Archipel, Michel Rio
L'histoire se déroule dans un collège privé, institution intemporelle, perdue en pleine mer, au nord-est de Jersey, qui a pour mission de former l'élite du bilinguisme anglo-français.
Vieille propriété de famille, sa destinée est présentement entre les mains élégantes de Madame Alexandra Hamilton, belle femme de quarante ans, dont la vie recluse dans la partie privée de l'établissement a contribué davantage encore à l'érection du mythe que peut faire naître la présence d'une femme d'âge mûr parmi des jeunes gens de dix à dix-huit ans, claustrés dans les brumes de la Manche.
Autre personnage non moins curieux, Léonard Wilde, le bibliothécaire, d'une laideur terrifiante et d'une intelligence corrosive, contribue à donner à ce roman une atmosphère très singulière. Ancien précepteur de Madame Hamilton, il entretient avec celle-ci des rapports pour le moins étranges.
Quand, durant des vacances scolaires, le jeune narrateur sera invité à rester au collège en la seule compagnie de ces deux personnes, de fascinantes relations se noueront entre eux, allant du désir à la répulsion.
Plus qu'un roman sur l'éducation sentimentale, « Archipel » est avant tout un roman sur les paradoxes de l'amour et les comportements logiques mais étranges qui en découlent.
Paradoxes quand le narrateur amoureux d'une femme de quarante ans se rend compte que l'incongruité même de son amour lui est nécessaire pour en accroître le plaisir, que jouissance et avilissement sont liés et qu'une femme est d'autant plus séduisante quand de mère elle peut devenir putain.
Paradoxe de l'amour également pour Léonard Wilde ; quand l'intelligence la plus vive ne supplée pas à la laideur mais au contraire l'exacerbe, le poussant alors à des actes déraisonnables.
« Wilde n'était pas seulement un monstre solitaire par l'esprit, mais aussi par l'enveloppe. C'était un Vinci avec une apparence de Caliban, un Quasimodo amputé de sa bosse et augmenté de son génie. Sa laideur, qui fascinait et repoussait, semblait proportionnée à son intelligence, tant du point de vue de l'énormité que des effets sur autrui. Il devait en souffrir, et cette souffrance jamais exprimée, se manifestait indirectement, à mon sens, dans deux tendances qui le résumaient assez bien: il aggravait comme à plaisir son délabrement extérieur par le négligé ostentatoire, presque provocant dans ces lieux, de sa mise, et il faisait de son incroyable savoir, qui aurait pu être la source d'une relation féconde et généreuse avec le monde, un véritable appareil défensif, une barrière hérissée d'épines entre lui et les autres. Et cependant il avait besoin d'échanges, peut-être tout simplement parce que ceux-ci lui garantissaient l'exercice d'une parole saturée de talent qui, même maniée comme un marteau ou un glaive, fondait sans doute l'essentiel de sa conscience d'être. » (pp. 100-101)
Peut-on jamais renier le charme précieux et désuet des internats ? C'est l'heure délicate des grandes interrogations sur la signification du sens de la vie en général, des premiers émois sexuels en particulier.
Pourtant, pour le narrateur, cette dérive nostalgique n'aura pas lieu. Elle est aussitôt contrariée par une lucidité acerbe car il n'aime pas l'état d'adolescence, « cette maladie banale et inadmissible ».
Maladie qui cependant ne demande qu'à se développer dans le cadre très romantique de cet établissement.
■ Archipel, Michel Rio, Editions du Seuil, 184 pages, 1987, ISBN : 2020097184
Du même auteur : Mélancolie nord