Le rêveur d'Orient, Manuel Audran
Samuel Salbert débarque à Istanbul. Alors commence une captivité inattendue, affabulation (?) qui se réfère aux nombreuses prises d'otages.
La fiction est davantage chargée ici d'évoquer l'indicible, de raconter ce que le lecteur a plus ou moins imaginé : les relations sexuelles entre le prisonnier et l'un de ses gardiens (Mehmet), les zones de silence soudain dévoilées par les mots, un univers de fantasmes délivrés.
Samuel, le narrateur est « happé à son corps défendant par une aventure qui le dépasse ». Le titre du roman, « Le rêveur d'Orient », remet ce « corps », à sa place exacte dans le corps du récit.
« Mehmet, très énervé, continue de rire et de donner des bourrades à Samuel. Brusquement le jeu cesse. Il écarte les mains de Samuel pour prendre son visage dans les siennes. L'expression de son regard a changé ; dans ses yeux noirs, l'insolence s'est muée en une lueur presque amicale et tendre. Samuel perçoit l'appel que l'homme lui lance par dessus tout ce qui les sépare. Pendant quelques secondes sa fatigue, son angoisse, sa détresse, lui paraissent un peu moins écrasantes. Mais que dire, que faire ? Comment se libérer de cette lassitude qui le paralyse ? Comment accueillir ce que Mehmet lui offre ? Tout en continuant de fixer Samuel, Mehmet pose ses mains sur ses hanches, puis les laisse glisser lentement jusqu'aux fesses qu'elles caressent avec insistance. » (pp. 46-47)
Certes, Samuel cherche par tous les moyens à fuir ses tortionnaires, des Turcs avinés et concupiscents. Pourtant les pages où se déroule le cérémonial du « viol », les scènes où le héros coule vers la mort sous la brutalité des bourreaux sont empreintes de sensualité.
« Le rêveur d'Orient » va plus loin. Samuel, saisi par un tourbillon de sévices que rien ne laissait pressentir, accepte de relire son passé et d'en saisir tous les signes cachés par les codes.
Bientôt une autre vision chasse la précédente : sur un lit, un homme jadis familier se caresse et fait signe à Samuel d'approcher. Le souvenir se précise ; la scène se recompose... La ferme des Aubraies était déserte ; tout le monde était parti à une fête champêtre, à l'exception d'un domestique qui faisait la sieste dans une chambre exiguë attenante au grenier, et de Samuel qui étudiait dans la grand-salle. Il avait entendu la voix de l'homme l'appeler. Il avait gravi l'escalier, le cœur battant sans savoir pourquoi. Quand il était entré, l'autre avait repoussé la porte du pied, pour les enfermer. Le valet, nu sur son grabat, caressait son sexe dans un mouvement régulier, sans quitter l'adolescent des yeux. Sa peau brune, moite, luisait sur ses muscles. Il invita le garçon à se rapprocher, mais celui-ci ne pouvait avancer ; il tremblait de tout son corps et son sang cognait dans sa tête. Sous le toit de tuiles, la fournaise semblait suffocante ; dehors, elle bourdonnait dans la campagne. Samuel repérait les bruits pour essayer de résister au trouble qui l'engourdissait. Une poule qui venait de pondre caquetait du côté du poulailler ; une vache restée à l'étable meuglait par moments. Le temps s'était arrêté. Le valet continuait de se caresser, les yeux mi-clos, un sourire presque imperceptible aux lèvres. Une plainte douce lui échappa quand la semence jaillit, éclaboussant son ventre. L'adolescent s'effondra alors sur le bord du lit en poussant la même plainte quand il se sentit délivré à son tour. La main de l'homme s'était posée sur son épaule. Ils étaient demeurés ainsi jusqu'à ce que la respiration régulière de l'autre avertît Samuel qu'il dormait. » (pp. 57-58)
Les jouissances sont complexes : être en proie et/ou être vainqueur. Etre proie des événements mais aussi être personnage gagnant d'une autre vérité, celle d'un corps qui ignore ses véritables fringales. Accepter de savoir que la jouissance sexuelle atteint parfois ses plus hauts sommets quand la violence s'en mêle. Dur à confier, à dire, à écrire car c'est alors prendre le risque d'être désigné à la vindicte.
L'histoire le sait : la frénésie sexuelle est d'autant plus débridée que le contexte social est perturbé.
« Mehmet reste seul debout : Reza semble dormir ; les trois autres sont étalés sur le plancher, sans vie apparente. Alors il s'agenouille près de Samuel, le retourne, lui écarte les jambes. Il baisse son pantalon d'un geste rapide, crache dans sa paume pour mouiller son sexe avant de s'allonger sur Samuel qu'il pénètre sans ménagement. Réveillé par la douleur Samuel hurle. D'une main Mehmet lui ferme la bouche et le tient serré, à moitié étranglé. Le nez en sang, la bouche bâillonnée par une main énergique, les lèvres écrasées, Samuel étouffe. Il essaye de se débattre, mais son corps est plaqué au sol par le poids et la force de Mehmet qui prend son plaisir dans un mouvement régulier, poussant la pénétration aussi profond qu'il le peut. Après quelques coups de boutoir plus violents, le corps du Turc se crispe. Il laisse échapper des beuglements d'animal en rut, puis se retire brusquement et se lève. Il saisit en jurant une bouteille qu'il vide avant de s'avachir contre son accordéon, et il s'endort au bout de quelques instants. » (pp. 70-71)
Manuel Audran rappelle, que tout ce qui est étranger à chacun, possède une version fantasmatique : le plaisir grandit hors des frontières, quand il est coupé des conventions. Le plaisir a besoin du dépaysement, loin de la morale quotidienne.
■ Le rêveur d'Orient, Manuel Audran, Editions Phébus, 124 pages, 1991, ISBN : 978-2859401344
Présentation de l'éditeur : La passion, fût-elle vouée à une ville – ici Istanbul – n'est jamais une affaire innocente. L'apprend à ses dépens l'insoucieux Samuel, fraîchement débarqué dans la Turquie de ses rêves, bientôt happé à son corps défendant par une aventure qui le dépasse et dont il cherche en vain la clé. La promesse d'évasion se trouve brutalement détournée vers une captivité sans pourquoi. Sous un soleil cruel, passé et présent tissent un affolant contrepoint, tandis qu'au fil d'une troublante mise à nu, la marionnette humaine dépouille un à un tous ses masques.