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Stonewall : D'accord ! Mais comment ?

Publié le par Jean-Yves Alt

Les émeutes de Stonewall ont certes marqué une ère nouvelle dans la revendication identitaire gay. Mais elles ne doivent faire oublier que le processus était largement entamé depuis la Seconde Guerre mondiale.

« En tant que vieil homosexuel, j'ai trouvé que le moment le plus émouvant de la cérémonie militaire d'Arromanches fut l'image de ces deux vétérans parachutistes se tenant par la main. Un geste de fierté affichée qu'il est difficile de trouver parmi les gens de ma génération. »

Les images du reportage télé évoquées par ce lecteur de Capital Gay, ont été réalisées à l'occasion des cérémonies marquant le cinquantième anniversaire du débarquement allié sur les côtes de Normandie. Avec ces quelques lignes, il met le doigt sur un sujet peu traité : la participation de milliers de lesbiennes et de gays à la Seconde Guerre mondiale, et ses conséquences sur leur existence.

La "planète gaie" vient de célébrer en fanfare le vingt-cinquième anniversaire des émeutes de Stonewall, considérées comme le point de départ du mouvement homosexuel moderne de revendication égalitaire. La date du 28 juin 1969 constitue depuis un marqueur historique fort utile. L'histoire de la lutte des lesbiennes et des homosexuels pour une meilleure place dans la société américaine remonte néanmoins à un peu plus loin.

L'autre étape importante de l'histoire gay

L'historien gay américain spécialiste de la question, Allan Bérubé, considère la Seconde Guerre mondiale, et la mobilisation massive qu'elle a provoquée à travers les Etats-Unis, comme l'autre étape importante de l'histoire des gays d'Amérique du Nord. Cette mobilisation a entraîné une migration et un brassage qui ont fourni l'occasion à des milliers d'hommes et de femmes de prendre conscience de leur homosexualité et de partager pour la première fois cette conscience avec d'autres.

Au cours des mois qui suivent l'entrée en guerre des Etats-Unis, plus de 15 millions de civils américains, en majorité des femmes, se mettent en mouvement à l'intérieur de l'Union. Un nombre équivalent d'hommes partent sous les drapeaux. Les femmes partent travailler dans les usines d'armement. Elles portent des vêtements d'hommes, assument des tâches "masculines", travaillent et vivent ensemble.

Lisa Ben se souvient de son installation dans un meublé de Los Angeles : "A l'étage du dessus, vivaient plusieurs filles. Un jour, alors que nous prenions le soleil sur le toit du garage, elles me demandèrent : "Aimes-tu les garçons ou sors-tu seulement avec des filles ?" Je répondis : "Je préférerais ne sortir qu'avec des filles." "As-tu toujours pensé comme cela ?" "Oui !" "Alors, tu es des nôtres !" "Qu'est-ce que vous voulez dire, vous aussi ?" Plus tard, elles m'emmenèrent dans un club de basket féminin, puis danser au If Club. Et là, j'ai rencontré beaucoup de filles." Cette expérience transforme si profondément l'existence de Lisa Ben, qu'aussitôt la guerre terminée, elle crée, avec sa machine à écrire et une pile de carbones, la toute première lettre américaine d'information lesbienne baptisée Vice-Versa.

Stonewall : D'accord ! Mais comment ?

L'armée et l'éclosion des relations lesbiennes

Les femmes américaines sont aussi sollicitées par l'armée. Une campagne nationale de recrutement les invite à rejoindre les bataillons féminins de l'armée de l'air, de la marine, et de l'armée de terre. La vie militaire présente un environnement favorable à l'éclosion de relations lesbiennes.

Sami raconte son passage dans la Navy : "J'étais dans la chambrée, avec cette femme que j'admirais énormément. Elle était un peu plus âgée que moi. Très à l'aise, avec beaucoup d'humour. Adorable. Nous étions assises l'une à côté de l'autre sur un lit, lorsqu'elle a commencé à caresser ma jambe. Je me suis dit : "Wouah ! Que se passe-t-il ?"

Je suis devenue extrêmement excitée par ce développement inattendu. Et me suis sentie instantanément charmée par cette femme. Nous avons fini par coucher ensemble et avons vécu une folle histoire d'amour. Elle n'avait jamais eu une relation aussi profonde avec une femme. Nous nous sentions si bien ensemble. Je me suis dit : "C'est désormais clair pour moi, il en sera toujours ainsi."

Peu de temps avant l'attaque de Pearl Harbor, l'armée de terre et la marine américaine adoptent, pour la première fois, un certain nombre de dispositions visant à identifier et éliminer tout homosexuel de l'armée. L'entrée en guerre pose un cruel dilemme : comment expulser les homosexuels des rangs au moment où le pays a besoin de chaque homme valide ? Et comment déterminer qui est réellement homosexuel ?

