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L'invention du corps de saint Marc, Richard Millet

Publié le par Jean-Yves Alt

Dans ce texte, Richard Millet met à nu la maladie des mots. Ce qui s'y joue ? Sans doute l'impossibilité à être.

Le narrateur innommé jeune Libanais engagé dans l'action et la guerre civile, et sa sœur Marie, reçoivent la visite d'un ancien condisciple, Marc, dont ils avaient fait la connaissance durant une année scolaire passée en France. Mais cette visite prend, d'entrée de jeu, l'allure d'une intrusion, manifeste l'effraction de l'altérité dans un univers à vrai dire déjà bien lézardé, un univers de l'extrême confusion des sentiments en premier lieu, c'est-à-dire de l'être.

« En vérité, la confusion de mes sentiments à son égard et, surtout, l'insurmontable aversion que j'avais pour la plupart de ses gestes et pour sa voix (et m'eut-on demandé de me justifier, je n'aurais rien trouvé d'emblée à lui reprocher, sinon un indéniable pouvoir de séduction qui faisait qu'on l'abordait sans arrière-pensée et que l'on regrettait aussitôt de s'être montré si aveuglément confiant) remontaient à l'année que nous avions passée en France, ma sœur et moi, au collège d'U. »

Ses gestes et sa voix... aussi son corps. Marc est malade ; il est venu mourir et se donner à voir mourir au sein du bruit et de la fureur, ce qui ne manque pas de provoquer l'irritation de ceux pour qui la mort n'est plus lente dégradation, anéantissement souterrain, progressif, mais irruption violente et brutale.

L'invention du corps de saint Marc, Richard Millet

Quant à l'emphase des mots que prononce Marc, des phrases qu'il soigne et compose, cette complaisance dans la grandiloquence ressassée, elle contribue à accentuer le rôle de révélateur que joue de fait l'intrus et qui dérange tant le narrateur. Que faire, de ces mots, qu'en penser ?

« Marc semblait accorder au langage le pouvoir de le sauver par un long désespoir ; cette confiance était pourtant aveugle et frivole. »

Ou bien :

« La complaisance de Marc avec lui-même était sans bornes ; Marc était en proie à une angoisse qui le poussait à prononcer les premiers mots venus. »

Mais également :

« Marc semblait ne plus s'approcher de nous qu'au prix d'un long tâtonnement à travers ses mots. »

En ce sens, et le narrateur, pris lui-même dans le vacillement des certitudes et des postures, ne peut pas ne pas le noter, Marc est bien l'incarnation même du jeune occidental – de son bavardage, de son babillage – mais qui brise le silence pour mieux obliger chacun à se mesurer à son propre vertige :

« Il s'était senti condamné par cette imposture (écrire n'était pour lui qu'une longue maladie) à aller jusqu'au bout de son imprudence : n'avait-il pas accepté de ne plus compter qu'avec les mots, parce qu'il ne pouvait rien trouver qui fût aussi rigoureusement honnête que la langue ?

— Mais qu'avez-vous espéré de la littérature ? [...]

— Rien, sinon que le bruit des mots m'empêcherait d'avoir peur.

— Peur ? Mais peur de quoi ?

— Vous le savez aussi bien que moi... »

Comment ignorer le « hurlement suraigu de bête » que ne peut retenir Marc lors de l'enterrement, dans la lumière si violente d'été (cette lumière, ce ciel qu'il vient retrouver, pour mourir, au Liban) d'une mère qui « savait accueillir avec une égale bonté les gestes et les mots les plus injustifiables » et à la lente agonie de laquelle le père avait forcé le fils d'assister ?

Le narrateur a besoin de ce retour sur l'enfance de son ami pour dire qu'il se sent exclu par la complicité existante entre Marie et Marc. Il se pense en rivalité avec Marc et affirme son sentiment que l'un des deux est de trop, mais c'est pourtant lui qui prendra la plume pour écrire à la place de son ami.

Inconséquence ? Logique souterraine ? Il serait vain de vouloir tirer sur ces points une interprétation univoque.

Voici, simplement, ce que fit le narrateur la nuit où mourut Marc :

« Et si je laissai sa bouche s'approcher du bout de mon sein, n'était-ce pas que j'étais le seul à pouvoir tolérer un tel geste ? Je me mis à chantonner pour que cessât enfin ce murmure qui coulait dans son propre silence et son humidité, ainsi qu'une eau passagère ; je chantai comme naguère ma mère, et ma voix eut assez de douceur pour lui maintenir les yeux ouverts jusqu'au moment où la lumière du jour atteignit nos visages heureux. Alors je me résolus à me lever et à quitter la chambre. »

■ L'invention du corps de saint Marc, Richard Millet, Editions P.O.L., 112 pages, 1983, ISBN : 978-2867440014

Présentation de l'éditeur : Un jeune homme, Marc, a renoncé à écrire, "écrire n'était pour lui qu'une longue maladie", et part retrouver deux amis dans un Liban en guerre. Il y eut des moments, pendant la trop longue guerre civile du Liban, où, des deux côtés, des hommes oublièrent ce pour quoi ils se battaient : seule une immense lassitude, ou une manière de fatalité, les retint au combat. Situation sans doute remarquable, et ni moins tragique ni plus absurde que celle qui conduit Marc à chercher dans des circonstances excessives (la guerre civile libanaise, la maladie, la déréliction) non pas des raisons d'exister mais, si l'on peut dire, des preuves qu'il a existé : comme si avec le simple fait d'avoir conclu – mais trop tard – à la possibilité de vivre commençait le destin (paradoxal, insoutenable et peut-être exemplaire) d'un jeune occidental d'aujourd'hui.

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