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Hommage à Sandro Penna

Publié le par Jean-Yves Alt

Sandro Penna est né le e 12 juin 1906 à Pérouse et mort à Rome le 20 janvier 1977. Entre ces deux dates, peu de choses en vérité : une vie d'expédients, une somme de petits métiers, quelques rares amitiés (Umberto Saba, Elsa Morante, Pier Paolo Pasolini, Natalia Ginzburg).

Sandro Penna meurt dans une solitude extrême, pauvre, couché sur son lit autour duquel gravitent des montagnes de papiers, des livres, des dessins, des tableaux, interdisant à quiconque de déplacer le moindre objet. Comme si c'était à son propre corps qu'on attentait, à son paysage intérieur. Parfois il consent à vendre un manuscrit, une édition originale, comme naguère il troquait au marché noir savonnettes et confiture, pour vivre. Sandro Penna aura passé son existence à transparaître, ni négligé, ni méconnu, juste inaperçu.

Issu d'une famille de petits commerçants : « Mon père tenait un commerce de marchandises diverses, une sorte de bazar, juste à un coin du "corso". Je m'y tenais à l'intérieur très souvent, curieux des clients, mais prêt à me réfugier dans la lecture de Rimbaud, après avoir incité quelqu'un à acquérir trois savonnettes à cinq lires plutôt qu'une à deux lires. Dans notre magasin passaient les personnes importantes de Pérouse et les plus fières, celles qui ne faisaient en ville que des haltes écourtées. » (Un peu de fièvre, p. 56)

Il vécut à Pérouse jusqu'à l'âge de vingt-trois ans. De sa ville, il laissa un témoignage, ou plutôt quelques notes, éparses, à l'image de sa poésie, dense et entêtante – une promenade qui est aussi une petite musique, un air de mémoire : « Je devrais parler de mes maisons. Des maisons où je me revois. L'une est au numéro 5 de la Via Vermiglioli. A deux pas du centre de la ville. […] J'habitais sur la petite place que je voyais par certaines fenêtres et la chose la plus importante de cet endroit est le tapage infernal qui venait d'une boutique d'artisans. […] Je me revois ensuite avec d'autres garçons, émerveillés devant l'émerveillement des "Anglais" dans certaines rues qui nous paraissaient à nous tout à fait normales. […] Je ne me souviens plus des noms. Je me souviens de celui de San Francesco, cette merveilleuse église ancienne, que l'on n'ouvrait que sur la demande du visiteur. » (Un peu de fièvre, pp. 53-54)

Il faudra attendre les années 70 pour que sorte la première édition des œuvres complètes de Sandro Penna, couronnées par le prix Fiuggi.

Mais les honneurs n'améliorent pas les conditions de vie de plus en plus déplorables de Sandro Penna : en 1974, un groupe d'intellectuels lance un appel pour venir en aide au poète, malade et indigent. A bout de souffle, il publiera en 1976, Stranezze, avant de s'éteindre un an plus tard.

Peu d'écrits donc. Ainsi, la publication du premier choix de poèmes, en 1936, fut-elle abandonnée, parce qu'on avait enlevé du recueil les textes les plus censurables. Finalement, le livre sortira en 1939, enrichi de nouveaux poèmes. Qu'importe en effet à Sandro Penna d'être ou de ne pas être publié. Sandro Penna préfère l'attente, le silence à la précipitation et donc aux compromis, voire aux compromissions du petit monde littéraire. On ne déroge pas à sa foi dans la liberté, on ne déroge pas à l'exigence de soi, quand bien même le prix à payer serait une vie de désastre et de misères.

Jusqu'au bout, Sandro Penna aura agi selon ses convictions, sa sensibilité, ses désirs, préférant se sacrifier aux regards des autres, à leur violence ou à leur indifférence plutôt que de manquer à ce qu'il crut être sa vérité : il a aimé les garçons. Cette passion lui est vitale : ne pas la reconnaître, ou simplement mentir ; la taire, transiger, c'est du même coup attenter à cet esprit de liberté qu'il revendique. Tout ne fait qu'un, chez Sandro Penna, le mal n'est qu'une variante du bien, l'amour des garçons, le seul parti qui mérite d'être relevé, la seule vérité qui vaille le coup d'être vécue.

