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Retour à Tony Duvert

Publié le par Jean-Yves Alt

Les essais, romans, récits de Tony Duvert témoignent toujours d'une aspiration inexorable à une totale liberté c'est à dire quand l'homme est libre de toute contrainte, externe ou interne, physique ou morale – lorsqu'il n'est contraint ni par la loi ni par la nécessité.

Que la civilisation ne puisse pas s'édifier sans une régulation de la sexualité, et que cette régulation passe par une répression plus ou moins étendue des tendances sexuelles, voilà le constat laissé par Sigmund Freud à la fin de sa vie. Mais, si le prix de la civilisation doit être la névrose collective, les maladies, la psychiatrisation, les guerres qui défoulent, et l'expansion de l'instinct de mort, alors vient le moment de reconsidérer les rapports entre Eros et la civilisation, de se demander s'il ne faut pas maintenant diminuer la part des sacrifices que la civilisation a imposé aux instincts humains, cette fois dans l'intérêt même de la civilisation.

La question décisive est alors celle-ci : « Réussira-t-on, et jusqu'à quel point, à diminuer ce fardeau qu'est le sacrifice des instincts et qui est imposé aux hommes, à réconcilier les hommes avec les sacrifices qui demeureront nécessaires et à les dédommager de ceux-ci ? » (Freud, L’avenir d’une illusion, p. 10)

C'est à partir de cette question que les livres de Tony Duvert interrogent.

Lorsque « Le bon sexe illustré » sortit des presses, il y eut comme un pavé dans la mare. Tony Duvert démontait le mécanisme d'albums d'éducation sexuelle, qu'on venait de mettre au point à l'usage des mineurs. Ces albums luxueux, hygiéniques, tolérants, libéraux, devaient ouvrir enfants et adolescents, par tranches d'âge, aux mystères de la vie sexuelle. La presse de droite vilipenda cette Encyclopédie publiée en 1973 par la maison Hachette. Alors Tony Duvert fit l'analyse anti-idéologique de ce bréviaire du « bon sexe », remplaçant par l'hygiénisme la notion de péché, par la normalité l'idée de Bien, par des catégories psycho-médicales la litanie des vices que le clergé épelait autrefois en latin. La règle absolue des sociétés industrielles est : toute dépense doit produire. La dépense sexuelle devient donc celle que l'on restreint le plus sévèrement, puisqu'elle est improductive. La codification, la normalisation, l'enfermement familialiste de la sexualité, sous divers masques, est l'un des moyens dont se sert l'ordre moral pour river l'homme au travail.

Le projet de Tony Duvert était triple :

1. démystifier l'idée d'une éducation sexuelle, en débusquant son idéologie.

2. écrire la langue innocente du désir pervers polymorphe.

3. produire une désublimation libératrice de la sexualité.

Son arme fut tantôt l'humour, féroce, vif, caustique, tantôt une écriture romanesque digne de Burroughs ou Selby, tantôt un récit direct sur le mode du graffiti sexuel qui court sur les murs des métros ou des W.-C. Tout au long de ses livres, on voit se révéler un écrivain, dont le souci unique est de dire le corps, l'enfance, l'homosexualité, le plaisir. La véritable éducation sexuelle, montre Duvert, n'est pas dans l'Encyclopédie Hachette, mais dans la politique de l'expérience.

Nulle écriture n'est plus limpide que celle de Tony Duvert. Pas question de sacrifier son corps à la galère de la production, du rendement, du pouvoir, de la propriété. En attendant, Tony Duvert est obligé d'écrire des livres ; obligé financièrement, psychologiquement ? Par-là, les esprits astucieux le piégeront, ou croiront le piéger, en lui disant que lui aussi produit, sublime, inscrit, économise, retient, exerce un pouvoir, fait le jeu de la représentation.

Fellations, sodomies, orgasmes, coïts, léchages, cunnilingus, anulingus et autres gaudrioles imprévisibles, ne faut-il pas mettre de l'ordre dans tout ça pour que la machine industrielle marche régulièrement, incoerciblement, produisant toujours plus ? Le corps bridé, c'est la Machine au pouvoir. Et toutes les pièces s'agencent merveilleusement bien : édu-castration, âge adulte, mariage, procréation, production/consommation, familialisme, civisme, et la légion d'honneur en fin de carrière peut-être.

Et le désir homosexuel, pédophilique, fétichiste, voyeur, masochiste, zoophile, lesbien, ou pataphysique ? Dans l'Encyclopédie Hachette, tout y était étiqueté, hygiénisé, moralisé, aseptisé :

« Le gaspillage désirant est ravalé par une machine familiale/conjuguale de production-consommation sans fin – dont l'enfant est, par définition, l'enjeu et la victime. C'est ce que je vais tâcher d'illustrer à présent. » (Tony Duvert, « Le Bon Sexe Illustré » p. 18)

La démarche, alerte et joyeuse, de Tony Duvert est orientée par le même zéphyr de liberté que, le nez au vent, Hocquenghem, Schérer et quelques autres ont humé.

