOUE DE MES HABITUDES... »

On ne dira jamais assez le mal, les ruines qu'ont accumulés, au cours des âges, les préjugés sexuels issus du christianisme médiéval. Le XIXe siècle, entre tous, a souffert de cette pruderie que nous appelons « victorienne » mais qui pesait, en fait, sur toute l'Europe.

Le « tabou » qui frappait toute vie sexuelle non strictement conforme aux prescriptions d'un catéchisme étriqué développait, chez les non-conformistes, un complexe de culpabilité qui, dans beaucoup de cas, devenait une véritable névrose.

Le cas de Tchaïkovski illustre à merveille ce phénomène historique. Sa nature ne le portait pas, sexuellement, vers les femmes. Il n'y avait pas là – si j'ose dire – de quoi fouetter un chat. Né en une époque ou en un pays plus éclairé – Renaissance italienne, Angleterre élisabéthaine ou Islam médiéval – le musicien eût tout bonnement écrit des chansons à la gloire de ses amants, leur eût dédié ses symphonies, et personne ne s'en fût étonné davantage qu'on ne s'était étonné, au XVIe siècle, de voir Michel-Ange amoureux de Tommaso de Cavalieri.

Mais telle était, dans la bourgeoisie russe de 1860, la force du préjugé anti-homosexuel (là-même où la foi chrétienne n'était pas excessive, comme dans la famille de Tchaïkovski), que le jeune Pierre Ilitch n'eut jamais l'idée d'en discuter le bien fondé. Alors que le penchant irrésistible de ses instincts aurait dû lui prouver que ses goûts étaient « naturels » — puisqu'ils étaient « dans la nature », selon l'argument classiquement rabâché mais toujours probant — il admit implicitement qu'ils étaient « contre-nature », comme on le lui avait affirmé, et vécut toute sa vie déchiré entre l'appel irrésistible de sa chair et ce qu'il croyait être l'ordre de la nature et de la morale.

Cette tragique erreur de Tchaïkovski sur le problème qui conditionnait son existence prouverait, à elle seule, qu'il n'avait rien d'un titan intellectuel. Artiste sensible, au tempérament émotionnel, il péchait par un manque de lucidité et de courage intellectuel typique. Car il ne faut pas oublier qu'à peu près à la même époque les premiers grands noms de la sexologie s'affirmaient, en Allemagne et en Autriche, en France, en Angleterre, en Russie, même (je pense à Tarnowsky), et que déjà se faisait jour, dans les milieux scientifiques, l'idée que l'instinct homosexuel n'était qu'une des variétés de l'instinct sexuel, ni meilleure, ni pire que les autres.

Cela, Tchaïkovski l'ignora, on voulut l'ignorer. Il ne connut pas Oscar Wilde, son contemporain, qui paya de sa liberté l'affirmation courageuse de la noblesse de l'amour viril. Il préféra rester, lui, enfermé toute sa vie dans les contradictions et les angoisses d'un préjugé dont il n'avait pas la force de se libérer. Et, tout en cédant à ses instincts, il parlait à son propre frère Modeste (qui, je le rappelle, partageait ses goûts), de « la boue de ses habitudes » et du « mépris » que lui attirait son « vice ».

Par-là, la destinée de Tchaïkovski en tant qu'homophile est une destinée inachevée, exemple d'une homosexualité débouchant sur la neurasthénie et la névrose, au lieu de l'épanouissement humain qui formait l'idéal grec de l'amour « socratique ».

« MON PREMIER BAISER SERA POUR VOUS… »

Seul, sans doute, ce manque de lucidité et de courage de Tchaïkovski face à sa propre nature peut expliquer le drame lamentable que devait être son mariage.

En effet, si rien – en principe – ne s'oppose à ce que les homosexuels se marient s'ils éprouvent aussi de l'attrait pour les femmes (ou, ce qui revient au même, à ce que les hommes mariés aient, parallèlement, des aventures ou des liaisons masculines), il est évident qu'un homme qui n'éprouve que répugnance et dégoût pour le contact sexuel des femmes ne doit pas songer à en épouser une! Que cette répugnance et ce dégoût soient, eux-mêmes, des signes indubitables de mauvaise adaptation psychologique (les Grecs antiques, nos illustres modèles, n'étaient pas moins capables de faire des enfants à leurs femmes que d'aimer les jeunes gens), cela importe peu. Que Tchaïkovski ait eu raison ou tort d'éprouver des nausées lorsqu'il sentait s'approcher de sa bouche des lèvres féminines, nous n'en discutons pas. Mais ce qui est certain, c'est que dans ces conditions un homme de son intelligence n'aurait jamais dû tenter le diable. L'expérience (heureusement non consommée) avec Désirée Artôt aurait dû lui suffire.

Mais voilà : justement parce qu'il se sentait « coupable » d'être homosexuel et qu'il craignait les conséquences de ce vice » sur le plan social – cancans, ennuis avec la justice peut-être (Selon Nina Berberova, biographe russe de Tchaïkovski, l'homosexualité était passible de la déportation en Sibérie) ? – il se mit dans la tête qu'il devait prendre femme pour « donner le change ». Dans ces conditions, la catastrophe était inévitable.

Et cela d'autant plus que, par malheur, il s'était laissé prendre dans les filets d'une jeune fille hystérique et mythomane, Antonina Milyoukova, qui bombardait de lettres enflammées les hommes en vue et qui, lors du premier échange de correspondance avec Tchaïkovski, lui déclara tout de go : « Je ne puis vivre sans vous, aussi vais-je me tuer bientôt... »

« ... Mon premier baiser sera pour vous et pour nul autre... » Quelques jours plus tard, elle en était aux « baisers ardents » (sur le papier), et le musicien lui passait l'anneau au doigt presque sans avoir pris le temps de réfléchir.

On devine la suite : la violente répulsion physique, les nausées devant le spectacle de la jeune mariée en déshabillé – quelle nuit de noces ! – la fuite, la tentative de suicide, le scandale quasi-public, et finalement le chantage exercé par la femme bafouée, la séparation...

Le drame de ce mariage « inachevé » laissa Tchaïkovski profondément marqué. Sa malheureuse épouse, déjà peu équilibrée, devait finir ses jours dans un asile d'aliénés, et il ne put jamais, quant à lui, retrouver pleinement par la suite la paix du cœur. Son œuvre musicale, à partir de cette fatale année 1877, prend une teinte de mélancolie et de fièvre qui prouve à quel point son équilibre psychique était atteint.

L'AMIE PROCHE ET LOINTAINE

Chose curieuse, presque paradoxale, c'est une amitié féminine qui devait sauver le musicien des déboires de sa vie sentimentale. Mais quelle bizarre amitié !

Mme von Meck réalisait, en quelque sorte, l'idéal féminin pour un compositeur homosexuel. Laide et plus très jeune – elle avait quarante-cinq ans lorsqu'elle fit connaissance de Tchaïkovski, en 1876 – c'était une veuve richissime, passionnément éprise de musique, et d'une extrême frigidité sexuelle, qui lui laissait un grand dégoût des relations physiques. (« Quel dommage », disait-elle, « qu'on ne puisse reproduire les êtres humains par des procédés artificiels, sans avoir besoin de se marier ! »)

Lorsqu'elle ressentit le « coup de foudre » pour les œuvres de Tchaïkovski (« grâce à votre musique, la vie devient plus douce et vaut d'être vécue », lui écrivait-elle le 30 décembre 1876), et qu'il répondit à cette amitié offerte, elle plaça d'emblée leurs relations sur le plan assez extraordinaire d'une séparation matérielle absolue. Bien qu'habitant la même ville, ils ne se rencontrèrent presque jamais, et toujours par hasard, comme furtivement – gênés, l'un et l'autre, plus qu'heureux de ces entrevues. Ils échangeaient des centaines de lettres, s'écrivant presque chaque jour (le valet de Mme von Meck qui, le matin, apportait à Tchaïkovski la lettre de sa maîtresse, remportait, en repartant, celle que le compositeur avait écrite la veille au soir), se confiant toutes leurs pensées, parlant de musique, de littérature, de philosophie..., mais éperdument désireux, l'un et l'autre, de ne pas se voir, sans doute pour pouvoir plus commodément s'idéaliser à distance.

Mme von Meck, je l'ai dit, était fort riche. Tchaïkovski profita largement de sa générosité — plus, sans doute, qu'on ne le souhaiterait pour le bon renom de sa délicatesse. En tout cas, cette sécurité matérielle lui fut fort bénéfique sur le plan de la tranquillité d'esprit et, par conséquent, de l'activité artistique.

Elle lui était d'autant plus nécessaire qu'il devait, en 1879, se brouiller (justement pour des questions d'argent) avec son tendre ami et ancien élève Vladimir Shilovsky, à la bourse duquel il avait jusqu'alors fait de fréquents appels.

L'austère veuve aux cheveux gris ne constituait pas, pour le musicien, un « problème » sentimental comme sa femme, la trop exigeante Antonina. Bien qu'elle lui écrivît qu'elle était « jalouse de ses amitiés », Mme von Meck ne le gênait guère sur le plan intime. Elle ne l'empêchait pas, à Florence par exemple, en 1878, de se sentir « inondé de pures délices » à l'audition – et à la vue – d'un jeune chanteur des rues – et de l'avouer sans ambages à sa correspondante.

Elle ne l'empêchait surtout pas d'organiser sa vie de « vieux garçon » avec le charmant valet de chambre Alexis, pour lequel il éprouvait une si violente affection qu'il tomba malade lorsqu'il dut s'en séparer – temporairement ! – pour le laisser partir au service militaire.

Ainsi, une fois retombé le rideau sur le drame du mariage avec la malheureuse Antonins, la vigilante amitié d'une autre femme, combien différente ! permettait à Tchaïkovski de reprendre goût à la vie et de rouvrir les sources de son inspiration musicale.

Que, dans la personne à la fois proche et lointaine de sa bienfaitrice, le musicien ait aimé une sorte de « résurrection » idéale de sa mère – cette mère pour qui il avait éprouvé, on se le rappelle, un amour si violent et si exclusif, cela ne semble pas niable. Mais que cette « transposition » affective ait été pour lui un élément d'équilibre psychique, cela n'est pas moins évident. Ce n'était pas, malgré son charme, le valet de chambre Alexis, ni les nombreuses « passades » masculines du compositeur à Moscou, à Saint-Pétersbourg, en Allemagne, à Paris, en Italie, au cours de ses tournées, qui pouvaient lui apporter cette impression nécessaire de stabilité. C'est sans doute à l'influence heureuse de Mme von Meck que nous devons des œuvres aussi importantes que la Quatrième Symphonie, en fa mineur (1877), l'opéra Eugène Onéguine (1877), le Trio en la mineur dédié à la mémoire de Nicolas Rubinstein (mort en 1881), le poème symphonique Manfred (1884), le ballet La Dame de pique (1890).

Mais cette amitié, comme tout dans la vie de Tchaïkovski, devait rester inexplicablement et mystérieusement « inachevée ». Un beau jour, en octobre 1890 – leurs relations duraient depuis quatorze ans – Mme von Meek rompit avec lui, aussi brusquement qu'elle avait engagé le dialogue.

On a pensé qu'elle avait pu apprendre par hasard le « secret » de la vie intime de son ami, et que cette découverte l'avait choquée au point de cesser toutes relations avec lui. Cela ne me paraît pas très vraisemblable, car les mœurs de Tchaïkovski, à cette époque de sa vie, étaient de notoriété publique. Peut-être Mme von Meck s'était-elle refusée jusqu'alors à croire ce qu'on avait pu lui en raconter ? Mais alors, pourquoi ce brusque dessillement de ses yeux ?