Chez Sandro Penna, le poème est possédé par l'instant qu'il révèle : « Ici je brûle ma vie. Parmi les rares / lumières de la venelle apparaît, à présent / un petit berger sur un mulet. Que brûle / tranquille ma vie et ces lumières. » (Une ardente solitude, pp. 32/33)

D'où, comme le fait remarquer le traducteur et présentateur Bernard Simeone, « l'intime contradiction entre la brièveté de la forme et la lenteur de l'image qui domine » (Une ardente solitude, pp. 54/55). Chaque poème est un coup de foudre prolongé, une durée de l'instant.

Sandro Penna n'est pas un être asocial, indifférent aux phénomènes collectifs. Seulement, le poète, à l'instant même où les choses se produisent, se retrouve toujours un peu à l'écart, mais pour mieux recueillir les images : « Qu'il est beau de te suivre / ô jeune homme qui ondoies / sans hâte dans la ville nocturne. / Si tu t'arrêtes au coin d'une rue, / je resterai, loin / de ta paix – ô mon ardente solitude. » (Une ardente solitude, pp. 54/55)

Sandro Penna saisit des morceaux du monde, qu'il rappelle à leur présence, par le souffle poétique : « Le ciel est vide. Mais dans les yeux noirs / de cet enfant moi je prierai mon dieu. / Mais mon dieu s'en va à bicyclette / ou arrose le mur avec désinvolture. » (Une ardente solitude, pp. 26/27)

Cette démarche en direction du monde est encore plus sensible dans ses textes en prose. On y retrouve les lieux chers au poète, lieux de rencontres (cinémas, stades, restaurants, hôtels) où se nouent les images convoquées par la suite dans sa poésie. Ainsi, ces voyages en tram : « La matinée n'était pas trop grise et annonçait pour plus tard peut-être la chaleur d'un peu de soleil. Je pris un tram qui devait me conduire à un nouveau stade, qui surgissait dans une étendue de campagne, près du fleuve. […] Dès que je fus dedans, je demandais à un ouvrier des détails sur l'endroit où je me rendais. D'après le ton assuré et animé de ses réponses, je pensais qu'il s'intéressait plus à l'itinéraire qu'à moi-même. » (Un peu de fièvre, p. 43)

On le voit, l'accord du monde et de l'instant se réalise dans l'écriture par l'entremise des garçons et plus encore par les désirs qu'ils suscitent. Ce que Sandro Penna recherche avant tout, ce n'est pas tant le corps enfantin que l'enfance elle-même : sa violence et sa cruauté, ses règles d'amitié, son incapacité à réfléchir son corps ailleurs que dans l'instant, ce qui demeure d'enfance dans un corps masculin, et l'éclat des yeux : « Giulietto sortit. Mario eut le sentiment d'une délivrance. C'est pourtant lui qui l'avait appelé. Mais il savait maintenant qu'il ne le désirait plus. […] Il pensa se coucher tout de suite. Mais il y avait une nouveauté. Quoi ? Comme le deuil d'une joie. […] Il retira la serviette du lit. Mouillée encore : c'était de Giulietto sans doute. Que c'était animal, que c'était stupide. Il s'était mis à se masturber ; tout seul. Par mépris, Mario avait saisi la lampe pour éclairer pleinement un geste dont il pensait devoir être honteux. Il y avait quatre ans qu'il connaissait Giulietto : c'était alors un merveilleux garçon de quinze ans. […] Le temps passa [...] : il était déjà un peu plus homme. Et Mario n'avait plus éprouvé que l'intérêt curieux d'assister à cette métamorphose. Il n'avait que le souvenir ébloui de la douceur de ses seize ans. Maintenant, il en avait bien dix-neuf. Il était toujours élancé, enfantin, mais plus sérieux : plus loin de l'idéal de Mario. » (Un peu de fièvre, pp. 133/134)

L'homosexualité de Penna n'est pas un prétexte à la définition d'une stratégie créatrice, ni l'expression esthétique créatrice, ni l'expression esthétique d'un Mal, à la Thomas Mann : elle fait corps avec l'écrit, elle est tout entière l'écrit.

L'instant poétique prend possession du monde, par l'orgasme : « Pique légère sur le bien, sur le mal / leur douce hâte de jouir. » (Une ardente solitude, pp. 34/35) Pour que le désir jaillisse, que la parole se fixe, il faut que les courbes du corps s'accordent aux volutes de l'âme.