Tony Duvert, s'il était encore vivant aujourd'hui, serait vraiment l'homme à abattre. On dirait que ce monsieur Duvert est infréquentable car il refusait aussi de jouer le jeu de la mode, des medias, du star-system, du spectacle.

Pourtant, Tony Duvert, ce pamphlétaire se doublait d'un excellent écrivain, salué par Poirot-Delpech du Monde, Dominique Rolin du Point, Claude Mauriac du Figaro. Qu'il adopta la prosodie « normale » ou l'écriture éclatée, il savait surprendre au détour d'une page. Qu'on en juge plutôt :

« Il y a eu dans la ville un temps de carême et j'ai commencé à écrire. C'est l'hiver d'un monde sans saisons ; mes amis me désertent ; vivre est plus lourd. Les journées de soleil s'écoulent et on n'en fête aucune. Puis, au crépuscule, l'existence peut reprendre. Les mangeurs occupent déjà les bancs des gargotes en plein air, et reçoivent les bols où se verse la soupe aux pois chiches [...] Une veuve et sa fille sont assises à ma gauche, presque par terre, sur une paillasse à fleurs. Je me tiens au bord d'un sommier de fer qu'une autre paillasse change en divan ; les deux femmes s'adossent à l'arête d'un lit semblable ; sur des tabourets, les fils ainés complètent le cercle. Une table basse est au milieu de nous. La mère a posé la marmite de soupe près d'elle, dans l'angle du mur. Jambes en tailleur, robe et tablier relevés aux genoux, les mamelles grosses, la face plate et carrée, la peau onctueuse de blancheur, la bouche et l'œil étroits, elle aspire sa soupe dans une petite louche en bois et me jette des regards brefs, un peu méfiants, un peu dédaigneux, un peu aimables. Je me sens l'un de ces vieux chiens raides à qui les femmes donnent un câlin parce que c'est le protégé de leur commère. […] Elle m'offre à admirer les deux garçonnets de la famille, installés sur des coussins de chiffon en bas d'un mur nu. Ils portent des survêtements usés, mais sans trous ni taches, qui sont aussi leurs pyjamas ; ils ne mangent pas, ils nous regardent fixement, en silence. Je les connais à peine. Celui qui a sept ans sourit comme une poupée, on le croit très joli, c'est le benjamin ; il a des boucles, une longue figure au menton lourd, aux yeux de fille, avec des reflets méchants dans les joues, sur les lèvres ; il m'attrape souvent les épaules et m'embrasse pour être flatté ; je le repousse. L'autre, tête ronde aux cheveux ras, nez épaté ou froncé, je l'aime. Son regard est ferme, sérieux, parfois un peu absent ; il est abrupt par délicatesse ; il ne parle pas et il ne m'a touché qu'une seule fois, pour me mordre la main pendant qu'on nous photographiait. Il a neuf ou dix ans. Entre deux glougloutements de soupe, la matrone me demande lequel je préfère. Je choisis le petit ours. On s'étonne, on me plaisante, on me jure qu'il n'est pas joli, on me refait la question, je réponds sans varier. Il y a un moment de scandale et, sous les rires, une haine que je ne comprends pas. On recommence encore, il faudrait que je me rachète ; les visiteurs ont toujours adoré le benjamin et dédaigné l'autre, comme l'exige la mère. » (Premières pages du « Journal d'un Innocent »)

Madeleine Chapsal écrivait en 1973 dans L'Express, à propos de « Paysage de fantaisie » :

« […] ces rêves-là réveillent à coup sûr : ils sont de ceux que la morale condamne, que la société réprouve, que la justice châtie, que le conscient refoule et dont l'honnête et désormais très officiel discours sexuel n'a jamais eu vent. »

La sexualité enfantine qui explosait dans ce livre lui valut d'être parqué dans l'« enfer » des bibliothèques municipales ; c'est en effet ainsi qu'on appelle le rayon érotique de ce service public.

Tony Duvert a trempé sa plume dans ses « humeurs », ses « expressions corporelles » : sperme, larme, urine, sueur, salive, etc. Il a fait un pari sur une logique en rupture, connectée à une sexualité en rupture. Il a fait un pari sur le scandale de l'innocence perverse dans un monde normal culpabilisé, sur le chant du corps, sur l'éjaculation sans raison plutôt que l'oraison jaculatoire. A-t-il gagné son pari ? Il y a beau temps que les sociétés industrielles ont prédigéré toute « subversion » par le texte. Elles savent ménager, réduire, mercantiliser, récupérer, transformer en signes échangeables n'importe quel cri, même celui que poussa Tony Duvert.


A lire aussi le passionnant essai de Gilles Sebhan : « Retour à Duvert », éditions Le Dilletante, 224 pages, 14 octobre 2015, ISBN : 978-2842638337 : Gilles Sebhan revient sur la vie de Tony Duvert en s’appuyant sur les témoignages de son frère et du meilleur ami de l’écrivain, ainsi que sur la correspondance de ce dernier.


De Tony Duvert : Un anneau d'argent à l'oreille - L'île Atlantique

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