Ce qui est certain, c'est que le musicien fut profondément bouleversé par cette rupture. C'était une nouvelle tragédie sentimentale dans sa vie, l'écroulement de ce qu'il avait cru le plus solide, précisément parce que le plus éloigné des fantaisies de la chair... A son lit de mort, ses dernières paroles devaient être des mots de reproche pour l'infidèle amie qui lui avait retiré son soutien au moment où il en avait le plus besoin.

« PRISONNIER... »

Heureusement, un grand amour devait encore illuminer les dernières années de Tchaïkovski, qui, au moment de la rupture avec Mme von Meck, n'avait du reste que cinquante ans.

C'est là peut-être, dans la vie du compositeur, l'épisode le plus « scabreux », car l'objet de cet amour n'était autre que son propre neveu, le délicieux « Bob » Davidov, fils de sa sœur Alexandra. Et il serait bien vain de prétendre que ce fût un amour « paternel » : ce fut, dans tous le sens du terme, une passion. « Mon petit chéri... » « Boby, vers qui vont toutes mes pensées... » Tchaïkovski, depuis que son neveu s'était transformé de bel enfant en adorable adolescent, était devenu son « prisonnier », selon son propre mot.

Nul ne peut dire ce qu'à la longue fût devenu cet amour si exceptionnel à tous égards. Le destin voulut qu'il fût le dernier du musicien. Le 22 octobre 1893 (on venait de créer, six jours plus tôt, la Symphonie Pathétique), rentrant citez lui assoiffé, Tchaïkovski but un verre d'eau non bouillie ; le soir, il suait de fièvre. Le lendemain, le choléra s'était déclaré. Deux jours après, maudissant dans son délire Mme von Meck, Pierre Ilitch Tchaïkovski rendait le dernier soupir, entouré de ses trois fidèles – son frère Modeste, son valet de chambre Alexis, et le « petit chéri » Bob. Tout, même cet ultime amour, devait être pour lui inachevé...

En définitive, Klaus Mann n'avait pas tort d'appliquer ce terme de « symphonie pathétique » — titre de l'œuvre la plus célèbre de Tchaïkovski — à l'ensemble de la vie de ce dernier. Les drames n'y ont pas manqué, et les moments de bonheur y ont toujours eu un caractère de précarité et de provisoire angoissant.

Mais la tragédie profonde, irrémédiable, de cette destinée, reste cet inachèvement de tout ce qui aurait pu en faire une destinée accomplie. Amours inachevées, amitié inachevée..., œuvre musicale, disons-le franchement, inachevée elle aussi, si nous la comparons à ces monuments de perfection que sont les œuvres d'un Bach, d'un Mozart ou d'un Beethoven. Sauf dans quelques très grandes pages du Trio en la mineur, ou de la Symphonie Pathétique, entre autres, la musique de Tchaïkovski pèche le plus souvent par un excès de sentimentalité un peu mièvre, par une élégance superficielle (la trop vantée Sérénade pour cordes, par exemple) et par un certain « brillant » théâtral (le premier mouvement du Premier concerto de piano).

Ce fut un grand musicien, ce ne fut pas un géant de la musique (1).

Egalement inachevée fut sa personnalité sur le plan de la conscience sexuelle. Les « passades » qu'il notait, plus ou moins clairement, dans ses carnets, ne constituaient qu'un assez misérable paravent derrière lequel il se dissimulait à lui-même le vide de son cœur. C'est là, à coup sûr, le point crucial du « drame » de la destinée de Tchaïkovski. Plus courageux et plus lucide, il eût sans doute réussi à réaliser l'équilibre entre ses goûts sexuels et sentimentaux et les servitudes de la vie en société ; timoré comme il le fut, il gâcha son existence par un absurde complexe de culpabilité et vécut profondément malheureux.

(1) A.E. Smith remarque fort justement, à ce propos, que les noms de grands musiciens sont assez peu nombreux dans les fastes de l'homosexualité : à part Lully pour lequel il n'y a pas de doute, des doutes sérieux concernant Haendel et Wagner, des indications pour Saint-Saëns, Satie, Ravel, Gershwin (pour ne pas parler du lien affectif assez peu clair qui unit Beethoven à son neveu), c'est peu. Il y aurait de curieuses conclusions à tirer de cette constatation.

L'art, peut-être, en a profité, mais sûrement pas l'idée que le public se fait de l'homosexualité, car l'exemple de Tchaïkovski est souvent cité par ceux qui veulent à tout prix que la « vocation de l'homosexuel » soit une vocation obligatoirement tragique. Rien n'est plus éloigné de notre idéal d'une vie saine et équilibrée que la vie névrosée du « mari » d'Antonina Milvoukova. Mais n'est-ce pas le privilège des artistes que d'ouvrir à l'humanité un domaine de lumière et de bonheur où, souvent, ils n'ont pas eux-mêmes réussi à pénétrer ?

Marc Daniel

NOTES BIBLIOGRAPHIQUES

La vie de Tchaïkovski nous est connue surtout grâce à son frère Modeste, auteur des trois volumes de biographie parus à Moscou de 1900 à 1902. Les « carnets » du musicien ont été publiés en russe à Moscou en 1923 et en anglais à New-York en 1945. Sa correspondance avec Mme von Meek a été publiée par la fille de cette dernière (trad. française, éd. Gallimard, 1940, sous le titre « L'ami bien-aimé »).

Nombreux, par ailleurs, sont les souvenirs de contemporains qui apportent des précisions à notre connaissance de Tchaïkovski (Mémoires de Rimsky-Korsakov, livre de V. Seroff sur Le groupe des Cinq, et surtout article du médecin Brian-Chaninov dans la Revue moderne de Médecine et de Chirurgie, fév. 1938, qui aborde franchement la question de l'homosexualité du compositeur).

Parmi les œuvres d'érudition modernes, la plus monumentale (au moins en Occident) est celle de Herbert Weinstock, Tchaïkovski (trad. de l'anglais, ed. du Chêne, 1947), ouvrage de référence. Le livre de Mme Nina Berberova, Tchaïkovski, histoire d'une vie solitaire (trad. du russe, Paris, éd. Egloff, 1948) est, lui aussi, très franc sur le sujet des mœurs de Tchaïkovski. Plus superficiel à tous égards, R. Hofmann, Tchaïkovski (éd. du Chêne, 1947). Le petit livre de poche du même M.R. Hoffman (collection « Solfèges », éditions du Seuil) est une mise au point commode et aisément accessible, mais certains de ses jugements sur le plan musical sont très personnels !

La biographie romancée de Tchaïkovski par Klaus Mann, intitulée Symphonie pathétique, porte la marque de son auteur à un point tel qu'il est difficile de la considérer comme une étude historique ; l'obsession du suicide, notamment, qui était le propre de Klaus Mann, y est sans raison transposée dans la vie de Tchaïkovski. Mais c'est une très belle œuvre littéraire.

Mr. A.E. Smith, dans le n°12 de Homophile Studios (hiver 1961), a consacré une pénétrante étude à Tchaïkovski : « Sa vie et ses amours réexaminés. » C'est sans doute la plus intelligente mise au point existant actuellement sur l'homosexualité du célèbre compositeur.

Arcadie n°121 et n°122, Marc Daniel (Michel Duchein), janvier et février 1964

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La répression de l'homosexualité par Maurice Lever

Publié le par Jean-Yves Alt

Qu'on le déplore ou non, l'homosexualité n'est plus un thème tabou. Elle a sa presse, ses porte-drapeaux, et ses adeptes n'hésitent plus à s'afficher, bénéficiant désormais d'un peu de cette reconnaissance sociale à laquelle ils ont toujours aspiré. Depuis la Révolution, seul est délictuel l'attentat homosexuel sur la personne d'un mineur. Et avant ? L'auteur de « Les bûchers de Sodome » (Fayard) rappelle l'antique origine de la condamnation des « sodomites » et les phases alternées de répression et de tolérance de cette déviation aussi vieille que l'homme.

La répression de l'homosexualité, telle qu'elle est exercée dans notre Occident judéo-chrétien jusqu'à une période récente, trouve son origine et sa justification dans le mythe de Sodome.

Le récit de la Genèse est clair : c'est parce que ce petit peuple de Chanaan pratiquait les mœurs contre nature que l'Eternel, faisant pleuvoir un torrent de soufre et de feu, anéantit la cité tout entière, avec ses habitants et le « germe de la terre ». Ce récit, qui a tant frappé les imaginations, servit pendant des millénaires à illustrer les lois fondamentales du Lévitique condamnant le crime de sodomie à la peine de mort :

« Tu ne coucheras pas avec un homme comme on couche avec une femme. Ce serait une abomination » (Lév. XVIII, 22).

« Quand un homme couche avec un homme comme on couche avec une femme, ils ont commis tous deux une abomination. Ils seront punis de mort. Leur sang retombe sur eux. » (Lév. XX, 13).

Ce sont les textes fondateurs de la répression. La tradition judéo-chrétienne ne fera que les reprendre par la suite, en raffinant sur les supplices. Il va de soi que le souci de la natalité constituait la raison majeure de l'interdit : l'acte homosexuel pouvait, en effet, passer pour une trahison nationale au sein du petit peuple d'Israël, sans cesse menacé par de puissants voisins. Il en allait de même de la masturbation et de la bestialité. En fait, tout acte sexuel qui n'avait pas pour objet la procréation relevait du scandale et de l'impiété, car il mettait en péril l'existence même et la survie du peuple de Dieu.

Saint Paul réactualise le mythe de Sodome

Les récits évangéliques ne mentionnent pas l'homosexualité, et le Christ lui-même ne s'est jamais exprimé sur la question. Mais, comme il n'a cessé de proclamer son attachement à la loi mosaïque pour tout ce qui touche à la morale, on peut légitimement penser qu'il l'eût également suivie sur ce point, tout en recommandant d'user d'indulgence à l'égard des coupables.

Si l'on veut connaître les dispositions du Nouveau Testament à l'égard du péché contre nature, mieux vaut interroger son disciple saint Paul. Avec celui-ci, point d'ambiguïté : c'est la vieille hostilité rabbinique accommodée au goût chrétien, avec, en prime, le souffle de la fureur sacrée ; c'est la dénonciation violente de ces hommes qui, « abandonnant les rapports naturels, ont, dans leurs désirs, brûlés les uns pour les autres, commettant homme avec homme des actes infâmes et recevant en leur mutuelle dégradation le juste salaire de leur égarement. » (Rom. I, 27) ; c'est l'exclusion tombant du haut de la chaire : « Ni les débauchés, ni les idolâtres, ni les adultères, ni les pédérastes de tout genre n'hériteront du royaume de Dieu » (I Cor. VI, 9-10).

Dans leur grande majorité, les docteurs de l'Église ne feront que reprendre à leur compte l'interdit de la loi juive fondé sur la ruine de Sodome et réactualisé par saint Paul, Philon d'Alexandrie, Flavius Josèphe, ainsi que par des apocryphes du judaïsme tardif. Qu'ils soient d'Orient ou d'Occident, ils réprouvent l'homosexualité avec la même horreur et ne conçoivent la relation sexuelle que dans son rapport à la reproduction de l'espèce. Ils développent, de surcroît, une vision délibérément négative du corps et de tout ce qui s'y rattache, jettent l'anathème non seulement sur les mœurs dites contre-nature, mais même sur la sexualité dite « normale », dès lors qu'elle s'écarte de l'impératif de la procréation, s'insurgeant contre la volupté des sens, condamnent le plaisir pour le plaisir.