Les poèmes de Sandro Penna apparaissent, par la répétition incessante du thème des amours garçonnières, comme l'addition d'une histoire d'amour. Chaque poème se présente comme un billet écrit avec fébrilité qui relève de l'existence même du corps : « L'enfant qui écoute dans les livres / des chants d'amours perdues / n'y comprend rien. Il regarde / regarde une vitre sur le toit/ miroiter fort/ dans le crépuscule enflammé... / Et il se penche sur sa chair, comme / sur un blanc cahier. » (Une ardente solitude, pp. 94/95)

L'amour des garçons signifie l'instant, à la différence du ventre des femmes qui impose l'idée d'une gestation. Le poème donne une durée – une vie, et donc une présence – à cet instant.

La rupture, qui ne signifie pas une perte d'amour, mais une baisse d'intensité dans le rapport, une routine, participe à cette idée du temps : de même que le poème tentait de donner à la brièveté une espèce de lenteur, de même la séparation consommée, « Penna domine lumineusement sa souffrance : il n'est au fond aucune différence entre le temps qui précède la perte et celui qui l'englobe » (préface de Bernard Simeone, Une ardente solitude, p. 9), puisque le propre du poète est de vivre sans arrêt dans l'instant et sa réalité.

Ainsi, la fin de cette histoire d'amour entre Mario et Giulietto : « Lui qui ne croyait pas à l'amour au sens d'affection, de fidélité, de sérénité. Mais il continuait à ne sentir en lui aucun désir. D'où venait cette envie de pleurer, de le reposséder, de le déposséder tout de suite, demain. Mais sans violence, sans amertume. Il se sentait mieux que d'habitude. C'était donc vrai : il existe un autre amour, un amour qui n'est pas sensuel. En s'endormant, Mario ne savait pas s'il devait croire à une forme nouvelle de bonheur. » (Un peu de fièvre, p. 135)

Pier Paolo Pasolini rageait que Sandro Penna n'ait pas obtenu le Nobel. Il faut dire : la clarté et l'exigence ne sont pas des critères suffisants pour les bons jurys de la morale bourgeoise.


Bibliographie :

- Une ardente solitude, La Différence, Orphée, 1989, ISBN : 2729103643

- Un peu de fièvre, Grasset, Cahiers rouges, 1996, ISBN : 2246506212

- Poésies, Grasset, Cahiers rouges, 1999, ISBN : 2246550718

- Sandro Penna : Autobiographie au magnétophone, Revue Hétérographe n°1 & 2, Lausanne, éditions D’en Bas, 2009

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Gare aux familles par Marcela Iacub

Publié le par Jean-Yves Alt

Aux yeux des partisans du mariage pour tous, la loi qui vient d’être votée va dans le sens de l’égalité. Dorénavant, tout un chacun pourra dire «oui» devant le maire même si son partenaire n’est pas du sexe opposé. Bientôt, ce sera aussi la filiation pour tous. On aura le droit de faire des enfants qui seront rattachés à deux pères ou à deux mères. En bref, ce sera la famille pour tous. Chaque individu aura le droit de fonder une vraie famille égale à celle des autres.

Pourtant, cette manière de voir les choses prend le mot égalité au sens très étriqué, mesquin, voire fourbe. On sait en effet à quel point la famille est source d’inégalités sociales. D’abord entre les hommes et les femmes. Celles-ci portent encore la plus grande part du poids de la reproduction, pratique mais aussi culturelle et psychique. La subjectivité féminine est construite en fonction de cette charge, de cette position au regard des hommes et des enfants, depuis qu’elles sont des petites filles et jusqu’à leur mort. Les enfants non plus ne naissent pas égaux. On sait sans être devin que notre destin aura la marque de la famille où nous sommes nés.

C’est le thème du film The Place Beyond the Pines, de Derek Cianfrance. Il nous montre comment deux individus du même âge et d’un tempérament similaire ont des parcours de vie diamétralement opposés du fait de leurs origines familiales. L’un, le pauvre, meurt pendant un braquage. L’autre, le policier qui l’a tué, dont le père est un magistrat très renommé, devient procureur d’un grand Etat américain. Le périple des deux personnages est beau et tragique non pas comme une vie, mais comme un destin.

