Le retour d'Alain, Pierre Jeancard (1975)
Pierre Jeancard publiait en 1970 un roman : « La cravache » (1) dont Pierre Kalfon tirait un film. En 1973 paraissait la suite : « Sainte-Férule » (2). Ces deux livres aux titres suggestifs connurent un beau succès auprès des homosexuels.
« Le retour d'Alain », ce troisième roman continue le panégyrique d'une relation sado-maso et l'exaltation d'un personnage, Thierry, déjà au centre des deux premiers récits.
« Une sorte d'ivresse me gagne. Je vois la scène comme si elle se déroulait déjà : je l'ai tellement vécue moi-même ! Cette fois, c'est moi qui ordonne. "Déculotte-toi !" Et Alain s'exécute sans demander grâce. Il se penche sur la table de travail – comme moi autrefois. La cravache cingle ses fesses. A peine s'il bronche. Non sans un certain plaisir, il accepte ma justice. Je frappe plus fort. Il crie légèrement. Je suis saisi de vertige. J'ai honte de ce que je fais mais, en même temps, j'en suis heureux. Je frappe encore et encore. Le cuir laisse sur la chair une trace sanguinolente. Punition terminée. Alain se redresse péniblement. Il a mal. Pourtant, il me remercie en souriant, me demande pardon et me prie de ne jamais le ménager. Réalisant enfin le caractère sadique de mon rêve éveillé, je me regarde avec effroi, refusant les excuses. Je ne cherche nullement à exorciser le passé mais à me procurer une trouble satisfaction des sens. Je veux agir comme mon père que j'admirais peut-être inconsciemment. Essentiel : donner à Alain le goût de la révolte, l'obliger à riposter, me casser la gueule même. Mais, pas avant que je ne l'aie battu une fois au moins. Prétexte : la curiosité. J'ai toujours été du côté des victimes. Je veux connaître les impressions du bourreau. » (« Le retour d'Alain, pp. 42-43)
« Sainte-Férule » (2) et « Le retour d'Alain » ne sont que des répliques de « La cravache » (1) même si, dans le dernier tome de la trilogie, les protagonistes sont plus âgés. A la sortie du premier volume en 1970, l'auteur jouait bien sûr la carte de l'audace du sujet. La recherche au niveau de la création romanesque était faible : histoire linéaire transcrite dans un style plat, conventionnel. On peut même dire que l'attrait principal de ce premier roman résidait dans la totale inféodation de l'écriture au thème. Ce thème reconduisait l'idéologie de la splendeur des amitiés viriles, un rêve pour jeunes filles transposé dans l'univers fantasmagorique des garçons.
On peut dire que cette idéologie ne fait aucun mal sauf qu'elle est inscrite dans les schémas privilégiés de la société hétéro : la puissante fraternité masculine qui fait l'armée, les prisons et autres récupérations du désir homosexuel.
La trilogie oscille aussi entre les deux pôles de la fascination homosexuelle : le sadomasochisme et l'amour impossible.
« L'ancienne et solide affection amoureuse qui existe entre Alain et moi, cette tendre complicité qui nous rive l'un à l'autre, nos disputes et nos retrouvailles, tout cela fait déjà vieux couple. Nous nous embrassons pour nous dire au revoir un peu comme des gens mariés qui en ont depuis longtemps l'habitude. » (« Le retour d'Alain », p. 141)
Le sadomasochisme entre dans le bon ordre du patriarcat triomphant (avec en prime l'odeur excitante de l'inceste). Le père fouette ses fils – on se déculotte beaucoup – mais le fils aîné cravache le cadet qui à son tour établit avec son ami d'enfance des rapports de maître à esclave.
Une succession de soumissions ; au terme de cette hiérarchie de la flagellation : Alain, le seul pour qui l'amour et la fidélité sont des évidences.
« Il me serre contre lui, m'embrasse dans la nuque avec beaucoup de douceur, me libère un peu et soupire : "Comme je t'aime, Thierry !" » (« Le retour d'Alain », p. 71)
Alain est une victime en somme. Il tuera sa sœur Yvette surprise dans les bras de l'ami trop aimé. Quant à Thierry, le héros narrateur, c'est le prototype de l'homosexuel qui « n'en est pas » : l'idéal ! Il se laisse aimer poursuivant un itinéraire clair comme la morale. Il se rebelle contre le père fouettard mais il l'estime de lui avoir inculqué la force de soumettre les autres. Il connaît les extases gonflées de sexualité entre garçons musclés.
