Jack London : plus près des hommes que de prendre la défense des femmes
Il y a cent quarante ans naissait, à San Francisco, un écrivain dont la gloire allait dominer son siècle. Il y a cent ans, en 2016 plus exactement, mourrait à Glen Ellen, (Californie) Jack London.
S'il ne connut pas l'enfer posthume des écrivains maudits, son sort fut pire : son œuvre fut irrémédiablement déformée, trahie. L'écrivain Upton Sinclair déclara à l'annonce de sa mort : « Il est honteux et tragique pour notre littérature que l'Amérique capitaliste soit parvenue à voler l'âme de cet homme ! ».
La personnalité de l'aventurier des neiges, du coureur des mers du Sud, ne reposait pas seulement sur les quelques histoires de bêtes qui lui avaient valu sa renommée universelle et la première place dans les bibliothèques enfantines. Avec « Le Talon de Fer », « Le Peuple de l'Abîme », « Radieuse Aurore », autant de cris contre l'injustice et l'arbitraire, le lecteur fait connaissance avec un homme engagé dans la lutte politique, généreux et passionné.
Le chemin qui amena Jack London à militer dans le parti socialiste, à mener des marches de protestation, à animer des grèves, à se faire arrêter et censurer, n'est pas fortuit. Il commence dans ce quartier misérable de San Francisco, Market Street, où il naît, enfant illégitime de parents plus ou moins charlatans. Très tôt, soutien de famille, il découvrira l'enfer de la condition ouvrière dans cette fin du XIXe siècle. Toute une expérience dans laquelle le futur auteur puisera pour la parer des conventions de l'imaginaire. Vendeur de journaux, employé dans une fabrique de conserves, chasseur de phoques, agent de police, ouvrier dans une chaufferie électrique, vagabond, chercheur d'or, il y a là toutes les constantes de l'œuvre future, la cohabitation avec ces hommes frustres et rudes, l'impérieuse nécessité de la justice sociale et le magique appel de la mer.
Mais derrière cela, toujours, partout, des livres, l'insatiable appétit de littérature qui lui fait dévorer des bibliothèques entières, selon les circonstances. La lecture de Karl Marx est, évidemment, un événement essentiel dans sa vie. Marxiste, London le sera jusqu'à la fin de sa vie, malgré le succès (après la publication du « Fils du Loup » et de « L'Appel de la Forêt »), malgré la richesse, malgré sa démission du Parti, quelques mois avant sa mort (il accuse ses camarades de sombrer dans le réformisme).
Ainsi, la silhouette n'est pourtant pas parfaite : socialiste oui, utopiste sans doute : il croit à l'efficacité de la grève totale, à la réconciliation entre les classes..., toute imprécision qu'ont connue les grands auteurs engagés du début du siècle, Gorki, Hauptmann, Romain Rolland. Mais cette pitié pour tous les faibles suscite en lui une admiration pour les forts, pour la brute. Et son racisme, alimenté sans doute par son éducation (sa mère l'a toujours mis en garde contre les « races brunes ») est assez déterminant pour qu'il s'écrie, une réunion du parti socialiste « Que diable ! Je suis tout d'abord un homme blanc et ensuite seulement un socialiste ».
Cette perpétuelle contradiction : l'écrivain de détente / l'écrivain politique – le marxiste sincère / le raciste convaincu, est sans doute la source de la diversité de son œuvre. C'est dans « Le Cabaret de la dernière chance » qu'il aborde directement l'un des drames de sa vie : l'alcoolisme avec « John Barleycorn » (Jean Graindorge, c'est le nom que les américains donnent au génie de la bouteille). Jack London fera sa connaissance très tôt dans son existence. A 15 ans, il s'enivre régulièrement au First and Last Chance Saloon (encore debout aujourd'hui) à San Francisco. A la suite d'une beuverie, son rafiot de pilleur d'huîtres est détruit par le feu. Malgré des armistices qui traumatisent sa conscience, John Barleycorn reviendra régulièrement le visiter. Deux ans avant sa mort, c'est à la suite d'une cure de désintoxication – qu'il juge définitive – qu'il écrit « Le Cabaret de la dernière chance », bannière et manifeste de la Ligue Antialcoolique.