Ainsi, au nom de l’égalité de fonder des familles par le mariage et la filiation, on valide indirectement toutes les inégalités dont ces institutions sont la source. Or, si l’on prenait le mot égalité au sérieux, on pourrait faire des réformes d’une tout autre envergure. On envisagerait des formes de vie communes pour les adultes et d’éducation des enfants conçues comme de véritables moteurs d’égalité sociale. Les enfants ne seraient plus élevés dans des familles (ce qui libérerait les femmes). Ils grandiraient dans des structures collectives dont l’un des buts serait la mixité sociale. Ce faisant, le niveau économique et social des enfants serait différent de la classe sociale de leurs parents. En bref, jusqu’à leur majorité, les enfants auraient une classe propre, à part, qui ne tiendrait pas compte de celle d’où ils viennent. Pour financer un tel projet, on créerait une contribution spécifique selon les revenus de chacun. Et pour parfaire l’égalité, on ferait en sorte de cacher aux enfants la situation de classe et de fortune de leurs parents. Les jeunes n’auraient accès à cette information qu’à leur majorité.

On rétorquera que les inégalités surgiraient quand même dans cette sorte de république méritocratique. Sans doute. Mais elles n’auraient pas les familles comme origine. En tout état de cause, cette influence familiale serait beaucoup moins importante qu’elle ne l’est aujourd’hui. Qui plus est, les inégalités auxquelles les enfants devront se confronter à l’âge adulte seront plus difficiles à tolérer et à justifier car ces individus auront connu l’égalité jusqu’à leur majorité. Alors que le type de famille que nous connaissons aujourd’hui secrète une idéologie qui fait apparaître les inégalités de classe comme une sorte d’évidence. Cela explique sûrement le fait que les sociétés insurrectionnelles et révoltées des années 70 haïssaient les familles alors que la nôtre la vénère, la chérit, la prend pour le nec plus ultra de l’accomplissement humain.

Or, plus les inégalités augmentent, plus les richesses se concentrent chez une minorité et plus la misère s’accroît dans la majorité, plus nous trouvons que la famille est un bonheur dont tout un chacun devrait profiter - même ceux que l’on tenait jadis pour des anormaux.

Peut-être un jour - le jour où la famille que nous connaissons disparaîtra dans son sens actuel - se souviendra-t-on de cette période du mariage pour tous avec un sourire amer. On dira que c’était la période où le capitalisme de caste, héréditaire, anti-individualiste, anti-femmes, anti-enfants et furieusement inégalitaire avait cherché son dernier subterfuge pour continuer d’exister. Une période tellement sombre que même les groupes dits de gauche, voire d’extrême gauche, qui dénonçaient les inégalités sociales n’osaient pas s’en prendre à la famille. Bien au contraire. On chuchotera dans les dîners : en ce temps-là, on pensait que la famille était aussi naturelle que le soleil, la mer, les saisons, la pluie et la nuit. Le fanatisme était si puissant que la psychologie de bazar, cette chienne de garde de la famille, avait réussi à faire triompher ses divinations, ses prédictions, ses menaces et ses dictats sur la politique. C’était une époque où l’on avait déclaré la guerre aux violences envers les enfants alors que la société dans son ensemble s’acharnait à ruiner leurs chances d’avoir une vraie vie au lieu de n’avoir qu’un destin.

Libération, Marcela Iacub, samedi 4 mai 2013

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Walt Whitman par René Soral

Publié le par Jean-Yves Alt

Toute l'œuvre de Whitman est basée sur certains thèmes, qui s'entrecroisent, se mélangent, mais reviennent toujours, dans ses premiers poèmes comme dans les derniers.

1° Le premier thème, primordial, est celui du « moi »

Whitman est fier de son corps, de sa force naturelle.

Je me célèbre et je me chante.

affirme-t-il dans le premier vers de son premier grand poème (Chant de moi-même).

Je sais que je suis solide et sain...

J'existe tel que je suis, cela suffit...

Je laisse parler... la nature sans frein avec l'énergie originelle.

Chaque partie de son corps est divine, puisque créée par Dieu. Le sexe surtout est sacré, et il faut en parler sans fausse pudeur.

Le sexe contient tout, corps, âmes.

A travers moi les voix interdites,

Voix des sexes et concupiscence, voix couvertes et que je découvre.

Voix indécentes, par moi clarifiées et transfigurées...

La copulation n'est pas plus grossière à mes yeux que la mort.

Je crois en la chair et ses appétits.

Voir, entendre, toucher sont miracles et chaque partie et bout de moi-même est un miracle.

Envers et endroit, je suis divin et je sanctifie tout ce que je touche ou par quoi je suis touché...

La senteur de ces aisselles est arôme plus fin que la prière...

Si je rends un culte à une chose plus qu'à une autre...

Saillies ombrées et séant, ce sera vous

Rigide coutre masculin, ce sera toi,

Toi ruisseau laiteux, pâle traite de ma vie.