Lorsque la chrétienté commence d'infiltrer le vaste Empire romain, celui-ci dispose déjà d'une loi contre le délit homosexuel. Promulguée en 226 avant l'ère chrétienne, la Lex scantinia prévoyait la relégation loin de Rome et de lourdes peines d'amende pour quiconque se rendait coupable de telles pratiques, en particulier sur la personne d'un enfant, mais cette loi était depuis longtemps tombée en désuétude. En conséquence, l'exemple prestigieux des Grecs aidant, la sodomie était si répandue à Rome que les adeptes de la religion nouvelle s'en servirent comme d'un puissant levier pour lutter contre le paganisme, seule cause, selon eux, de la décadence des mœurs. Au cours du IVe siècle, les premiers empereurs chrétiens n'hésitent pas à décréter la sodomie crime capital, inaugurant ainsi une ère de répression violente.

Homosexuels, hérétiques, tous des « bougres »

La première loi anti-homosexuelle de l'ère chrétienne fut promulguée en 342 par l'empereur Constantin II. Il semble, à lire sa conclusion, que le législateur n'ait pas osé heurter de front des usages enracinés par des siècles de tolérance, en condamnant les coupables à la peine de mort. Cette loi si vir nubit ne spécifie pas la peine, mais recommande curieusement des « supplices raffinés » (exquisitis poenis), sans même préciser lesquels. Un demi-siècle plus tard, l'Empire franchit un pas décisif dans la voie de la répression. Par un édit du 6 août 390, Théodose condamne les homosexuels au bûcher : « Tous ceux qui avilissent honteusement leur corps en le soumettant, comme des femmes, au désir d'un autre homme, et en s'adonnant ainsi à des relations sexuelles étranges, ceux-là doivent expier un tel crime dans les flammes vengeresses, à la vue de tout le peuple. »

La peine du feu rappelait, naturellement, le châtiment de Yahvé contre les habitants de Sodome ; mais elle avait également une signification purificatrice. Pour qu'il ne subsistât plus aucune trace de la souillure, les pièces du procès étaient jetées dans le bûcher, et les cendres du condamné dispersées au vent. En principe, celui-ci devait être brûlé vif ; néanmoins, la sentence comportait souvent un retentum autorisant le bourreau à étrangler sa victime, avant de la livrer aux flammes. Cette dernière opération se faisait dans le plus grand secret, afin de ne pas frustrer les assistants, qui se pressaient toujours nombreux aux exécutions, du principal attrait du spectacle. L'épaisse fumée qui s'élevait sur le lieu du supplice empêchait d'ailleurs de s'apercevoir de la supercherie. De cet usage vient l'expression : « N'y voir que du feu ».

Durant tout le Moyen Age, le crime de sodomie fut assimilé à l'hérésie religieuse. L'amalgame était si profondément enraciné dans les mentalités qu'un seul mot servit longtemps à désigner l'homosexuel et l'hérétique : bougre. A l'origine, ce mot qualifiait les membres de la secte manichéenne qui s'étaient réfugiés en Bulgarie, après avoir été chassés de l'Empire d'Orient, vers le Xe siècle. De Bulgare, on fit boulgre, puis bougre ; d'où le substantif bougrerie. Jusqu'au XVIIIe siècle, bougre avait, à la fois, le sens d'hérétique et d'homosexuel. Plus significatif encore de cette confusion : le terme hérite (forme ancienne pour hérétique), qui désignait couramment le sodomite au XIIIe siècle.

Compte tenu des immenses lacunes de nos archives en ces matières, on ne trouve aucune application des lois relatives à l'homosexualité avant le XIVe siècle. Mis à part un cas d'exécution capitale pour bestialité en 846, la première exécution par le feu parvenue à notre connaissance eut pour victime un certain Robert de Péronne, brûlé vif à Laon en 1317. Son frère, Jean de Péronne, accusé du même vice, fit également l'objet d'un jugement dont nous ignorons la sentence. En 1333, c'est un procureur et clerc de Paris, nommé Raymond Durant, qui se voit relégué dans un prieuré, tandis que ses deux valets et complices sont rendus à la liberté. L'année suivante, Pierre Porrier, de la ville de Dorche, monte sur le bûcher ; mais, en 1351, Guillaume Belleti n'est condamné qu'à une simple amende. L'absence d'information ne nous permet pas d'expliquer l'inégalité des sentences qui frappent les accusés laïcs. Quant aux religieux, ils jouissent d'un traitement de faveur, l'Église n'ayant pas le droit de prononcer la peine de mort.

En 1372, se déroula à Reims le premier procès d'un travesti. Il s'appelait Rémon et se faisait passer pour fille. Vêtu de longues robes traînantes, perché sur de hauts talons, fardé, frisé, paré de bijoux, il se livrait à tous les menus ouvrages de dames, fréquentait les commères de son quartier et portait avec elles son linge au lavoir. Tout le monde ne devait pourtant pas être dupe, car, une fois la nuit tombée, il allait vendre ses charmes aux portes de la ville. Un soir, qu'il racolait comme à son habitude, le long des remparts, il se fit accoster par un gentilhomme nommé Pierre de Cierges. Celui-ci, croyant avoir affaire à une fille, l'entraîne dans un champ voisin, le culbute à terre et se précipite sur lui, culottes baissées. L'autre alors, se met à crier, en se débattant : « Restez tranquille ! Que faites-vous ? Vous voyez bien que je suis un homme comme vous ! » Et, pour mieux le persuader, « lui montre son membre et nature d'homme dont il était garni ». Traduit en justice pour « péché de bougrerie et de sodomie » et pour avoir « habité charnellement avec plusieurs hommes dont il recevait profit, Rémon subit le supplice du feu, tandis que Pierre de Cierges, condamné au même sort en qualité de complice, fut exceptionnellement absous par le bailli du chapitre de Notre-Dame de Reims.

Gilles de Rais, le sommet du mal

Le procès de mœurs le plus retentissant du Moyen Age eut pour héros un monstre hors du commun, auprès duquel Néron lui-même ne fait figure que de sale gosse un peu pervers. L'histoire de Gilles de Rais est trop connue pour qu'il soit nécessaire de s'y attarder. Rappelons seulement que cet ancien compagnon d'armes de Jeanne d'Arc faisait enlever de jeunes enfants, du sexe mâle de préférence, les égorgeait de ses mains après les avoir violés, et souillait même leur cadavre après leur mort. Il gardait les plus jolies têtes pour les contempler à son aise et faisait brûler les corps dans la cheminée de sa chambre. On trouva une pleine citerne d'ossements calcinés dans la tour de Champtocé, de même que dans les latrines du château de la Suze, à Nantes, à Rais, à Tiffauges, à Machecoul... On évalue à plus de deux cents (six cents, voire huit cents, selon certains historiens) le nombre de ses petites victimes !

Traduit devant la Haute Cour de Bretagne, Gilles de Rais commença par nier énergiquement. Il récusa ses juges, mais il ne put récuser longtemps la foule des pauvres gens venus raconte avec force détails comment leurs enfants leur avaient été enlevés. Gilles s'effondra sous le poids de ces témoignages et des aveux de ses complices. Il versa des larmes abondantes et rédigea une confession complète de ses crimes qui demeure l'un des sommets de la « littérature du mal ». On y découvre une âme torturée, éprise d'absolu, altérée de pureté jusqu'à la boire dans le sang de ses victimes. Condamné au bûcher le 25 octobre 1440, il réclama un prêtre et mourut en priant Dieu. Un monument expiatoire fut élevé sur le lieu même du supplice. Par une curieuse ironie de l'Histoire, cet édifice, destiné à rappeler le châtiment du plus monstrueux infanticide de tous les temps, devint un lieu de pèlerinage pour les nourrices qui souhaitaient un lait abondant et généreux.

Il faut attendre la Renaissance italienne pour observer les premiers craquements dans le vieil interdit judéo-chrétien. C'est l'époque où Michel-Ange chante dans ses sonnets la rayonnante jeunesse de Tommaso Cavalieri, où Leonard de Vinci courtise les plus beaux élèves de son atelier, où Giovanni Bazzi tire vanité de son surnom du Sodoma, où Giovanni Della Casa dédie au pape Jules III son éloge en vers de la sodomie, où les débauches de Sixte IV défraient la chronique romaine...

Pontifes, princes, cardinaux, poètes, artistes, moines, banquiers, musiciens vouent à l'amour des garçons un culte comparable à celui qu'ils vouent à l'art et à la beauté. Avec la Renaissance, l'homosexualité devient un fait de culture, on pourrait presque dire une valeur esthétique, un raffinement indispensable, ou peu s'en faut, à quiconque aspire à la création. Comme s'il existait une sorte d'intelligence secrète entre le génie de l'artiste et la pratique des amours interdites.

Au lendemain des guerres d'Italie, la France fait la découverte éblouie de la Renaissance. La Cour devient italienne et l'italianisme règne sur l'élite : nobles, prélats, artistes, intellectuels ne jurent plus que par Rome et Florence. Encouragée par ce snobisme, la sodomie prend chez nous le nom de « vice italien ».

Pur produit de cette époque fascinante, Henri III en incarne à la fois toutes les contradictions et tout le mystère. Il en partage d'ailleurs les grandes obsessions esthétiques : ostentation, réversibilité, métamorphose, imagination fantasque. Fils de Sodome, il affiche son homophilie avec une audace qui frise la provocation. Les yeux noyés dans le fard, les lèvres peintes, la chevelure frisée au fer, il s'exhibe en public vêtu d'incroyables chausses de satin bouffant, cultive la parure avec des mollesses de courtisane et laisse ses chers Mignons prendre l'empire de son cœur et de son esprit, cherchant sans doute à compenser le précoce déclin de sa vigueur au contact de ces magnifiques adolescents.

Si la libération de l'homosexualité – ou plus souvent de la bisexualité – constitue l'une, des caractéristiques les plus spectaculaires de la Renaissance, précisons toutefois qu'elle n'aura profité qu'aux élites : le roi et sa cour, quelques hauts personnages, quelques artistes en renom... Mais, à mesure que l'on s'enfonce dans les profondeurs du corps social, la répression montre à nouveau son hideux visage. Tandis que souffle sur la France le grand vent régénérateur venu d'au-delà des Alpes, le juriste Jean Imbert rappelle, du fond de son étroit cabinet, que le péché de sodomie est toujours passible de la peine du feu : « Nous pratiquons en France cette rigueur contre ceux qui sont convaincus de tel crime », note-t-il, au cas où on l'aurait oublié. Et de citer pour preuve le procès de Jean Moret, brûlé vif à Amiens le 13 décembre 1519.

Mais combien d'autres malheureux – des anonymes, pour la plupart – sont là pour témoigner que la Renaissance n'étendit pas uniformément ses bienfaits ! Tout au long du XVIe siècle, des commerçants, des prêtres, des artisans, des médecins, des enseignants, des hôteliers, des garçons de cabaret sont traînés devant les tribunaux, jugés, condamnés sur les dépositions de quelques vagues témoins – amoureux éconduits ou parents en quête d'indemnités – conduits sur le bûcher et brûlés vifs. Parmi eux, quelques femmes soupçonnées de lesbianisme ou surprises simplement en habit d'homme.