Il serait hasardeux de faire de Jack London un ivrogne invétéré mais l'impulsion de ce mauvais génie est constante. L'ambigüité de l'homme est encore plus profonde. Ainsi que le rapporte Georges-Michel Sarotte, les héros de London s'imposent par leur poids de muscles. Cent exemples pourraient être cités : le héros londonnien est un bel animal, un dieu grec hyper-viril dont la musculature d'athlète, typiquement culturiste, pare un corps souple et gracieux. Ces énormes muscles sont toujours recouverts par la peau la plus douce qui soit. Et sans cesse l'auteur décrit ces corps avec émerveillement, avec émotion. Pour cela il a recours à des procédés littéraires qui abondent : c'est le regard de la femme qui contemple amoureusement le corps du héros, c'est un affrontement entre deux mâles demi-nus...
L'un des romans sans doute le plus explicite est « Sea Wolf » (« Le Loup des mers ») – porté de nombreuses fois à l'écran – qui conte l'admiration / haine que porte un jeune intellectuel chétif, Humphrey Van Weyden, au commandant Wolf Larsen, colosse cynique et brutal. Lorsque le jeune homme voit pour la première fois le corps nu de Larsen : « il en eut le souffle coupé et laissa choir le rouleau de coton antiseptique qu'il tenait entre ses mains ». Autre variation : le despotique commandant planté, demi-nu, dans sa cabine, ordonne à Humphrey de tâter fermement ses muscles qu'il fait saillir, ce qui émotionne fortement le jeune homme « le corps de Wolf Larsen était aussi blanc, aussi doux que celui de la plus blonde des femmes... ».
La fascination des corps musculeux étroitement enlacés, amène l'écrivain à disserter sur des luttes amoureuses : les héros de London s'étreignent souvent pour lutter ou « pour danser ensemble jusqu'à ce que l'un d'entre eux s'effondre », complicité ambiguë où le partenaire qui s'écroule épuisé, reconnaît son infériorité, substitut de féminité qui reforme le couple (Le Loup des mers – The Game – The abysmal Brute).
Le héros est toujours un homme sans femme et l'héroïne – la femme qu'il espère – sera soit une jeune fille éthérée, soit une fille-garçon au caractère viril. L'œuvre de London regorge d'allusions désobligeantes envers les femmes qu'il compare à des guenons et « dont la traîtrise est un poison aussi violent que l'alcool ». Il se maria deux fois et regretta toujours amèrement n'avoir pas eu de fils.
Toute sa vie, London chercha « l'ami parfait ». Ne plaçait-il pas la camaraderie au-dessus de la passion qui l'ennuyait ? Les lettres qu'il échangea avec le poète George Sterling commencent par « Mon très cher », finissent par « I Love », ce qui aux Etats-Unis, même aujourd'hui, embarrasserait plus d'un « vrai mâle ». Jack London ne connut probablement jamais de liaison homosexuelle suivie qui eut détruit la conception qu'il avait de la virilité mais sa quête du camarade idéal. Ses deux mariages successifs, son donjuanisme outré, son rêve « d'une Humanité androgyne » où l'on pourrait être sensible à l'attrait du mâle sans perdre sa réputation de masculinité, son besoin d'être (« un vrai homme, un homme d'hommes », atteste d'une homosexualité latente.
Néanmoins, London connaissait fort bien, par expérience, l'homosexualité et ceci depuis son premier voyage à 17 ans. Il a fait la description de ses étreintes entre marins, « ces amants du gaillard d'avant » comme il les nommait : « c'était franc, brutal et répugnant ».
Plus tard, après son séjour à la prison de Niagara Falls, il déclarera : « Partout où l'on parque des hommes, où on leur refuse des femmes, leurs perversions sexuelles remontent à la surface » et opposera « ces horreurs impensables, cette bestialité » à un amour total, viril, pur, mais non génital. Il est permis de penser qu'il ne le rencontra jamais mais peut-on imaginer qu'à la veille de sa mort, au moment où il entreprend d'écrire une « féroce dénonciation de la Femme », il eut la révélation de la réalité intime de ses passions ?
Le 21 novembre 1916, Jack London absorbe une forte quantité de pilules à base de morphine, dose mortelle qu'il a lui-même calculée soigneusement. Le lendemain, sa veuve annoncera cette mort due selon elle « à une crise d'urémie ».
Jusqu'à l'ultime seconde, et des années au-delà, vérités et fictions auront cohabitées. Aujourd'hui, seulement, on s'aperçoit que le mensonge ne tient plus ; l'œuvre se suffit à elle-même désormais.