Il s'émerveille de la complexité de son corps qui résume tout le mystère de la création ; il n'y a en effet point de hiérarchie dans celle-ci :

Je crois qu'une feuille d'herbe n'est pas moindre que la journée des étoiles...

Et la plus mince jointure de ma main bafoue toute la mécanique.

L'existence de son corps suffit à lui apporter un bonheur animal et physique :

Exister et rien autre chose, cela suffit,

Respirer suffit,

Joie, joie, joie partout.

2° Thème de l'altruisme

Cet amour du soi n'est pas de l'égocentrisme. Whitman ne veut pas se perdre dans la contemplation de son nombril. Bien au contraire, son moi lui sert de base pour s'identifier aux autres hommes.

Car chaque atome qui m'appartient quasiment t'appartient

Je suis vaste, je contiens des multitudes.

Le poète étend sa propre personnalité à celle des autres, qu'il assimile sans effort.

Je suis de toutes les nuances et de toutes les castes, de tous les rangs et de toutes les religions.

Paysan, ouvrier, artiste, homme comme il faut, marin, quaker,

Détenu, aventurier, costaud, fripouille, avocat, médecin, prêtre.

Whitman éprouve une sympathie (au sens étymologique du terme : souffrir avec) pour tous les hommes. Il fait siennes leurs souffrances ; son attitude lors de la Guerre de Sécession fut admirable ; il fut une sorte d'aumônier laïque, le « panseur de plaies » physiques et morales.

3° Thème de l'amour du peuple et des travailleurs

L'altruisme de Whitman se porte tout naturellement sur les gens du peuple, sur les travailleurs rudes et sains et non sur la bourgeoisie hypocrite et tarée :

L'ouvrier jeune est le plus proche de moi, il me connaît à merveille...

Sur les vaisseaux qui naviguent mes paroles naviguent, je m'en vais avec les pécheurs et les marins et les chéris...

Ma face droite contre la face du chasseur lorsqu'il est couché seul dans sa couverture.

4° Thème de l'amour des garçons

Ce thème, avoué, mais toujours chaste, recouvre tous les autres thèmes qu'il explique en grande partie.

Dans le « Chant de moi-même » on peut lire :

Lorsque le camarade de lit affectueux et caressant, qui a dormi à mon côté toute la nuit, s'éloigne à pas furtifs à la pointe du jour...

Tout ceci est troublant, mais finalement Whitman n'a pas osé aller jusqu'au bout et affirmer ouvertement ses goûts sexuels :

Je n'ose pas divulguer cela, même dans ces chants...

Homme ou femme, j'aurais envie de vous dire comment je vous aime, mais je ne le puis ;

J'aurais envie de dire quelle ardeur de désir me gonfle, ce battement qui emplit mes nuits et mes jours.

5e Thème de la république des camarades

Ce thème est la conséquence de l'amour des garçons, dont le poète a considérablement élargi les limites.

Tous ces beaux mâles chantés par le poète ne doivent pas en effet rester isolés les uns des autres. Ils doivent s'unir pour former la « république des camarades ». Whitman exalte ce sentiment profond, la camaraderie, qui doit lier les hommes, faire disparaître les incompréhensions et les haines, et éviter enfin les guerres meurtrières toujours inutiles.

Je veux que les cités deviennent inséparables

Grâce à l'amour des camarades,

A l'amour viril des camarades.

6° Thème de la démocratie et de la liberté

Whitman est alors tout à fait représentatif de son époque, où les Etats-Unis, défrichés par de vigoureux pionniers, s'étendent vers l'Ouest et prennent leur prodigieux essor :

Un monde nouveau, primitif, a surgi avec des perspectives de gloire incessante et multipliée,

Je chante un culte nouveau.

Une race pullulante et active s'installe et s'organise partout,

Je le dédie à vous, capitaines, navigateurs, explorateurs,

A vous ingénieurs, à vous constructeurs de machines.

7° Thème de la nature

Nous sommes partis tout à l'heure du culte du moi et nous sommes arrivés à celui de la Démocratie, en passant par l'amour d'autrui et la république des camarades.

Nous revenons maintenant au thème originel de Whitman, pour aboutir encore plus haut.

Pour le poète les joies du corps sont avant tout celles de la Nature, qui est à l'origine de sa force. Il faut donc souvent s'y retremper. Il faut partir sur la route, au grand air, avec, de préférence, un fidèle camarade, marcher, se baigner :

A pied et le cœur léger, je prends la grand-route,

Bien portant, libre, le monde devant moi,

Le long chemin brun devant moi conduisant partout où je veux...

