L'homme qui devint femme, Sherwood Anderson [1926]
Dans le fascicule 18-19 des Cahiers du mois, publié en 1926 par les Editions Emile-Paul Frères, le lecteur découvre une traduction de trois nouvelles de Sherwood Anderson, intitulées respectivement « L'homme qui devint femme », « Débris » et « Histoire de l'homme ».
C'est la première de ces trois nouvelles qui présente un intérêt ici.
Dans sa préface, Bernard Faÿ (le traducteur) indique que Sherwood Anderson, à l'âge de seize ans, alla à Chicago où il mena la vie de vagabond, « bricolant sur les champs de courses comme palefrenier, adorant les chevaux et la race étrange d'hommes qui fréquent ces lieux » (p. 10). Or, dans son récit, Sherwood Anderson raconte précisément l'aventure dont il a été lui-même le héros à ce moment-là, car l'homme qui devint femme, ce fut lui, un certain soir...
Voici l'histoire : l'adolescent, qui n'avait jamais eu de rapports sexuels avec qui que ce soit, se prit de passion pour le jeune Tom, un lad comme lui :
« A dire vrai, je suppose que je m'étais mis à aimer Tom Means, qui avait cinq ans de plus que moi ; mais je n'aurais jamais osé le lui dire alors. Les Américains sont honteux et timides quand il s'agit de dire une chose comme cela ; un homme là-bas n'ose pas reconnaître qu'il aime un autre homme, je m'en suis rendu compte ; ils ont peur de se l'avouer à eux-mêmes. A mon idée, ils ont peur que ça puisse être pris pour quelque chose d'autre, que ça n'est pas du tout. » (p. 23)
Et comme il ne se passe rien entre son camarade et lui, il laisse son imagination vagabonder par un étrange chemin de traverse, se plaisant à rêver qu'il est une femme et que le cheval dont il a la garde est un homme ; il aime alors cajoler le cheval, lui prodiguer des caresses, frotter sa joue contre le naseau de l'animal...
« C'est quelque chose en nous qui veut être grand et important et imposant et qui ne veut pas nous laisser être tout simplement comme peut être un cheval, ou un chien ou un oiseau. Par exemple "Hardi mon gars" [nom d'un cheval] avait gagné une course ce jour-là. Ça lui arrivait rudement souvent cet été-là. Eh bien, il n'était ni fier comme j'aurais été à sa place, ni avachi intérieurement non plus. Il était tout simplement lui-même, et il faisait ce qu'il faisait avec une sorte de simplicité. Voilà comment était Hardi mon gars et je pouvais sentir ça en lui, quand je marchais avec lui doucement dans l'obscurité qui tombait. Je pénétrais à l'intérieur de lui, d'une certaine façon que je ne puis expliquer, et il pénétrait en moi. Souvent nous nous arrêtions de marcher sans raison et il mettait son naseau contre ma figure. J'aurais voulu qu'il soit une jeune fille quelquefois, ou être moi une jeune fille et lui un homme. C'est une drôle de chose à dire, niais c'est un fait. A rester avec lui comme ça si longtemps, et d'une façon si tranquille, ça me faisait un peu de bien à l'intérieur. Souvent, après une soirée comme celle-là, je dormais très bien et je n'avais pas ces sortes de rêves dont j'ai déjà parlé. » (pp. 40-41)
Un soir, les autres lads quittent l'écurie pour aller faire la noce dans un village assez éloigné et le laissent seul. A force de penser qu'il est une femme, il arrive à s'en convaincre, et dans un estaminet proche où il va boire un whisky, il se regarde dans une glace et croit se découvrir un visage de jeune fille ; il est alors affolé à la pensée qu'il est devenu réellement femme et s'imagine que les hommes attablés auprès de lui dans le cabaret vont lui courir après. A noter qu'il est vaguement conscient de son homosexualité latente, puisque pour apaiser sa conscience il éprouve le besoin de s'exclamer en lui-même :
« Je ne suis pas une tapette ! » (p. 53)
Il quitte précipitamment le bistro et sous une pluie battante rentre à son écurie. Ne disposant pas de vêtements de nuit, il doit se dépouiller de tout son linge trempé par l'ondée et se rouler tout nu dans une couverture pour passer la nuit dans le foin. A peine vient-il de s'endormir qu'il est réveillé par deux de ses camarades qui rentrant ivres du village et l'apercevant nu, veulent lui faire subir les derniers outrages ; ils lui disent en bafouillant :
« T'en fais pas, bébé en sucre. On va pas te faire de mal. » (p. 67)
Toujours sous le coup de son obsession, il pense que les deux lads le prennent pour une femme :
« Mon corps était bien blanc et mince dans ce temps-là, comme le corps d'une jeune fille, je suppose. » (p. 66)
Bref, il n'a d'autre ressource que de chercher son salut dans la fuite et c'est dans le costume d'Adam qu'il doit, sous une pluie torrentielle, traverser des cours, des champs, des herbages, pour échouer finalement dans l'enclos des moutons, auprès desquels il trouve chaleur et sommeil pour le reste de la nuit. Mais le matin, il devra, entièrement nu, regagner son box sous les huées de tous les autres garçons d'écurie, ce qui le déterminera, dans sa honte, à quitter immédiatement son emploi.
■ L'homme qui devint femme, Sherwood Anderson, traduction par Bernard Faÿ, Editions Emile Paul Frères, Les Cahiers du Mois n°18/19, 190 pages, 1926, pp. 17 à 77
A lire dans les commentaires un article de Benjamin Crémieux paru dans "La Nouvelle Revue Française" n°170 du 1er novembre 1927, pages 694-698