Si les procès de sodomie parvenus jusqu'à nous ne mentionnent que rarement le monde rural, cela ne veut pas dire que l'on vécût plus vertueux dans les campagnes que dans les villes ; simplement, le mode de vie très différent rendait pratiquement impossible la diffusion de l'amour socratique dans la France profonde. En revanche, la bestialité (considérée par les théologiens et les juristes comme une variante de la sodomie) y était largement pratiquée, à en juger par le nombre de laboureurs, vignerons, âniers, valets de ferme, charretiers, bergers, servantes qui furent périodiquement livrés aux flammes purificatrices (la bestialité était punie par le feu, comme la sodomie), toujours accompagnés de leur innocent complice à quatre pattes. Ces procès lèvent le voile sur l'un des aspects les moins connus de la misère sexuelle dans les campagnes.

A l'aube du XVIIe siècle, le royaume de France semble travaillé de l'intérieur par une intense fermentation religieuse : on établit l'obéissance, on resserre la discipline, on stimule la piété. Bref, on joue le jeu de la Contre-Réforme. La Cour se met à ressembler à une pécheresse repentie qui tâcherait de faire oublier ses excès passés en affectant la plus exacte dévotion. Le jeune Louis XIII se fait appeler « le Chaste », « le Juste », « le Pieux », mais parvient mal à dissimuler ses tendances les plus profondes. La fascination qu'exerceront sur lui Albert de Luynes, Barradas, Cinq-Mars, surtout, le plus violemment aimé de ses favoris, trahit en fait une homosexualité latente. Certaines indiscrétions commises par des intimes du souverain, comme Fontrailles, laisseraient même penser qu'elle fut pleinement réalisée. Moins exposés que Louis XIII, les princes du sang et les grands de la Cour pouvaient s'adonner plus librement à leurs penchants. A commencer par son propre frère, Gaston, et par son demi-frère César de Vendôme, dont le nom faisait souvent la rime à Sodome dans les pamphlets du temps. On sait aussi qu'Henri de Bourbon, prince de Condé, père du vainqueur de Rocroi (lequel héritera d'ailleurs de ses mœurs), draguait parmi le petit monde des collèges ; que le prince de Guéménée, d'une laideur proverbiale, taquinait ses pages ; que le maréchal de Guiche était surnommé « Ma Guiche » ; que le duc de Bellegarde ne devait sa fortune qu'à ses complaisances auprès de certains hommes influents ; que l'évêque d'Auxerre était fort épris d'un certain Chamarande, « porte-parasol » de Richelieu, ravissant jeune homme de dix-huit ans ; que Charles du Bellay, prince d'Yvetot, donnait plutôt dans la plèbe et payait (fort cher) de rudes gars du peuple.

On sait comment Monsieur, frère de Louis XIV, fut, dès sa plus tendre enfance, habité par le fantasme féminin ; il aimait à la folie les rubans, les dentelles et les parures. Il aurait bien souhaité s'habiller en femme, raconte son ami, l'abbé de Choisy, autre travesti notoire, « mais il n'osait à cause de sa dignité ». Seuls les bals masqués lui permettaient de réaliser son rêve : revêtir des robes de soie dont un garçonnet portait la traîne, se couvrir de falbalas et de bijoux. Pour peu que son cavalier lui infligeât les plus honteux affronts, comme il l'eût fait à une fille publique, ses transports ne connaissaient plus de bornes et ses sens s'embrasaient. Comme Monsieur, comme l'abbé de Choisy, Bernard de Crémeaux, abbé d'Entragues, issu d'une des meilleures maisons de France, appartenait, lui aussi, à la catégorie des hommes-femmes. Élevé comme une fille, il en garda toute sa vie l'accoutrement et le caractère. Mais il y avait plus grave que ces manies un peu ridicules, il est vrai, mais bien inoffensives.

Pouvait-on priver l'armée de ses plus brillants stratèges ?En 1678, quelques jeunes seigneurs particulièrement hardis, le comte de Guiche, Gramont, Biran, Tallard, Tilladet, neveu de Louvois, décident de fonder une société secrète dont les statuts prévoient l'abstinence totale à l'égard des femmes et le port d'un insigne représentant un homme foulant une femme aux pieds. En outre, chaque candidat à l'admission devait être « visité » par les quatre « grands prieurs ». La confrérie à peine fondée, les candidatures affluèrent. Princes du sang, et gentilshommes se pressaient pour en faire partie. Parmi les premiers figurait le comte de Vermandois, fils de Louis XIV et de Louise de Lavallière, bientôt suivi par le jeune prince de Conti, neveu du Grand Condé (famille décidément prédestinée). Louis XIV, qui haïssait ces sortes de débauches, résolut de faire des exemples. Il convoqua d'abord son fils Vermandois, le fit fouetter en sa présence, puis l'exila. Conti fut envoyé en résidence forcée dans sa famille à Chantilly et perdit à tout jamais la faveur du souverain. Bravant ces mesures, nos jeunes effrontés continuèrent de semer le scandale en maintes occasions, commettant des violences carrément criminelles.

Est-il besoin de dire qu'aucun d'eux ne passa en justice et que les flammes du bûcher les épargnèrent soigneusement. On se contenta de les tancer vertement et de les renvoyer dans leurs terres. On n'inquiéta pas davantage le maréchal-duc de Vendôme, petit-fils du précédent, qui fit la fortune d'Alberoni, parce que, selon Saint-Simon, celui-ci se jeta un jour à ses pieds et lui baisa le postérieur en s'écriant : « O culo di angelo ! » Nul n'ignorait pourtant que le maréchal payait ses palefreniers pour en faire ses amants. On ne prit non plus aucune mesure contre le maréchal d'Huxelles, ni contre le maréchal de Villars, ni contre le duc de La Ferté, ni contre le maréchal de Guiche, ni contre le maréchal de Gramont... Allait-on priver l'armée royale de ses plus brillants stratèges, sous prétexte que certains la confondaient avec le « Bataillon sacré » de Thèbes ?

Ces jeunes gens n'étaient d'ailleurs pas les seuls à se sentir au-dessus des lois. La pourpre aussi protégeait les siens, au moins autant que la cuirasse. De Jean de Bonzi, archevêque de Toulouse puis de Narbonne, au cardinal de Bouillon, qui s'affichait à Rome avec ses mignons, en passant par le cardinal de Coislin, prince-évêque de Metz, Hyacinthe Serroni, archevêque d'Albi, l'abbé d'Auvergne (de la famille de La Tour d'Auvergne), dont Saint-Simon disait : « Ses mœurs étaient publiquement connues pour être celles des Grecs, et son esprit pour ne leur ressembler en aucune sorte », la hiérarchie ecclésiastique abonde en disciples de Socrate. Sans compter certains prêtres de rang plus modeste, tel le spirituel abbé Servien qui mourut d'apoplexie entre les bras d'un danseur de l'Opéra.

Cependant, à la même époque, le bûcher continue d'éclairer la place de Grève de son sinistre rougeoiement. En décembre 1661, un couple de proxénètes, Chausson et Paulmier, est condamné à être brûlé vif, après avoir eu la langue coupée, pour avoir fourni de jeunes garçons à des grands seigneurs, non sans les avoir violés au préalable. L'année suivante, c'est au tour du poète Claude Le Petit de subir le même sort. Celui-là n'avait rien fait d'autre que de célébrer les mœurs contre nature dans des poésies libertines. Antoine Bouquet, exécuté le 26 août 1671, n'avait, lui non plus, à se reprocher que ses amours interdites. Même chose en province, pour laquelle nos archives nous livrent quantité de procès de sodomie qui trouvent leur issue dans les flammes. Leurs victimes sont, pour la plupart, des anonymes, sans naissance ni protections.

N'allons pourtant pas imaginer que les homosexuels se voyaient tous, sans exception, promis à ce funeste destin. Ceux-là ne constituaient même qu'une infime minorité et avaient en général à répondre de crimes plus graves : viols et rapts d'enfants, attentats meurtriers, etc. Les plus nombreux échappaient aux mains du bourreau, à condition toutefois de s'entourer de mille précautions. L'homosexuel de classe moyenne était condamné à la clandestinité, menacé à tout moment, sans cesse épié par ses voisins, et sentait peser sur lui des regards chargés d'opprobre, dès lors qu'il ne présentait pas les signes extérieurs de la morale bourgeoise : femme, enfants, foyers, horaires fixes, « bonnes fréquentations », assiduité aux offices... Malheur à qui ne dissimule pas ; la plus légère imprudence risque de le perdre. Au pis, ce sera le bûcher.

Au mieux, la prison, la maison de force, les galères, l'hôpital général, jugés encore préférables, certes, au flamboyant exorcisme de la place de Grève. A partir du XVIIIe siècle, les bûchers ne s'allument plus que de loin en loin : sept sodomites seulement sont brûlés avant la Révolution (le dernier en 1783). Le pouvoir semble avoir compris qu'en multipliant les exécutions publiques il risque d'aller à l'encontre du but recherché et de polariser l'attention sur un vice qu'il s'efforce, au contraire, d'éradiquer. D'autre part, la fin des bûchers marque une évolution capitale dans les rapports entre l'Église et le délit homosexuel. Le feu était, depuis les origines, le seul châtiment réclamé par le Ciel. Avec sa disparition, la connotation religieuse du crime se voit donc écartée et la condamnation portée par les tribunaux civils, tandis que le discours juridique, en retard comme toujours sur la pratique judiciaire, continue imperturbablement de vouer les sodomites aux flammes. Cette évolution se manifeste jusque dans le vocabulaire : on parle de moins en moins de sodomite (ce qui marque le rejet de la référence biblique), terme que l'on remplace par celui de pédéraste (surtout à partir des années 1730) et, plus souvent encore, par celui d'infâme. L'infâme, c'est le nom que porte désormais l'homosexuel dans le jargon de la police : [es procès-verbaux d'interpellation, les rapports de filature ne connaissent pratiquement plus que ce seul mot pour désigner leur proie. Pris en groupe, les infâmes font partie de la « manchette ».

Si la procédure criminelle a presque totalement disparu, c'est pour laisser place à une implacable répression policière. Tout au long du XVIIIe siècle, les lieutenants généraux de police, dont les pouvoirs sont désormais séparés de l'autorité judiciaire, vont tendre sur Paris un réseau de renseignements et d'observations aux mailles de plus en plus serrées.

La chasse aux « infâmes »

L'une des tâches essentielles de la police consiste à faire la chasse aux homosexuels et à la faune de gigolos, proxénètes, hôteliers, cabaretiers, truands de tout poil qui gravitent autour d'eux. Des exempts de robe courte sont particulièrement affectés à la filature et à l'arrestation des infâmes. Ils dépendent directement du lieutenant général et entretiennent à leurs frais des agents provocateurs, chargés de prendre les coupables en flagrant délit. On les appelle des « mouches ». Ils se recrutent le plus souvent parmi de jeunes prostitués ayant eu affaire à la justice. Une fois arrêtés, on leur laisse le choix entre la prison et la promesse de gratifications s'ils s'engagent à travailler pour la police. Au moindre faux pas, on les châtie sans pitié. Le rôle de la mouche consiste à se promener sur les lieux de drague, à se faire « raccrocher » par un promeneur, à l'amener à faire des propositions, si possible avec exhibition des « parties » ou attouchements. Point n'est besoin de recourir à l'acte : ces prémices suffisent à établir le flagrant délit. La mouche feint alors d'accepter et propose à son compagnon d'aller « boire chopine » au cabaret le plus proche. A peine ont-ils fait quelques pas que la mouche adresse un signe à l'exempt, dissimulé dans les parages avec ses hommes, et le quidam est aussitôt emmené devant le lieutenant général, qui l'interroge, le juge et décide de son sort.