Il faut que nous fassions un tour ensemble, je me dévêts,

emporte-moi vite et que je perde de vue la terre...

Whitman nous affirme que « toutes choses de l'univers sont absolus miracles », même les plus humbles. Le titre général de son œuvre est, ne l'oublions pas, Feuilles d'Herbe, et il nous dit :

Je crois qu'une feuille d'herbe n'est pas moindre que la journée des étoiles.

Arcadie n°70, René Soral (pseudo de René Larose), octobre 1959 (extrait de l'article)


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L'amour me fuit, Thomas Gornet

Publié le par Jean-Yves Alt

Il a seulement onze ans ; il parle d'un autre temps pas si lointain, celui où le jour de ses huit ans sa mère a quitté le foyer familial, celui plus heureux où il était alors amoureux de Josie, sa camarade de classe de CE2 ; il confie ses joies d'aujourd'hui avec la présence rassurante du couple que forme son grand-frère Kaï avec Vincent ; il aborde aussi ses préoccupations du moment comme ce désir pressant de savoir où sa mère est partie ; il redit encore la quête d'un amour (celui avec Josie) qui se heurte aux réalités de l'existence ; enfin il parle du chagrin qui déplace nos insatisfactions, nos blessures et leur donne sens.

Thomas Gornet pose les questions essentielles que chaque enfant ressent un jour ou l'autre. Zouz, le jeune narrateur, est l'enfant de toujours, immergé dans le monde foisonnant des idées, des espoirs et du renouveau où chacun recherche sa part de vérité.

Le jeune garçon fait une découverte capitale, souvent passée sous silence dans la littérature jeunesse, c'est que ce qui est donné à un moment peut ne pas durer toujours.

« J’avais pensé à Josie. Et j’avais tout compris. Tout accepté, plutôt. Elle ne m’aimait plus et ça ne servait à rien de lui demander pourquoi. » (p. 136)

Qu'est-ce qui fait grandir ? Ce n'est ni mettre son cœur pour un temps entre parenthèses ni ne plus vouloir en avoir. C'est prendre conscience que tout le monde en a un et de la difficulté de les faire entrer en relation.

Zouz ne refuse pas de grandir, il n'a aucun dédain sur les réussites de ceux qui sont partis :

« Je pense à maman, que je reverrai dans son nouvel appartement loin d'ici, où elle habite toute seule, et je souris. Parce que je sais qu'elle est heureuse, alors je suis content. » (p. 138)

Zouz ne s'oppose pas à d'autres façons de vivre ; il ne rejette pas ses responsabilités sur les autres… « Je pense à papa, que je plains un peu. » (p. 138) Il a compris qu'il n'y a rien d'inéluctable dans le fait d'être né, même si parfois on est jeté dans la dimension du temps et dans les souffrances de l'effort.

Zouz fait des rapprochements entre ce qu'il ressent de son vécu amoureux et ce qu'il voit des relations entre son grand frère et Vincent :

« […] il [Vincent] avait sorti son légendaire sourire. Un sourire qui va d'une oreille à l'autre. Il a toujours fait ça, Vincent. Dès qu'il voit quelqu'un, il se fend le visage en deux et on a l'impression d'être la personne la plus importante pour lui. C'est comme ça, m'avait dit Kaï, qu'il était tombé raide dingue amoureux de Vincent. Je peux comprendre. Mais là, j'avais l'impression qu'il lisait dans ma tête, avec son sourire, qu'il revoyait la scène de mon baiser avec Josie. Alors j'avais rougi. » (p. 43)

Au cours d'un échange qui relie Zouz et Vincent, Thomas Gornet aborde, en quelques mots simples, le tragique pis-aller et le code dérisoire pour déjouer les regards hostiles du monde :

« C'est vrai que je ne m'étais jamais demandé pourquoi Vincent passait autant de temps chez nous et pourquoi Kaï n'allait jamais chez Vincent.

— Tes parents connaissent pas Kaï ?

Vincent avait regardé au loin :

— Non. Ils ne savent rien.

Et il avait ajouté :

— Et il n'y a pas que mes parents. Au lycée aussi, faut se cacher. Parce qu'on sait jamais.

Un petit soupir, puis :

— Comment ils vont réagir.

