Dé«voile»ment par Judith Butler
« La loi française qui interdit le port de signes religieux « ostentatoires » en public, ou toute tenue dissimulant le visage, cherche à créer une sphère publique où le vêtement reste un signifiant de la laïcité et où l'exposition du visage devient une norme publique. L'interdit de la dissimulation du visage sert une certaine version du droit d'apparaître défini comme le droit pour les femmes d'apparaître sans voile. En même temps, il nie le droit d'apparaître pour ce même groupe de femmes, dont il exige qu'elles défient des normes religieuses au profit de normes publiques. Cet acte exigé de désaffiliation religieuse devient obligatoire quand la sphère publique est conçue comme un espace qui nie ou qui dépasse toute forme religieuse d'appartenance. L'idée, aujourd'hui dominante en France, selon laquelle les femmes qui portent le voile intégral ne peuvent pas le faire en vertu d'un choix sert à voiler, si je puis dire, les actes flagrants de discrimination à l'encontre de certaines minorités religieuses que la loi met en œuvre. Car un des choix que font clairement certaines des femmes qui portent le voile est de ne pas se soumettre aux formes de désaffiliation obligatoire qui conditionnent l'accès à la sphère publique. Là comme ailleurs, la sphère de l'apparaître est extrêmement régulée. Si le fait que ces femmes doivent être vêtues d'une certaine façon et pas d'une autre constitue à l'évidence une politique vestimentaire de la sphère publique, c'est également le cas du «dévoilement» obligatoire, qui est lui-même un signe que l'on appartient, d'abord, à la communauté publique et seulement dans un second temps, ou privativement, à la communauté religieuse. Cela est particulièrement vrai pour les femmes musulmanes, dont les affiliations respectives à diverses versions du domaine public, laïc et religieux, pourraient bien être contiguës et même se recouper. Ce qui montre que ce qu'on appelle ici «la sphère publique» est construit par des exclusions constitutives et par des formes obligatoires de désaveu. De façon paradoxale, l'acte consistant à se conformer à une loi exigeant le dévoilement est le moyen par lequel une «liberté d'apparaître» très compromise, voire même violente, est établie. »
in Rassemblement. Pluralité, performativité et politique, Fayard, 2016, pp. 104-105