Dans les cas les plus simples, s'il n'y a ni prostitution, ni violences, ni blasphèmes, et s'il s'agit d'une première arrestation, le prévenu est renvoyé chez lui. Avant de le relâcher, le lieutenant général lui adresse une réprimande, ce qu'on appelle une « mercuriale » et lui fait signer une « soumission » par laquelle il s'engage à ne plus fréquenter les promenades publiques. S'il s'agit d'un récidiviste, on le conduit en prison. La peine varie selon la condition du prévenu. En règle générale, un noble ou un fils de famille sont relâchés sur-le-champ, sauf si leurs frasques répétées risquent de mettre en péril la réputation de leur caste. Dans ce cas, ils risquent, au pire, de perdre leur charge et de se voir consignés à résidence sur leurs terres. S'il s'agit d'un ecclésiastique, le lieutenant général prévient aussitôt son supérieur hiérarchique – en général l'évêque de son diocèse – et le coupable se voit relégué au fond de quelque couvent de province. Pour tous les autres, la durée de la détention varie de huit jours à deux mois environ, mais peut se prolonger durant un an, voire plusieurs années, si la famille fait pression pour retarder la levée d'écrou ou paie la « pension » du prisonnier.

A partir de 1750 environ, se met en place un tarif dégressif des peines pouvant aller jusqu'à l'acquittement, selon les renseignements que le prévenu consent à donner à la police. C'est ainsi qu'un certain Jean-Louis, dit La France, domestique de son état, est remis en liberté en récompense de la longue déclaration par laquelle il a dénoncé tous les sodomites de sa connaissance. Quelques mois plus tard, le nommé Chatagnon, « faiseur de petits clous pour les gainiers », bénéficie de la même mesure. En marge du rapport le concernant, on peut lire cette mention : « On lui a fait grâce, à condition qu'il avouerait tous ses complices et tout ce qui était arrivé sur cet objet. » Beaucoup d'autres font comme lui et dénoncent ceux avec lesquels ils ont couché. Ainsi se constitue un véritable « fichier rose » du milieu gay, dont les archives de la Bastille conservent encore d'importants fragments.

En 1725 s'ouvrit à Paris l'un des plus retentissants procès de mœurs de l'Ancien Régime : l'affaire Deschauffours, qui allait trouver sa conclusion sur le bûcher, après un an d'une procédure particulièrement fertile en révélations et en coups de théâtre. On ne saurait la résumer en quelques lignes. Ce Deschauffours se livrait depuis des années, sous des noms différents, afin de brouiller les pistes, à un véritable trafic de jeunes garçons, qu'il vendait à de riches seigneurs français et étrangers. On découvrit, au cours de l'instruction, non seulement une ample traite d'enfants, mais d'autres crimes plus graves encore : Deschauffours avait commis plusieurs rapts et assassiné à coups de canne le fils d'un savetier âgé d'une dizaine d'années. Le 24 mai 1726, il fut conduit en place de Grève pour y être brûlé vif.

Dernier brûlé : le moine Pascal

Le dernier sodomite à subir la peine du feu fut un moine défroqué, du nom de Jacques-François Pascal, coupable lui aussi d'un attentat criminel sur un enfant, un petit commissionnaire de quatorze ans qui avait repoussé ses avances et qu'il avait lardé de dix-sept coups de couteau. Son exécution eut lieu le 10 octobre 1783 devant une assistance particulièrement nombreuse. Depuis le supplice de Damiens, on n'avait vu tant de monde envahir la place de Grève. Quant à l'enfant, il fut transporté d'urgence à l'Hôtel-Dieu, où il demeura longtemps entre la vie et la mort. C'est sur cette image d'un enfant sur un lit d'hôpital que s'achève l'histoire des bûchers de Sodome. Après Jean-François Pascal, on ne jettera pus personne dans les flammes pour cause de déviance sexuelle ; on ne condamnera plus jamais à mort pour cela. Pascal, il est vrai, avait agi comme le plus monstrueux des bourreaux et nul ne songerait à le plaindre. Peut-être même eût-on souhaité, pour finir, une vision moins hideuse que celle de l'enfance outragée. Pourtant, loin de remettre en question l'iniquité d'un châtiment qui frappait des individus dont le seul crime était de n'avoir pas les goûts de tout le monde, cette vision rejoint, par-delà de la mort, celle de ces hommes assassinés par des siècles d'intolérance et de barbarie.

Maurice Lever

Historama (Histoire Magazine) n°17, juillet 1985, pp. 36/43

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Histoire de l’homosexualité par Lucien Farnoux-Reynaud, 1955

Publié le par Jean-Yves Alt

L’HOMOSEXUALITÉ n'a pas à se justifier du moment qu'elle existe. Son existence et sa pérennité en font une nécessité de la pluralité des états affectifs et physiologiques de la création continue, qui ne serait pas sans la multiplicité. Déiste ou rationaliste ne peuvent logiquement pas en avoir une autre conception.

Puisqu'il faut l'admettre, le blâme ou l'approbation proviendront des explications que l'on choisira. On s'y est beaucoup appliqué avec la plus mauvaise foi du monde, car on y apporte une passion qui falsifie toute controverse. Les adversaires ne fournissent que des arguments polémiques, selon des opinions préconçues. Les tenants, lyriques ou agressifs, en voulant trop prouver ne prouvent rien.

Il est heureux que ces derniers ne possèdent pas l'esprit métaphysique. Sans cela les eût inspirés le symbolisme de l'œuf du Monde, où les deux principes se trouvent inclus. La conjugaison du yen et du yin, mâle et femelle, en toute manifestation individuelle, mais en proportions variées, ne saurait être mise en doute par les plus modernes biologistes. N'assurent-ils pas que la forme chromosomique voue un être à un sexe ? Que cette différenciation n'est due qu'au dosage d'un alcool complexe et divers qu'ils nomment stérol. Ce n'est que dans le quatrième discours du Banquet de Platon que l'on trouve une allusion à la forme sphérique de l'individu primitif, qui chaque fois était double mais se divisa par la suite. A l'androgyne dont sont issus les hétérosexuels il oppose les doubles femmes, génératrices des tribades et les doubles hommes dont sont issus les homosexuels. Nous furent ainsi épargnées bien des divagations sur l'androgyne originel, qui auraient été redoutables, si l'on en juge par les études freudiennes qui se multiplient ; toutes marquées de cette hantise sexuelle qui est la caractéristique de ces grands refoulés que sont les psychiatres. On peut les résumer ainsi : Tout le comportement sexuel d'un individu se trouve conditionné par les impressions de son enfance, toujours atteinte de narcissisme et bisexuelle. Deux cas peuvent se présenter. Le jeune garçon par adoration pour sa mère hait son père. Il rêve simultanément de parricide et d'inceste et il se réveille inverti, toutes ses aspirations quant à la femme se trouvant polarisées sur la mère. Ou par admiration pour son père il voudrait lui appartenir et acquiert un certain mépris de sa mère, donc un dégoût de la femme. Il sera lui aussi promis à l'homosexualité. Singulier dilemme. Ou tuer son père pour violer sa mère, ou tuer sa mère pour être violé par son père. Et dans les deux cas on restera un inverti.

Dans ces conditions nous abandonnons aux spécialistes le soin de classer les ébats pantomimiques de l'homosexualité et la responsabilité de les rattacher aux découvertes et surprises de l'enfance.

Nous fondant simplement sur l'attitude et l'importance des homosexuels dans la société, nous proposerons quatre aspects et formes de cette tendance : l'Homosexualité Sociale, l'Homosexualité par Tradition et par Habitude – ces deux premières correspondent à la pédérastie véritable, ou amour pour les jeunes garçons – puis l'Homosexualité par Dépravation ou Corruption, enfin l'Homosexualité par Provocation.

Le prototype jamais égalé de l'Homosexualité Sociale est connu sous le nom de l'Amour Grec. Durant l'Antiquité il fut la caractéristique autant que la règle, l'honneur et le plaisir des Hellènes, car les civilisations pré-mycéniennes, de leurs prédécesseurs les Pélasges, qui sortent peu à peu de la terre au hasard des fouilles, n'apparaissent pas adonnées à cet usage. Ce qui ne saurait laisser présumer que l'Homosexualité leur fût inconnue. Une légende, reprise et fixée par le poète épique Pissandre, et qui inspira aussi à Euripide, alors amant du poète Agathon, sa tragédie Chrysippe, assure que le premier cas officiel de pédérastie en Grèce fut l'enlèvement de Chrysippe, fils de Pélops, par Laïus roi de Thèbes. Souillé, le jeune homme se tua avec son épée, mais un attachement continua de les unir au-delà de la mort. Les Thébains ayant pris allégrement cette incartade de leur prince, Junon pour les châtier leur envoya le Sphinx. D'où les aventures d'Œdipe, fils de Laïus, et justement parricide et incestueux. Voilà de quoi passionner un freudien et ravir les invertis. Le Sphinx et son énigme résultant de cet amour et le fameux complexe en action. Les historiens prétendent, eux, que l'amour grec serait enfant non de Bohême mais de Crète. Civilisation curieuse, où les femmes portaient des crinolines mais allaient les seins nus et que marque le signe de la hache ; symbolisme surtout occidental qui donna, en dernière manifestation, le lys royal de la Maison de France. Donc les Crétois, selon un cérémonial établi et compliqué, renouvelaient la fable de Ganymède (le charme et la prudence) ravi par Zeus. Un enlèvement de l'aimé par l'amant préludait à l'entente. Il était déshonorant pour un jeune homme de ne pas trouver d'amants, et les favorisés des hommes jouissaient de privilèges, d'honneurs particuliers et plus tard avaient droit à un vêtement spécial, don de l'amant, qui rappelait qu'ils avaient été « illustres ». C'est ainsi qu'on les désignait. Avant de quitter les Doriens, auxquels nous reviendrons à propos de Sparte, rappelons une coutume de Mégare que Théocrite évoque dans une de ses idylles :

« Habitants de Mégare la Niséenne, qui excellez à manier la rame, puissiez-vous vivre heureux pour avoir rendu des honneurs extraordinaires à l'hôte athénien Diocles, l'amant célèbre. Au retour de chaque printemps, réunis autour de son tombeau, les jeunes garçons se disputent le prix des baisers. Celui qui a su appliquer le plus délicatement ses lèvres sur des lèvres revient à sa mère chargé de couronnes. Heureux qui juge les baisers de ces enfants ! Sans doute ses instantes prières invoquent Ganymède aux yeux brillants, pour que sa bouche ressemble à la pierre lydienne qui apprend aux changeurs à reconnaître l'or pur. »

De cette même Mégare le poète Théognis, dans une suite de distiques élégiaques, retrace le roman de son amour pour le beau Cyrnos. Xénophon conte les craintes de Hiéron, tyran de Syracuse, de n'être pas, malgré sa puissance et ses richesses ou à cause d'elles, aimé d'amour par Dailochos le très beau. A Agrigente le tyran Phalaris, lui-même homosexuel, rend hommage à la passion qui unit ses ennemis Chariton et Melanippe. Tout en étant reconnue, la pédérastie dans ces États n'a jamais pris une importance politique, pas plus que dans les régions éoliennes où Plutarque assurait qu'elle fut admise par le législateur comme une manière d'adoucir les mœurs. Aussi Pindare s'y abandonne :

« Quant à moi, la passion me dévore tout entier et je fonds comme la cire des abeilles, dès que je vois un adolescent s'épanouir dans la puberté. Oui la Persuasion et la Grèce habitent à Ténédos avec le fils d'Agésilas. »

Epaminondas, « dont le nom est lié à l'idée d'honneur et de dignité », connut ainsi ses plus fidèles amis et compagnons de combat, dont Cephisogoros, qui tomba à ses côtés à Mantinée.