Son regard s'était reposé sur moi, et son légendaire sourire était apparu. » (p. 60)

On pourrait reprocher à l'auteur de présenter l'homosexualité sous des ressorts très respectables :

« Je pense à Kaï, qui, je n'en doute pas, deviendra un grand artiste. Je pense à Vincent, qui restera à ses côtés, aux miens, toujours. » (p. 138)

Ce n'est pas là une thématique du livre, seulement un élément de vie auquel le garçon est confronté. Kaï et Vincent pensent-ils que pour être acceptés, il faut devenir un peu plus comme tout le monde ? Une sorte de salaire à payer. Zouz, quant à lui, malgré sa grande maturité, n'est pas en âge à s'interroger sur comment peut être vécue l'homosexualité. Il doit déjà faire avec ses propres sentiments. Ce qui ne l'empêche pas de repérer et de comprendre des désirs des grands à travers leurs « coups d'œil » (p. 99).

Quelques clichés rappellent une toujours possible homophobie. L'auteur réussit à les aborder avec humour et décontraction afin qu'ils n'apparaissent jamais fixés dans le psychisme des personnages :

« Alors je n'en voulais pas trop à Faysal. En enlevant mon pull, je lui avais dit en rigolant :

— Non, elle prend des cours de danse. Et si t'es pas content, je vais m'inscrire avec elle.

— Hein ? elle fait de la danse ? avait crié Josh.

— Meuh ! c'est vraiment un truc de fille, ça, avait dit Faysal en allant chercher du Coca dans la cuisine.

J'avais attrapé une manette de la console :

— Bah, y a un garçon, dans le cours.

Faysal, les bras chargés de trois verres et de la bouteille de Coca, avait écarquillé les yeux :

— Oui, mais à tous les coups, il est pédé.

Là, j'avais pas résisté :

— Ben Kaï, il est pédé et il est nul en danse. » (p. 75)

« — Et le garçon aussi, il est super, non ?

— Mouais, il avait dit. Pas mal. On dirait quand même une fille.

Il m'avait rejoint au lavabo.

— Au début, je t'aurais conseillé de faire attention, qu'un seul garçon dans un groupe de filles, ça craint.

Je m'essuyais les mains :

— Comment ça ?

Il se savonnait tellement fort que ça faisait des bulles dans le lavabo :

Bah, faire gaffe à Josie et tout. Qu'il te la pique pas. Mais là, je pense que t'as rien à craindre. Un garçon qui danse aussi bien est inoffensif pour une fille. » (p. 102)

« L'amour me fuit » n'est pas un livre idyllique parce que les questions ne sont pas résolues à la fin. Ce qui est positif se trouve dans la bonne foi des personnages qui cherchent à travailler à leur bonheur et à celui des autres. C'est aussi de vivre pleinement le ici et maintenant :

« C'est moi, c'est un enfant, assis sur un banc. Elle s'arrête là, mon histoire, parce qu'on est aujourd'hui et que, aujourd'hui, il ne se passe rien de plus. » (p. 139)

■ L'amour me fuit, Thomas Gornet, Éditions École des Loisirs/Neuf, 2010, ISBN : 978-2211203159


Le site de l'auteur


Du même auteur : Qui suis-je ? - Je n'ai plus dix ans


Lire la chronique de Lionel Labosse sur son site altersexualité.com

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Ryls, un amour hors la loi, un roman d'Henry-Marx publié en 1923

Publié le par Jean-Yves Alt

Ce roman raconte l'histoire de Jacques Béryls, jeune enseignant-chercheur, comme on dirait aujourd'hui, que ses camarades de faculté ont toujours nommé, avec affection, « Ryls ». Rien de moins dans ces pages que la douleur d'un amour qui n'a pu s'exprimer totalement. Mais rien de misérable non plus.

Tout commence par une consultation chez le médecin où Ryls apprend qu'il doit subir une ablation d'un rein. L'opération est suffisamment grave pour que Monsieur Danet, son maître de la Faculté, l'ait accompagné car il entretient avec son cadet une tendresse filiale indéfectible.