Après les coups, la tendresse, l'amour fraternel, les voluptés aux limites de la possession, toute une mystique de l'éternelle connivence des hommes où s'amalgament la violence et la chair.
L'auteur n'oublie pas les femmes, mais il les contourne. La mère morte fige la dévotion. Yvette meurt assassinée. Restent celles du plaisir car Thierry désire la femme : quelle qualité du don qu'il fait à ses amis et à Alain.
La trilogie de Pierre Jeancard se lit jusqu'au bout. Le voyeur sentimental y trouve sa nourriture. Ici pas de folles et autres efféminés. L'auteur vénère l'épithète « paysan » et sa connotation d'herbe odorante, de plaisirs brusques, un décalage qui éloigne l'opprobre.
La séduction que procurent ces romans n'a rien à voir avec la littérature. Elle chatouille les fantasmes du lecteur. Ces romans accréditent une vision faussée du vécu homosexuel. La même qu'entretient l'hétérosexuel pour sauvegarder ses nostalgies quand il relègue ses « étranges » désirs dans les paysages de l'enfance.
Ces trois romans associent l'homosexualité à la jeunesse, un état idéal et primitif, pour mieux oublier la réalité qui attend. Dans un tel désir de fiction, la maîtrise de l'écriture romanesque aurait été alors essentielle.
■ Le retour d'Alain, Pierre Jeancard (1923-1981), éditions Fayard, 1975, 252 pages, ISBN : 978-2213001838
■ Quatrième de couverture : Après quatre ans de prison et une année de service militaire dans les bataillons disciplinaires, Alain Cuisiat retrouve le Revermont, ses parents et surtout son meilleur ami, Thierry, pour lequel il éprouve une passion si forte qu'elle l'a conduit à tuer sa sœur à coups de cravache.
Thierry, qui tient de son père un certain sadisme, traite Alain, qu'il a pourtant reçu à bras ouverts, comme un domestique, un esclave. Jouant sur sa jalousie, il va jusqu'à lui infliger ses liaisons avec d'autres, garçons et filles, ses nouveaux amis. Mais au fond de son âme, Thierry est toujours le petit garçon qui regrette la férule de son père disparu.
En psychologue averti, l'auteur nous montre comment Alain saura retourner la situation et créer ainsi, entre Thierry et lui, les sentiments stables auxquels il n'a cessé d'aspirer.
L'auteur : Fondateur de trois journaux clandestins sous l'occupation allemande, Pierre Jeancard a été journaliste à Paris-Match et rédacteur en chef à Jours de France. Il a également collaboré aux radio-télévisions canadienne et française, pour lesquelles il a écrit de nombreuses dramatiques. Après La Cravache et Sainte Férule, Le Retour d'Alain est son troisième et dernier roman consacré aux aventures de Thierry et d'Alain.
(1) Perdues dans la campagne, loin de toute habitation, deux demeures isolées. Une maison bourgeoise, le Moulin des Gracieuses, où un père neurasthénique et cruel élève seul ses deux fils : Jean-François et Thierry. Il a tué sa femme dans un accident de voiture qu'il refuse de se pardonner. Il se venge de son malheur sur ses fils en les traitant avec une extrême sévérité. Tout près des Gracieuses, le dernier moulin abrite une famille de paysans heureux. Thierry se lie d'amitié profonde avec les deux enfants du fermier : Alain, qui a le même âge que lui et Yvette, leur aînée. Entre Thierry et Alain, complices et presque frères, naît, peu à peu, un étrange sentiment, à la fois pur et trouble. Mais Thierry aime Yvette d'amour. Alain les surprend à l'instant où ils se donnent l'un à l'autre. Avec la révélation de l'amour, naît la jalousie, éclate le drame.
(2) Férule, c'est « La Cravache ». Pierre Jeancard fait ici la description de la société collégienne (où le sadisme est toujours latent), de l'école (et ses forces répressives). Au centre de ce microcosme, il y a l'Etre que tous nous avons connu, adolescent : celui qui trouble, qui impressionne, à qui l'on voudrait ressembler, beau, fort, le « héros ». C'est Thierry, égocentrique, narcissique savourant l'admiration, l'amour que lui portent ses trois meilleurs copains, bien qu'il s'en défende et refuse d'assumer sexuellement ses passions.