C'est à Athènes que la pédérastie devint vraiment une institution qui peu à peu passa de l'Attique dans la plupart des cités grecques. Solon le Sage témoigne de son estime pour cette passion en l'interdisant aux esclaves aussi bien que de s'exercer à la gymnastique. Ce rapprochement fera sourire les contemporains, mais semblait absolument légitime et logique aux Athéniens. Solon ne faisait allusion qu'à l'amour pur ; cependant cédant à la poésie il s'exprime ainsi :

« Tu aimeras les garçons dans la charmante fleur de leur âge,

Désirant leurs cuisses et leur douce bouche.

Tu aimeras les garçons jusques à ce

Qu'un poil follet leur cotonne la face,

Leur douce haleine et cuisses chérissant. »

Du moins, Plutarque nous le rapporte dans son Érotique et il était question d'un certain Pisistrate. Il est vrai que dans les dispositions légales athéniennes n'était considéré répréhensible pour un jeune garçon que d'accorder ses faveurs en monnayant cette complaisance, ou, s'il était mineur, sans le consentement de son père ou de son tuteur. Car il s'agit de la pédérastie authentique, passion qu'un homme éprouve pour un éphèbe, alors qu'au déséquilibre de la puberté succèdent les troubles de l'adolescence, et chez lequel l'apparition des fonctions sexuelles normales peut justement inciter à un détournement de ces fonctions. S'il vivait chez son ami et publiquement à ses dépens il devenait, ce qu'on pourrait traduire par cocotte, et diverses fonctions publiques lui étaient désormais interdites. Si, ouvertement, il agréait de tous, ou du moins de beaucoup, le désir, moyennant rétribution, il était, disons : putain, et restait infâme sa vie durant.

La popularité de ces mœurs était accrue par l'histoire d'Harmodios et d'Aristogiton, homosexuels unis dans la mort, pour avoir voulu renverser le tyran Hippias. Une fête à Athènes commémorait ce trépas en donnant une sérieuse entorse à la vérité historique. Hormis Périclès et son adversaire Cimon, tous les Athéniens de qualité s'adonnèrent à la pédérastie, jeunes comme aimés, et l'âge venant comme amants, tel Sophocle initié par Plutarque mais ne désarmant pas en vieillissant et connaissant alors quelques désillusions.

« Un jour Sophocle (qui avait alors environ 65 ans) emmena hors des murs un beau garçon pour jouir de lui. Le garçon étendit sur l'herbe son mauvais himation (1) et ils se couvrirent tous les deux avec la chlanide (2) du poète. Quand la chose fut faite le garçon saisit la chlanide et s'enfuit, laissant l'himation à Sophocle. Naturellement cette mésaventure fut bientôt connue. »

Ne lui cédèrent en rien, en la matière, Phidias, Eschyle, Parménide, Zénon et Démosthène. L'animosité d'Aristide et de Thémistocle eut pour premier motif le beau Stesilaos. A propos d'Alcibiade, « la maîtresse de tous les hommes », nous arrivons au Banquet de Platon... philosophe dont on cite les aimés – Aster, Dion, Phèdre, Alexis. Ses élèves les plus célèbres, Eudoxe, Xénocrate et surtout Aristote, furent pédérastes notoires. Socrate demeura-t-il dans l'amour pur, tout enseignement, contemplation et communion spirituelle, donc cherchant uniquement à engendrer par l'esprit ce qui convient à l'esprit : la sagesse et les autres vertus ? Il semble bien que telle était son attitude. Trouvant la pédérastie institution de sa cité et coutume nationale, il l'utilisa, quoique indifférente à sa direction philosophique. Il usa de l'érotique, comme d'une sorte d'ironie, en procédé d'enseignement. Alcibiade reconnaît, assez vexé, dans le Banquet de Platon.

« Sachez-le par les dieux et par les déesses ! Après avoir passé la nuit à son flanc je me levais comme si j'avais dormi avec mon père ou avec mon frère aîné. »

Ce dépit démontre qu'en général les théories socratiques restèrent des théories et que l'on suivait plutôt les conseils d'un Addée de Macédoine :

« Quand tu rencontres un garçon qui te plaît, il faut tout de suite engager l'affaire. Au lieu de dissimuler tes intentions prends-lui les c... à pleines mains. »

Ce qui permettait à un Aristophane de railler :

« Je veux une ville où le père d'un beau garçon m'arrête dans la rue et me dise d'un ton de reproche, comme si je lui avais manqué : "Ah ! Vraiment, tu agis bien, Stilbonide ! Tu as rencontré mon fils qui revenait du bain, après le gymnase, et tu ne lui as pas parlé, tu ne l'as pas embrassé, tu ne l'as pas emmené, tu ne lui as pas peloté les c..., toi qui es mon vieil ami." »

Le fameux « amour platonique » apparaît bien n'avoir été qu'un alibi. Dans son portrait de Bathylle, Anacréon ne le cèle point en conseillant au peintre :

« Et sur ces cuisses charmantes, sur ces cuisses incendiaires, peins un membre délicat qui aspire déjà à l'amour. »

Le sage Aristote qui fut entre autres l'amant d'Hesmias, de Théodocte, de Phaselis et de Phalaiphatos, prétend bien que l'amour est une passion complexe, combinaison de deux tendances : l'appétit sexuel, qui a pour finalité la volupté de l'accouplement, et l'instinct de sociabilité, qui a pour finalité l'amitié, avec le bonheur de vivre avec l'être qu'on aime et l'union spirituelle de deux âmes. Lorsque l'amour a pour objet une femme, c'est l'appétit sexuel qui parle et qui l'emporte, car de la femme on n'attend que la volupté dans le lit et l'enfant dans la famille. Dès qu'il s'agit d'un jeune garçon c'est l'instinct de sociabilité qui vers lui nous entraîne. Seulement Aristote reconnaît honnêtement que c'est aussi « l'envie d'avoir avec lui des rapports voluptueux ». La jouissance sexuelle de l'amant n'a alors rien d'extraordinaire. Aristote la cite pour mémoire, considérant qu'il n'y a aucune inversion proprement dite. Quant à l'aimé, notre auteur étudie minutieusement sa satisfaction et n'est pas très loin des conclusions de la science actuelle.

« Pour chaque produit sécrété il y a dans l'organisme un lieu que la nature destine à le recevoir. C'est ainsi que l'urine se rend aux reins, la nourriture digérée dans le ventre, l'humeur lacrymale dans les yeux, la mucosité dans les narines et le sang dans les veines. Pareille chose arrive pour le sperme qui se rend dans les testicules et la verge.

Mais chez certains individus les canaux ne sont pas conformés normalement. Ou bien ceux qui vont à la verge sont aveuglés comme c'est le cas chez les eunuques et les impuissants, ou bien ils ont quelque autre défaut de structure, de sorte que la liqueur séminale, au lieu de se rendre à l'endroit où elle devrait aller, afflue vers le siège parce qu'elle trouve un passage de ce côté-là. La preuve en est que chez ces individus l'éréthisme et la détente se localisent dans la région du siège. En conséquence, lorsqu'un de ces individus est en état d'excitation sexuelle c'est là aussi que se produit le désir vénérien, et ce qui est désiré c'est le frottement de la partie où le sperme s'est concentré. Tous ceux chez qui le sperme se porte vers le siège désirent le rôle passif. Tous ceux chez qui le sperme se partage entre le siège et les parties sexuelles désirent jouer les deux rôles et selon que le sperme afflue de l'un ou de l'autre côté ils préfèrent l'un ou l'autre rôle. »

Voyez Aristote, disaient les anciens médecins. Nous l'avons vu... et nous avons parfaitement compris, malgré des discours fort habiles, en quoi consistait vraiment l'Amour grec. Plutarque prétendait en correctif : « L'amour, puisqu'il s'adresse aux jeunes gens, pourrait aussi bien s'adresser aux jeunes filles » et Marcus Argentarius en propose le moyen :

« Il n'est pas d'amour plus beau que celui des femmes pour ceux qui ont des sentiments honnêtes.Mais pour ceux qui ont des passions masculines je sais un remède contre cette fâcheuse maladie du cœur.Que ne demandent-ils à Ménophila de se retourner et de leur offrir ses jolies fesses ! Ils s'imagineront qu'ils tiennent dans leurs bras le beau Ménophilos. »

A Athènes, le sentiment du beau prédominait. Il demeurait aussi étroitement joint à celui de la pédérastie. Eros, fils d'Aphrodite et dieu de l'amour passion, était celui de la pédérastie, seul amour authentique. Ce qui permet à un Stendhal de déclarer :

« Le plaisant est que nous prétendons avoir le goût grec dans les arts, manquant de la passion principale qui rendait les Grecs sensibles aux arts. » En effet les Grecs étaient dépourvus d'établissements où l'on pût acquérir une culture philosophique et des connaissances artistiques, voire scientifiques. Ce n'est donc qu'en fréquentant les aînés, qu'en s'attachant à un maître qu'on parvenait à la connaissance, et comme il n'était pas admis que l'enseignement fût contre honoraires tout se traitait par inclination réciproque. Le sculpteur Phidias et Agoracritos,  le médecin Théomédon et Eudoxos de Cnide, le politique Démosthène et Aristarque, le philosophe Platon et ses disciples. Pourquoi et comment citer toutes ces amitiés particulières qui ne sont pas des exceptions mais les illustrations d'une règle générale, qui créa ce cas singulier et unique en Occident d'une homosexualité esthétique et sociale puisque civilisatrice.

Sparte et d'autres cités doriennes on éoliennes comme Thèbes donnèrent à la pédérastie d'autres directives. Elle devint l'Homosexualité de Tradition et d'Habitude. A Sparte la tradition était civique, les habitudes militaires. La pédérastie assura l'excellence des citoyens et la valeur des guerriers. L'amant se nommait « celui qui souffle sur », l'aimé s'appelait « celui qui reçoit l'inspiration ». Dès la première jeunesse l'enfant était retiré à sa famille et confié à l'État. Selon l'exemple d'Héraclès, instruisant son aimé Hylias, un aîné s'attachait à l'adolescent pour en faire un bon serviteur de la République. Il lui enseignait toute chose et, protecteur, le défendait à l'occasion dans les assemblées, parfois même il était puni pour lui. Dans les campagnes il l'emmenait à ses côtés et cela jusqu'au moment où il serait apte par l'âge, la sagesse et les exploits à transmettre à son tour les vertus nécessaires. Nous constatons immédiatement deux différences avec la règle athénienne. Celle-ci permettait au disciple d'aller à son maître après un libre choix. A Sparte on ne choisit pas et l'on se soumet à une discipline collective. On y considère surtout que la principale supériorité de la pédérastie sur l'amour féminin est que la guerre vous unit davantage et l'on préfère la guerre à la philosophie. Epaminondas avait le même principe pour la légion thébaine, composée de cent cinquante couples et ces trois cents guerriers restèrent invincibles jusqu'à la bataille de Chéronée où ils furent tous massacrés plutôt que de céder. Philippe victorieux pleure sur ces braves. Il est vrai que ce roi macédonien était orfèvre. Il avait eu, étant otage à Thèbes, Pélopidas pour amant. Ne fut-il pas aussi assassiné par un ancien aimé, Pausanias, après une histoire fort embrouillée, dans le genre songe empli de cris et de tempêtes et conté par un fou, où il était question d'un second Pausanias, plus jeune donc rival heureux, de combats meurtriers, de viols en série, de diplomatie et de jalousie ? Son fils Alexandre ne lui cédait en rien, même avant d'être le Grand. Philippe pour le marier dut bannir ses amis les plus intimes : Ptolémée, Néarque, Harpale et Eriguios. Ce qui n'empêcha pas ce conquérant de conquérir l'eunuque Bagoas et d'éprouver une telle passion pour Héphestion qu'à sa mort il eut une crise de folie furieuse.

