Sans entrave, mais tellement seuls par Marcela Iacub Libération 12 mai 2018
Les acteurs de Mai 68 ont certes remis en question une société rigide, mais ils ont aussi rendu nos liens affectifs plus précaires.
Le principal reproche que l’on peut adresser à Mai 68, c’est d’avoir rendu nos attachements aux autres si fragiles. D’avoir pu imaginer que nous pourrions survivre et même être heureux dans un tel contexte. Non que les chaînes du passé aient été «meilleures» comme le prétendent certains.
Il est vrai qu’en termes d’intégration des individus, la société que Mai 68 a vaincue était plus efficace mais le prix à payer pour certains groupes – les femmes, les homosexuels, les jeunes – était terriblement cher. Pourtant, les acteurs de cette révolution qui nous plongea dans la modernité auraient pu avoir la clairvoyance – et la délicatesse aussi – de léguer à leurs enfants des sociétés moins insécures et plus heureuses en matière de relations humaines. Car si la gauche exige que les acquis sociaux, la stabilité professionnelle, la force des services publics ne soient pas balayés, elle ne cesse par ailleurs de promouvoir des normes qui accroissent l’insécurité relationnelle et sentimentale. Seuls les liens des mères avec leurs enfants mineurs sont protégés de ce marasme et ce, malheureusement, au détriment de l’intérêt de ces derniers. Comme si, d’une certaine manière, ces liens-là étaient devenus le seul socle non négociable de la sociabilité. Or les troubles que cette fragilité suscite sont systématiquement attribués par cette gauche au capitalisme, au machisme et même au racisme. Il est pour elle impensable que l’ultralibéralisme de nos mœurs y soit pour quelque chose. Car non contents d’avoir tellement malmené nos attachements, les acteurs de Mai 68 nous ont laissé un héritage encore plus amer.
En effet, toute mise en question de ce libéralisme effréné, toute critique de cette utopie hyperindividualiste dans laquelle évoluent nos perceptions, nos comportements et nos opinions sont taxés de «réactionnaires». Parfois les groupes politiques qui poussent cette logique jusqu’au bout, comme le font aussi certaines féministes officielles, sont capables d’obliger ceux et celles qui ne partagent pas cette idéologie à se taire, en utilisant parfois même la violence. Avec un peu plus de délicatesse, les universités, qui devraient être pourtant des viviers de la pensée, des usines à inventer l’avenir et non pas à le fermer, en font de même. Et que dire des médias qui se contentent de diffuser avec la stupidité et la vulgarité qui leur est propre cette idéologie triomphante et sans conteste ? Certes, ils nous font entendre des dinosaures tels Éric Zemmour et autres créatures de son espèce. Comme pour mieux valider cette idée selon laquelle toute contestation de l’ultralibéralisme des attachements ne conduit qu’à la quête d’une restauration de l’époque délicieuse des corsets et des colonies, du temps des filles séduites et des punitions corporelles dans les écoles. Au moins, les intellectuels et les militants politiques de gauche, qui ont détruit cette société d’avant 68, avaient la certitude que les mœurs de leur époque étaient affreuses et qu’il fallait à tout prix les réinventer.
Mais lorsque la logique isolationniste actuelle aura atteint son paroxysme, lorsque les suicides et les violences de masse deviendront notre lot quotidien, peut-être comprendra-t-on enfin que la sociabilité dont nous avons hérité après Mai 68 ne peut aboutir à un ordre social viable. Peut-être qu’au lieu de devenir le gendarme et le promoteur de l’ultralibéralisme de nos liens affectifs, la gauche devrait plutôt travailler à concevoir de formes d’organisation alternatives de notre vie sociale. Peut-être recouvrera-t-elle la joie de discuter, de cultiver des idées folles et biscornues et surtout celle d’inventer des mondes possibles. Mais les gardiens de l’ordre actuel sont si violents, si persuadés d’avoir la Raison, le Bon Sens et même le Bien de leur côté qu’il faudrait construire des barricades pour les déloger. Et pourtant, il faudra bien se révolter contre les héritiers de ces «anciens révolutionnaires» qui ont cru que les sociétés humaines n’étaient qu’un conglomérat d’individus affreusement seuls.
Libération, Marcela Iacub, samedi 12 mai 2018