La chasse aux sorcières

Les bureaux de conscription deviennent, du jour au lendemain, experts en la matière. Des millions d'hommes se voient demander, droit dans les yeux, s'ils ont jamais eu des expériences ou des désirs homosexuels. Pour beaucoup, la première occasion d'envisager leur existence d'un point de vue homosexuel.

Les autorités militaires reconnaîtront avoir malgré tout incorporé pendant la guerre au moins un million d'homosexuels. Beaucoup découvrent leur identité sexuelle avec la vie de caserne. Si la hiérarchie se résout à tolérer la présence d'homosexuels dans les rangs, à cause du manque chronique de "main d'œuvre", le fait d'être surpris en flagrant délit constitue, en revanche, un crime grave. Les surveillants de prisons militaires ont l'habitude de casser la gueule aux détenus homosexuels et aux prisonniers de couleur.

Certains homosexuels cherchèrent à quitter l'armée. Le règlement militaire considérant l'homosexualité comme "une habitude ou un trait de caractère indésirable", la réforme est automatique. Un certificat de réforme pour homosexualité, imprimé sur un papier spécial bleu, entraîne la perte des droits à une pension militaire, et compromet sérieusement la réinsertion dans la vie professionnelle civile. Des milliers d'hommes et de femmes ainsi réformés partent chercher refuge à New York, San Francisco et Los Angeles, et y créent les premières communautés homosexuelles urbaines. Ceux qui sont condamnés à des peines de prison, se retrouvent affublés d'un uniforme bleu et isolés dans des bâtiments spéciaux.

Il est assez difficile de maintenir une relation sous les drapeaux. Déplacements, mutations, mouvements de troupes, départ pour l'Europe, autant de risques de séparation. Parfois l'amante, ou l'amant, ne revient pas. Pendant la guerre, un nombre considérable de lesbiennes et d'homosexuels ont eu à faire face à la disparition de l'être aimé dans le silence et la solitude. Un aviateur noir se souvient de la mort de son ami : "A cette époque, il était impossible de dire à qui que ce soit qui nous étions l'un pour l'autre. Un matin, il vint me voir et dit : "J'aimerais déjeuner avec toi. Retrouvons-nous à midi au mess." J'ai répondu que ce serait parfait. Et puis vers midi moins le quart, je regardais par la fenêtre lorsque j'ai vu cette énorme explosion. Son avion était en flamme là, devant moi. Il est mort. Impossible d'avaler ce genre de chose. J'ai arrêté de vivre pendant un certain temps. Je n'ai pas pu le pleurer. J'aurai couru le risque d'être 'identifié" et traité comme ces hommes en bleu."

Avec la fin de la guerre, en août 1945, beaucoup d'homosexuels patriotes découvrent que le pays pour lequel ils se sont battus, se retourne à nouveau contre eux. Les églises, les média, l'école, le gouvernement se lancent dans une énorme campagne de propagande visant à reconstruire la famille nucléaire, replacer les femmes dans leur rôle traditionnel et promouvoir une morale sexuelle conservatrice. Avec le communiste, l'homosexuel se retrouve dépeint comme un ennemi invisible et dangereux.

Naissance des premières communautés homosexuelles

Bienvenues pendant la guerre, les lesbiennes engagées sont désormais systématiquement "réformées". En Europe et en Asie, des milliers de soldats homosexuels sont placés en détention dans des camps militaires, et rapatriés dans des navires spécialement affrétés. Nombre de ces hommes "congédiés", ne pouvant retourner dans leur région d'origine, s'établissent dans les grands ports américains, où ils participent à l'expansion des premières communautés urbaines homosexuelles.

La chasse aux sorcières dont ils sont à nouveau l'objet, force beaucoup d'homosexuels à réaliser l'étendue de l'oppression qui leur est imposée, et à prendre conscience de leur identité en tant que minorité. Les années qui suivent la fin de la guerre voient l'émergence des premiers groupes lesbiens et homosexuels américains. D'abord associations d'anciens combattants, puis groupes plus militants comme la "Mattachine Society" et les "Daughters of Bilitis". Les homosexuels vétérans de la Seconde Guerre mondiale posent là les bases qui permettront l'explosion des émeutes de Stonewall, et l'avènement de la "gay libération".

D'après Marching to a différent drummer : lesbian and gay GIs in World War II, d'Allan Bérubé, extrait de Hidden from history, dirigé par M. Dubermon, M. Vicinus et G. Chauncey ; New Americon Library, 1989.

Revue Tribus n°7, Joseph-Marie Hulewicz, septembre 1994

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