Nous voilà bien en présence d'une forme prépondérante de la pédérastie, point particulière à la Grèce, mais ayant pu s'y développer avec aisance et une certaine harmonie. Par transmission elle renouvelle l'orgueil de la cité et maintient l'enthousiasme dans l'armée. Règle de quelques-uns, constituant en quelque sorte une élite politique et guerrière, se manifestant dans des groupes restreints et précis d'individus associés par la fonction ou la profession, elle est bien une Homosexualité de Tradition et d'Habitude. Elle fit la grandeur de la Prusse et constitua l'Allemagne contemporaine, obtenant là ce qui lui manqua souvent, une méthode de pensée et une rigueur d'exécution ; méthode provenant d'un conformisme de l'esprit d'outre-Rhin, rigueur due à ce besoin germanique de dominer jusqu'à la souffrance et d'obéir jusqu'à l'humiliation. Pédérastie universitaire, florissante dans les centres clos dont la femme est exclue, car elle gênerait autant les excès que les discussions, comme les anciennes universités allemandes et les grandes écoles anglaises. Pédérastie militaire, née du mépris de la fille de passage et de l'exaltation du camarade ; la domine Jules César, amant de toutes les femmes, épouse de tous les maris ; la commandent pour lui donner droit de conquête, Condé et Eugène de Savoie (Madame Simone), avec comme monarque Frédéric II de Prusse. Pédérastie coloniale, souvent occasionnelle à laquelle on échappe rarement lors des expéditions lointaines, des séjours prolongés. On a constaté que les campagnes coloniales marquent toujours une recrudescence, y compris celles de l'Algérie et du Tonkin. N'y avait-il pas à la fin du XIXe siècle des maisons d'hommes à Paris pour les anciens zouaves ou marsouins ? Pédérastie maritime, qui n'est pas celle des bars louches de Montmartre. Suffren par exemple recrutait ses équipages parmi les homosexuels et ce Chevalier de Malte utilisait l'entente des couples réprouvés pour assurer l'ordre à bord, susciter l'héroïsme dans les combats, et que règne l'indifférence quant aux escales. Pédérastie pénitentiaire qui a fourni du pittoresque aux grandes enquêtes sur le bagne et les prisons et qui n'épargna pas les détenus politiques, surtout lorsqu'ils étaient envoyés aux sections spéciales ou revenaient de Biribi avant 1900. Cet ensemble constitue une société secrète, pleine de complicité et aussi de haine, internationale bien que formée de cercles localisés, soumise à l'époque par des nuances mais défiant les siècles par son orgueil luciférien et ses compromissions. C'est bien à cette Homosexualité de Tradition et d'Habitude, usage maintenu par les anciens et les plus forts, nécessité que les circonstances imposent, qu'on peut réserver le titre de Secte Uranienne.

Que faisaient les Grecques et spécialement les Athéniennes dira-t-on ? D'abord des enfants, ne serait-ce que pour fournir les garçons. Un Athénien avait toujours épouse au logis, bonne ménagère et de peu d'instruction, exclue de tout ce qui concerne l'administration de la cité comme de la gestion familiale – et absolument dépourvue de la moindre influence sur la vie intellectuelle des siens et sensuelle de son époux. Certaines avaient bien de petites compensations, dont n'était pas indemne même un Démosthène.

« S'étant épris du beau Cnossion, il l'installa au domicile conjugal où il lui fit partager son lit, ce que sa femme trouva mauvais. Il y a deux versions sur les conséquences de ce mécontentement. Au dire d'Eschine, ce fut Démosthène lui-même, qui pour apaiser la juste colère de l'épouse, permit à Cnossion de coucher aussi avec elle. Au dire d'Athénée, ce fut l'épouse qui se vengea de l'injure, à elle faite, en séduisant Cnossion et en devenant ainsi la rivale heureuse de son mari. »

Certaines, par leur beauté et leur esprit, s'évadaient de ce cercle étroit. Douées pour les arts, attentives aux philosophes, elles prétendaient rivaliser avec les hommes et s'établissaient courtisanes. Il ne faut pas accorder une foi excessive à l'intelligence et à la culture de ces femmes, brillantes mais un peu vaines, plus prodigues qu'artistes. Usant comme d'un charme de leur frivolité, mais généreuses de leur beauté, elles possédaient mille attraits et surtout tenaient maison ouverte où l'on avait plaisir à se retrouver. Ainsi elles parvenaient à séduire les plus rebelles, et Alcibiade lui-même mérita, passée la fleur de sa jeunesse, la raillerie de Bion le Philosophe : « Enfant il rendait les hommes infidèles aux femmes, jouvenceau il rend les femmes infidèles aux hommes. » D'ailleurs il faut constater que leur apogée coïncida avec la perte pour la Grèce de son indépendance politique et alors l'amour grec perdait son importance sociale, donc son caractère national.

Cette conception de l'existence, dont la femme est en général exclue, fit comparer l'amour grec à la pédérastie orientale, mais à tort. Cette dernière recherche des êtres efféminés, dont l'ambiguïté incite à l'erreur, des gamins vicieux, contant les nouvelles avec malveillance, et insolents. L'Oriental s'adonne à la pédérastie mais méprise qui la subit, et guerrier il sodomise les captifs vaincus. Ce n'est plus exactement de la pédérastie mais déjà de l'homosexualité par dépravation, car il y a des homosexuels par férocité. Ils obéissent à un attrait violent, brutal pour les garçons ; congénital il se manifeste destructeur, car le désir est frénétique en passant par l'idée fixe et l'action confine à l'épilepsie. Ce sont des malades, car il y a dans leur passion quelque chose qui dépasse les limites du vice, dit encore Aristote. Il y a aussi les blasés, généralement homosexuels tardifs et qui font de ces mœurs un vice intégral... par impuissance sexuelle ou excès de cérébralité, souvent concomitants. Ce sont généralement des individus ayant été élevés ou vivant parmi un grand nombre de femmes, qui ne sauraient rien leur refuser surtout par intérêt. On trouve encore les homosexuels par dépit, les timides, dont la femme s'écarte car ils la négligent par manque d'audace. Laideur, pauvreté, maladie vénérienne contractée à une première expérience, déception laissant un amour-propre ulcéré, fausse intelligence n'admettant pas la conversation sans prétention et le délassement de bonne humeur, prétention à une supériorité illusoire détournent insensiblement vers ce pis-aller, où l'on apporte une sorte de fureur et un besoin de justification. Selon une bonne règle, ces extrêmes se touchent. Le forcené et le blasé, ou le timide envers les femmes vont nous donner l'homosexualité par dépravation... qui est vraiment l'inversion, puisque pour elle le principal réside à contrarier la nature afin de s'imaginer lui être supérieur.

La Rome antique en fut la capitale. Peu répandue aux premiers âges, elle se propage et la loi Scatinia la condamne au Ve siècle. Les Romains ne s'y adonnent qu'avec des esclaves, parfois castrats, toujours copiant les allures féminines. Un citoyen en se mariant et voulant assurer sa femme de sa fidélité faisait couper les cheveux à ses serviteurs. La prostitution masculine est telle, de vert vêtue, que l'impôt prélevé sur elle entretenait les édifices publics. Elle avait ses souteneurs, ses lupanars, où les adolescents tenaient l'emploi de filles, puis, ayant achevé leur croissance, devenaient, ad utrumque solers, apte à satisfaire tous les clients. Les poètes latins, peu enclins aux subtilités amoureuses et assez positifs, cèdent à des caprices garçonniers entre deux courtisanes, comme Horace, Catulle, Tibulle, Pétrone ; les empereurs trouvent là un exutoire à leur lubricité, à leur sadisme, vraiment historique, de Caligula, bimétalliste comme disent les Anglais pudiquement, à Héliogabale, pourriture dans la pourpre ; de Tibère à Othon, « le pathicus » selon Juvénal, et Néron se maria avec l'affranchi Pythagoras, puis avec Sporus préalablement châtré, auquel on rendit les honneurs dus à l'impératrice, du moins Suétone, Juvénal et Tacite l'affirment. Bien avant l'Empire, Cicéron en témoigne, la ploutocratie insolente, qui tenait lieu d'aristocratie à Rome, étala ses vices comme une forme de la richesse et tout particulièrement son homosexualité, qui ne cherchait qu'à souiller, qu'à avilir. Car la bassesse des inférieurs était l'unique signe auquel se reconnaissait la grandeur romaine.

La religion juive, contrat entre le Très Haut et son peuple, est un ensemble d'accords stricts où la gloire du Seigneur s'associe aux intérêts d'Israël. Dieu bénissant les familles nombreuses, l'homosexualité se trouve condamnée par tous les prophètes, les patriarches et les docteurs, Moïse en tête. Le châtiment sera la mort pour ceux que l'on surprendra, les autres sont menacés d'hémorroïdes. Si des brutaux vous mettent en mauvaise posture il vaut mieux leur céder votre femme, comme le Lévite d'Ephraïm, tant le cas est mauvais. Saül, David, Jonathan n'usèrent que de prérogatives royales et Sodome fut brûlée pour donner son nom à un péché. Israël avait l'obsession de celui de la chair au point qu'une secte essénienne considérait le mariage comme impur. La notion du péché apparaît là. Elle sera léguée au christianisme naissant, ce qui lui permettra d'en confier l'usage à son Église Militante, qu'elle soit catholique ou réformée. Le catholicisme qui régenta le Moyen Age considéra comme démoniaque tout ce qui est renversement de pensées et d'actes, ceci pour des raisons trop complexes pour traitées ici. L'inversion tombait bien dans ce cas. Sous le nom de sodomie, concernant aussi bien les hétérosexuels pleins de fantaisie, elle devient l'abomination de la désolation, une des quatre grandes infamies. La sodomie définie : abominabilis illa et merito Deo exosa et impia actio, et commise : diabolica instigations, va collaborer avec la sorcellerie, se trouve mêlée aux pratiques les plus révoltantes.

Du Sabbat aux expériences de Gilles de Rais, ex-compagnon de Jeanne d'Arc, modèle de Barbe Bleue selon les chartistes, qui méconnaissent la tradition et le symbolisme des légendes. Charlemagne avait associé la sodomie à la sorcellerie par un capitulaire de 805, mais depuis les démonologues multiplièrent les récits surprenants et l'on ne saurait prendre pour paroles d'Évangile les propos de ces révérends.

On abusa des manifestations de l'homosexualité au Moyen Age. La plupart des auteurs se réfèrent aux documents, tous d'origine ecclésiastique. On accuse plus spécialement les Cathares, groupant sous des formes diverses la plupart des hérésies, qui, chose curieuse pour les ignorants de ces questions, reprenaient les doctrines platoniciennes. Leur homosexualité, tout au moins dogmatique, correspond à une formule de l'époque. Pour un évêque on était sodomiste comme pour un agent, de Staline déviationniste.

Rien ne démontre l'inversion des Albigeois si ce n'est leur  désaccord avec Rome, quant à la théologie, et avec les princes voisins, pour leur opulence. On prétend aussi qu'une vague de pédérastie marqua le retour des Croisades. En admettant qu'une crise de pédérastie coloniale se trouvât développée par le séjour dans les Orients, il faut faire la part aussi de l'opposition romaine à toutes les conceptions islamiques. Saint Thomas avait parfaitement assimilé Aristote à travers Averroès, mais les hommes d'armes furent surtout séduits par une aisance de vie et découvrirent que leur église n'était pas obligatoirement œcuménique et qu'en une autre langue et sous une autre forme bien des principes étaient valables. La querelle des Guelfes et des Gibelins, du Pape et des Hohenstaufen, qui se prolongea par les guerres d'Italie et la Tragédie des Templiers, n'eut pas d'autres causes, et toutes ces déviations étaient naturellement accompagnées de sodomie.

