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La goutte d'or, Michel Tournier

Publié le par Jean-Yves Alt

Le roman « La Goutte d'or » peut-être lu comme une croisade. Si l'on réduit un roman à ses idées, ce roman de Tournier est une campagne contre le racisme et contre la civilisation de l'image.

Michel Tournier donne à voir, à entendre et à éprouver le conflit gigantesque, l'incommensurabilité de l'Arabe et de l'image. On prête toujours aux auteurs les idées de leurs personnages : plutôt que la condamnation du monde des images et du divertissement, c'est la violence de l'affrontement qui est ici rendue.

Images contre signes, tel est le sens du voyage que fait le jeune Idriss, jeune berger berbère, arraché par un appareil photo à son oasis du Sahara. Signes contre images, tel est le sens de son apprentissage de la sagesse calligraphique.

Pour condamner les images, il n'est d'autre moyen que d'en faire naître d'autres par les mots. « La Goutte d'or », ce bijou que porte au cou Idriss, est un « signe pur », signe sans signification, donc aussi pure image.

Idriss est né à Tabelbala, une oasis, aux confins du nomadisme. Tabelbala, c'est le village où il n'y a qu'une seule photo. Aussi, quand Idriss, par hasard, a été photographié par une touriste blonde de passage, le propriétaire de l'unique photo de Tabelbala le met en garde : « Mon idée, vois-tu, c'est qu'une photo, il faut la tenir, la maîtriser. C'est comme celle-là. Je la surveille, coincée dans son sous-verre. » Il faut donc qu'Idriss parte à Paris récupérer son image volée.

La thématique de la photo et du cliché va poursuivre Idriss. Cliché de la « femme blonde », elle-même modèle de photo, qui lui a volé son image, cliché du faux Sahara du « photographe d'art » de Béchar, cliché de la « vie saharienne » telle que la montre, à Idriss ébahi, un musée ethnographique du désert, cliché des affiches publicitaires vantant le Sud algérien et ses palmiers qu'il aperçoit en France ; cliché enfin de la beauté « reproductible » qu'allégorise, dans le roman, le mannequin tiré par reproduction et moulage, à des dizaines d'exemplaires, du corps nu d'Idriss.

Idriss ne prend conscience des clichés que par ceux qui l'affectent ; et seuls l'affectent les clichés qui se rapportent à lui, au désert, qui le cernent en lui volant son image, ou en la lui imposant. « Tu viens du Sahara et tu n'as jamais mangé de couscous ? » s'étonne une de ses rencontres parisiennes. Il n'y a jamais eu de couscous ailleurs que dans les clichés. A Tabelbala, on mange du « tazou ». L'autre qui en sait plus sur vous que vous-même vous saisit comme cliché.

Prodigieux renversement de perspectives, presque expérimental, au sens des expériences de conscience ; voici le point de vue du désert sur la ville, de ce qui fut immobile dans le temps (la vie à Tabelbala, point de départ immobile depuis des siècles), sur ce qui file, mais aussi du nomade absolu sur le voyage touristique. Le point de vue, dans le « Paris-Dakar », d'un berger croisé un instant, en bord de piste, immobile et sévère, mais aussi fasciné, et trop fier pour le montrer. Le point de vue, à Paris, des immigrés de foyer entre eux, quand ils parlent des chantiers et des travaux, armée à peine perçue qui bâtit les cathédrales du béton.

Toutes les expériences d'Idriss sont, non des concepts, mais des initiations, maléfiques ou bénéfiques. Même celle du sex-shop ou de la publicité.

Non sans humour, Tournier a multiplié, dans ce roman, les effets de miroir et d'autocitation, qu'il s'agisse de la dissymétrie des visages et des corps, du voyage initiatique, ou de tel autre souvenir du « Roi des aulnes ».

Ce roman est complexe à éprouver : par sa liberté de ton qui va jusqu'à la rupture, par les inserts surréalistes qui s'y multiplient, par la continuité, par exemple, entre une BD que lit Idriss à Paris et la bagarre qu'il déclenche dans un café de Barbès, en prenant le réel autour de lui pour la suite du dessin, ou, au contraire, par la discontinuité créée par les deux contes, symétriques inverses, introduits dans le roman. Dans celui de « La Reine blonde », qu'on récite à l'atelier de calligraphie, la victoire sur l'image maléfique de la belle reine est obtenue en la recréant par les signes superposés de l'écriture ; car l'image et l'écriture, l'image qu'on aperçoit dans la transparence de l'écriture, pour reprendre l'image de Tournier dans ce conte, c'est aussi le roman.

Idriss reste énigmatique ; il existe par ce qui lui arrive. On pourrait dire qu'il devient fou : cette folie de ces grands garçons maigres au regard fixe que nous croisons dans la rue.

Enfin, et c'est aussi important, il y a l'humour de Michel Tournier, pour expliquer le rôle du voile des femmes arabes (« sur scène elle tient toujours dans sa main droite un vaste mouchoir qu'elle secoue comme un voile, comme une flamme. C'est son symbole, mais aussi son refuge, le confident de ses larmes et de ses sueurs »), pour décrire le monologue d'une femme de ménage de peepshow, pour conter les complexes de Barberousse, ou les lois contre le striptease des mannequins dans les vitrines de grands magasins, et sa merveilleuse rapidité pour résumer toute une vie : « La reine vieillit, ses cheveux blanchirent, elle mourut. »

■ La goutte d'or, Michel Tournier, éditions Gallimard, 264 pages, 1986, ISBN : 978-2070705726


De Michel Tournier : Gilles et Jeanne - Le Roi des Aulnes - Le médianoche amoureux - Angus 


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