Ryls, comme enseignant, a des qualités oratoires qui le font apprécier de ses élèves. C'est ainsi qu'il est amené à entretenir des relations privilégiées avec quelques-uns : Didier Hold et Pierre Dunois. Ryls sait qu'il a perdu beaucoup de temps dans sa jeunesse : il s'est réfugié dans ses travaux de recherche scientifique pour ne pas avoir à faire face à ses propres sentiments. C'est pourquoi, il conseille à Pierre de ne pas faire comme lui :

« Pierre, mon petit, ne vous cherchez pas tant. Vous vous trouverez plus tard. […] Soyez jeune et vivez-vous. […] J'ai manqué ma première jeunesse ; sauvez la vôtre ; dansez-la. […] N'étudiez pas trop : vous êtes trop jeune pour apprendre profondément. Amusez-vous à vivre et honorez votre plaisir. » (p.60)

Ryls a toujours su « de quoi » il vivait. Il se confie, un jour, à Didier :

« Je vivais de la force mâle : d'un bras de faucheur de champ, et de son torse nu sous la blouse entrouverte ; d'un corps d'ouvrier jeune sous la charge de son travail ; d'une nuque puissante et nue ; d'un joueur inconscient de sa grâce que son jeu marque aux lignes dures ; de la jambe rude et mystérieuse d'un passant – et de leurs bouches […] sauvages ou fines, de tout ce qui est mâle, et conquérant, et vainqueur, d'avance, à cause de l'audace saine… (pp.27-28)

Ryls a mis ses talents oratoires au service des plus faibles : c'est ainsi qu'il prend la défense d'un soldat condamné à mort ou qu'il donne des conseils à des syndicalistes. C'est que Ryls tient « la foule pour une réalité plus pathétique et plus parfaite que l'individu le plus admirable » (p.97) Car il pense que pour être libre, l'homme – « petite cellule du grand corps » - doit être avant tout « social » (p.97). Mais Ryls connaît aussi les dangers des masses humaines : « cette foule ennemie des vérités qui bousculent ses erreurs. Jalouse des individus qu'elle admire. Sensible au médiocre qui ne la dépasse pas. Foule qui oblige à la loi du nombre, et veut qu'on mente pour son repos […] » (p.164)

Après son opération réussie, Ryls part en convalescence dans les Alpes avec Didier et Hélène, sœur de lait de ce dernier. Avant le départ, Ryls ressent une profonde attirance pour Didier :

« Son corps, près de moi, m'envahit de sa présence. […] Il est beau comme tous les abandons qui m'ont réjoui. […] Sa main se crispe à mon poignet, et son cou tend vers moi, comme une coupe, son visage plein d'émotion. Il m'attire à lui. Alors, l'ivresse où l'on n'est plus rien du tout. [..] Je me penche. J'ose. Ses lèvres et mes lèvres… J'aspire son souffle tiède. » (p.127)

A la montagne, les premiers jours, les deux hommes semblent heureux :

« - Didier, je suis heureux. Tout mon bonheur vient de toi.

- Moi, je suis content, aussi, de te garder. Et j'ai besoin de toi pour retrouver ma paix. » (p.136)

Hélène est amoureuse de Ryls : c'est Didier qui l'a appris à son ami. Le séjour montagnard se poursuit mais Didier devient de plus en plus mélancolique :

« Ryls, je suis né depuis peu en moi, si étranger à ce que j'étais. Vous m'avez… tu m'as bouleversé. Ta vie me révèle la vie. Quelle découverte, mon ami, et quel désastre, si tu savais… » (p.149)

Didier se demande si l'homme peut parvenir à son faîte dans l'amour. Ses tourments sont de plus en plus prégnants. Au point que son ami s'en inquiète.

« Ryls, je suis malheureux. Je n'en peux plus. Depuis des semaines, c'est un désastre où je suis anéanti. Aujourd'hui, tout s'est précisé. C'est horrible. Je veux me sauver de moi… J'ai compris que j'étais un monstre, un inutile. » (p.160)

Les deux hommes décident de gravir l'Aiguille de l'Empereur. 3000 mètres. Au cours de l'ascension, le pied de Didier glisse, son corps roule. Il est mort. De retour dans sa chambre de l'hôtel, Ryls découvre, sur la cheminée, une lettre de Didier. Lettre qu'il va conserver secrètement pour lui.

En hommage à son ami disparu, Ryls accepte d'épouser Hélène tout en lui affirmant que s'il a une tendresse sans bornes pour elle, il ne l'aime pas.

Le mariage est raté. Quand Hélène découvre la fameuse lettre et comprend ainsi le suicide de son frère de lait, elle décide de quitter Ryls. Ce dernier, sur les conseils de son maître, Monsieur Danet, accepte une mission scientifique à l'étranger.

■ Ryls, un amour hors la loi, un roman d'Henry-Marx, Editions Librairie Ollendorff, 1923


Préface et postface de ce roman

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