Avec la Renaissance l'autorité du péché décroît. On ne le nie point, mais il cesse d'effrayer pour se transformer en piment. En toute connaissance de cause on le recherche, on le commet, on s'y complaît. On devient pervers et la vraie perversité réside à pervertir. La dépravation devient la corruption. Ainsi l'Homosexualité sera jeux de princes, adulations de courtisans et pâle copie des parvenus. Cette formule coïncidera toujours avec un dévergondage de la femme. Ces mœurs ne sont plus sociales, ou de tradition ou simple dépravation. Elles correspondent à une mode ou s'adaptent aux caprices d'un monarque. L'Homosexualité avait été en Angleterre une conséquence de la brutalité des invasions, qui se superposèrent sans jamais se trouver tempérées par les vestiges d'une civilisation antérieure, inexistante depuis la disparition du druidisme. On assouvissait n'importe comment tout appétit et l'on mettait le roi Edouard II à la broche pour le guérir de la sodomie. Sous les Tudor, les Anglaises furent ardentes et voici Bacon, Marlow, Shakespeare, Barnsfield parmi les illustres, et lorsque Jacques d'Écosse accéda au trône d'Angleterre on remarqua : « Rex Élisabeth luit, nunc Jacobus regina est ». Luxurieuses se montraient les Italiennes, et Giovanni Antonia Ruzzi est fier de son pseudonyme de Sodoma que méritaient aussi Le Vinci, Benvenuto Cellini, Raphaël, sans omettre des cardinaux. Les Dames de la Cour des Valois se manifestèrent galantes selon Brantôme, même lorsqu'elles n'appartenaient pas à l'escadron volant de Catherine de Médicis, et Henri III de retour de Venise, avec une maladie vénérienne, se consacra à ses péchés mignons qui avaient nom : Quélus, Maugiron, Saint-Mégrin, Nogaret et Joyeuse. De cette homosexualité de cour naîtront paradoxalement des grandes familles, dont les arbres généalogiques feront l'admiration des freudiens. Après l'entr'acte du Vert Galant, Louis XIII reprend la tradition et l'impose. Son frère Gaston d'Orléans a comme familiers, vraiment très familiers, le duc de Bellegarde et le Chevalier de Lorraine. Monsieur, frère de Louis XIV, s'habille en femme, ainsi que l'abbé de Choisy, comme plus tard l'abbé d'Entragues, académicien. Le duc de, Vendôme n'échappe pas plus « au ragoût d'Italie », Tallemant des Réaux dixit, que le fils du maréchal de Villars, « l'ami des hommes », que le duc de Vermandois, le prince de Conti, que Lully, et le duc de Gramont fonde un club que ne critiquera pas le Grand Dauphin.

Sous Louis XV on constitue de petites confréries, aux rites bizarres et mystérieux calqués sur la maçonnerie : L'ordre de la Manchette fut le plus célèbre. Le prince de Martigues, le maréchal d'Huxelles, le cardinal d'Auvergne ont belle réputation sans atteindre à la renommée du chevalier d'Eon, dont le mystère ne fut jamais complètement élucidé. Du siècle le libertinage surpasse celui du précédent où la Princesse Palatine écrivait pourtant : « Il n'y a que les hommes du commun pour aimer les femmes ». Ce qui est permis aux princes ne l'est justement pas au commun des mortels, qui sont passibles de peines cruelles. On se distingue donc par ses vices ou l'on se laisse corrompre pour « être né » ou le laisser croire. Il en est de même dans toute l'Europe et Padoue conserve son éclat dans la débauche garçonnière.

Sous la Révolution et l'Empire, la bourgeoisie dépassée par les événements cherche à instaurer une ère nouvelle. Par réaction, l'austérité est de rigueur. La Première République décapite les corrompus et Napoléon impose le Code, le lit commun en ménage et le tambour aux récréations. L'homosexualité se cache sans que les invertis se corrigent. On prétend Goethe et Byron douteux. Mais on prétend beaucoup de choses. Même l'existence d'une idylle entre Bonaparte, point encore empereur, et Junot, ignorant qu'il serait duc d'Abrantès. Assertion absolument gratuite. Certes il y a le marquis de Sade, mais ce personnage isolé ne jouissait d'aucune notoriété. Un de ses contemporains lui déclara simplement : « Le pire supplice que vous avez inventé est celui que l'on subit à vous lire. » Pourtant il est en quelque sorte l'instigateur de l'homosexualité par Provocation.

La Restauration, le Second Empire et les Républiques sont sous des aspects variés un régime bourgeois régi par les formules : Enrichissez-vous et vous serez considéré et Malheur à celui par qui le scandale arrive. On sera donc estimé selon son bien à conserver, mieux à accroître, et l'on restera soucieux de respecter l'ordre préétabli et les conceptions admises. L'Europe sera ainsi, de l'Angleterre victorienne à l'Italie se vouant au tourisme, y compris les Allemagnes aux royautés embourgeoisées. L'Homosexualité recrute toujours ses adhérents, mais elle cessa de relever des proscriptions religieuses pour devenir simple attentat à la pudeur, souvent aggravé de détournement de mineur. Elle passa des anathèmes des théologiens à l'enquête de la brigade des mœurs et à la curiosité médicale. Loin des bûchers romantiques de l'époque héroïque, n'appartenant plus à une cour frivole et séduisante, l'inverti comprend qu'il est blâmé, selon le critère bourgeois, condamné parfois, mais toujours un peu ridicule. On le considère d'abord comme un anormal, pour le lui reprocher ou le plaindre selon l'humeur de chacun. De cela il s'irrite... car l'inversion s'accompagne toujours de l'orgueil. C'est ainsi qu'il cédera à un besoin de provocation. Jouant aux gentilshommes, se voulant esthètes, d'ailleurs souvent gens de qualité et artistes véritables, ils rivalisent d'insolence. Ils cachent leur passion sans la dissimuler complètement, adorent la rumeur réprobatrice qui les accompagne, laissent soupçonner le pire et, pour se prouver qu'ils sont d'une essence supérieure, ils se préoccupent de réunir les portraits des grands ancêtres. Ils sont tous comme le Montesquiou des Hortensias, modèle du Charlus de Marcel Proust, qui permettait aux autres d'avoir des parents mais possédait seul une famille. Mieux que des Croisades ils descendent de la guerre de Troie, d'Achille, par Patrocle, en passant par Sophocle, Socrate, César, Shakespeare, Le Vinci, Frédéric de Prusse. Ils profitent de la manie contemporaine pour compromettre les personnages de l'histoire les plus notoires. Ils créent des martyres des moindres condamnations, car non satisfaits de héros ils se veulent des saints. Une superbe les envahit. « Si tu veux devenir toi-même il faut tout quitter et me suivre », ordonne Rimbaud à Verlaine et ils bravent les lois qui ne les admettent pas. Vidocq, le premier chef de la Sûreté, fut destitué parce qu'il faisait arrêter les prostitués masculins, opérant dans les jardins du Cours-la-Reine, et remplacé par Coco Lacour, homosexuel lui-même.

Cette provocation se manifeste selon les mœurs du pays et les classes de la société qu'elle cherche à défier. A la fin du siècle dernier l'homosexualité suscitait de nombreux scandales dans l'aristocratie anglaise, malgré des lois dont on venait d'accroître les rigueurs. Un exemple s'imposait. On devait abattre une célébrité mondaine et de préférence artistique aussi sans que se trouvent atteintes dans leur dignité les vieilles familles. Un écrivain, Oscar Wilde, connaît au théâtre des succès éclatants, irrite la société bien-pensante par des écrits paradoxaux. Il serait donc la victime idéale, d'autant qu'on le soupçonne de rechercher les jeunes garçons. La provocation ne viendra pas de lui, mais de l'homme qu'il aime, Sir Alfred Douglas, qui brave les traditions victoriennes en la personne de son père Lord Queensberry et fait si bien que Wilde est condamné au hard-labour.

A la même époque, le descendant d'une vieille famille militaire prussienne, Philippe, prince d'Eulenburg, suit les cours de l'École de Guerre de Cassel où il manifeste les plus nets penchants pour l'homosexualité classique et militaire. Il passe dans la diplomatie, commence une carrière magnifique, enthousiasme l'empereur Guillaume II par son esprit et sa culture. Il aide son impérial ami à rompre avec le Chancelier de Fer et il suscite ainsi la haine du clan bismarckien, donc des généraux qui tiennent encore les fils de l'armée. D'Eulenburg compose des mélodies, des poèmes, donne dans l'ésotérisme, ce qui est une provocation envers les gens de guerre. Le scandale Krupp en 1902 bouleverse l'Allemagne, se termine par un suicide, d'autres suivent, révélant les tendances homosexuelles de la haute-finance, des états-majors, de la Carrière. L'article 175 que parviendra bien plus tard à faire abroger Magnus Hirschfeld, fondateur du musée de sexualité de Berlin frappe donc des personnalités. Il fallait une victime expiatoire, et le journaliste Maximilien Hardes fut l'exécuteur des hautes œuvres. Même l'Empereur se trouva compromis par la chute ignominieuse d'Eulenburg, « Phil le Byzantin » – ce qui n'empêcha pas l'Allemagne de devenir après la guerre de 14-18 un centre d'inversion. Les travestis étaient nombreux et tolérés à Berlin – ce qui est encore une forme de provocation. La répression hitlérienne, le meurtre de Röhm suscitèrent une crainte dont les effets durent encore.

En France on était moins sévère. On souriait d'un Jean Lorrain, même Renan excusait un Loti se présentant à l'Académie d'un : « On verra bien » ironique ; on chansonnait un Maurice Rostand, de Max se plaisantait lui-même, Mayol amusait les midinettes, car on peut dire que l'homosexualité était un genre surtout artistique et littéraire. C'est alors qu'André Gide se manifesta. Bien avant que Proust s'étale, émerveillé de ses relations, perdu dans la complexité de ses impressions, mondain et inverti, et soit lauréat des Goncourt en 1919, André Gide avait commencé sa campagne de provocation. Poussant la franchise jusqu'à la perversité, possédant l'art de présenter ses pensées, ses actes les plus troubles comme des témoignages d'intelligence et de virilité, il démontre avec rigueur et orgueil que la recherche du bonheur doit triompher des préjugés et ignorer la morale. Il affirme, avec des preuves spécieuses, qu'on ne peut être heureux dans la vie et les arts, libre et sincère que par l'homosexualité. Français, donc d'une nation férue de droit et voulant élire qui la guide, il devient le chef reconnu et le légiste indiscuté des homosexuels du monde entier et il obtint le prix Nobel en 1949. C'est ce qu'on pourrait considérer comme le triomphe de la provocation car les tendances gidiennes ne sauvegardent pas la cité comme l'Amour Grec, dissolvent les traditions que maintenait Sparte, sont lugubres à endeuiller un bal chez les Borgia.

Autrefois on était inverti parce que prince, aujourd'hui on est prince parce que inverti par esprit de provocation.


(1) Manteau des jeunes garçons.

(2) Vêtement léger que portaient les femmes et les élégants.

in Le Crapouillot n°30, « Les Homosexuels », août 1955, pp. 3 à 10

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