Que ceux qui aiment suivent Yann Moix par Marcela Iacub
Dès le XIXe siècle, certains auteurs avaient mis en garde les sociétés occidentales : le couple fondé sur le sexe n’est pas viable. Charles Fourier trouvait ce montage honteux, et pour Léon Tolstoï, il était immoral. Une simple lettre d’amour, le dernier roman de Yann Moix, s’inscrit dans cette tradition intellectuelle. L’auteur écrit une lettre au nom de celui qu’il était vingt ans plus tôt à une femme qu’il a cru aimer, alors qu’il n’aimait que lui-même, dit-il. Cette précision nous fait attendre une sorte d’autocritique psychologique du style : «j’ai voulu détruire mon bonheur» ; «je ne suis pas mature» ; «je suis un malade» et autres platitudes. Or, si son récit est si puissant, c’est parce qu’il nie farouchement son propre point de départ. Yann Moix jette la psychologie aux orties pour nous confronter à la description la plus cruelle de l’amour fondé sur le désir physique.
Dans ce monde, les hommes sont censés aimer les femmes qui les excitent le plus. Or, ce critère pour choisir un partenaire n’est sans doute pas le meilleur. Cette femme-là est sans âme, elle est à peine une personne aux yeux de celui qui la choisit. Elle n’est souvent plus qu’un être instrumentalisé à qui l’on n’a rien à dire. Un être avec lequel il faut inventer des choses à partager en faisant des enfants, ou en vivant ensemble.
Mais à quoi pouvaient donc s’attendre les imbéciles ou les sadiques qui ont conçu la conjugalité d’une façon aussi irrationnelle ? Il en aurait été de même s’ils avaient décidé que le couple devait se construire à partir des talents culinaires des femmes. Les hommes mangeraient à merveille, mais le reste serait intolérable.
Et ne serait-il pas normal que ces hommes-là cherchent à détruire une telle relation ? Qu’ils essayent de goûter les mets délicieux d’autres cuisines ? Plutôt que des plats préparés par leur cuisinière préférée, pourquoi ne songeraient-ils pas aux recettes que cette dernière est incapable de faire ?
Certains qualifieront ces hommes d’immatures, alors qu’ils se révoltent contre une société qui attend d’eux qu’ils aiment exclusivement, et jusqu’à la fin de leurs jours, les plats de la même cuisinière.
Et les femmes dans tout cela ? Leur tâche ignoble est de faire en sorte de capturer dans leurs filets celui qui la désire plus qu’il ne désirera toutes les autres. Tenter par tous leurs moyens de fixer ces hommes-là, de même que l’on apprivoise un chien errant en lui donnant à manger.
C’est cela qu’on appelle l’amour et que les gens matures, normaux doivent vénérer pour ne pas être qualifiés de salauds. Cette absurdité est d’autant plus intolérable que cette société impose également l’idée d’égalité entre les sexes et de respect des femmes.
Mais, si le couple n’était pas fondé sur l’attirance physique mais sur d’autres compatibilités, nous aurions beaucoup plus de chances de nous aimer. Si le sexe était en libre disposition comme les sourires, les politesses et les conversations, l’égalité entre les hommes et les femmes ne serait pas un vain mot. Ces dernières n’auraient pas pour tâche d’apprivoiser les pulsions masculines, mais de chercher le partenaire le plus adéquat avec lequel bâtir une vie. Et ceux qui croient, encore, que la séparation du sexe et de l’amour est une source d’anarchie n’ont qu’à lire Une simple lettre d’amour pour faire disparaître cette idée de leur tête. En réalité, c’est l’articulation de ces deux phénomènes, si paradoxaux, qui compromet toute promesse de paix, de stabilité et de bonheur.
Mais qui aura le courage d’entendre Yann Moix ? Car, presque tout le monde veut rôtir dans l’enfer conjugal tel qu’il est. Même les homosexuels, qui pourtant n’étaient pas dupes, veulent, eux aussi, y être admis, et brûler à leur tour dans le malheur. Comme si les pratiques conjugales actuelles, loin d’être politiques, étaient aussi inéluctables que la blancheur de la lune ou la lumière du soleil.
Libération, Marcela Iacub, samedi 9 mai 2015