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Dieu lui-même n'en sait rien, Didier Denché

Publié le par Jean-Yves Alt

La culture apporte sur les différentes formes d'amour des regards très différents car elle a élaboré au fil des siècles une grille d'interprétation de faits qui n'appartiennent pourtant qu'à la nature : l'amour de l'homme pour la femme, tout comme l'amour des hommes entre eux, des femmes entre elles ou l'amour de l’homme pour les garçons.

Le roman débute sur la disparition d'un garçon de 13 ans, prénommé Émilien de Nanqueraye, et sur les différentes pistes suivies par les enquêteurs, l'enlèvement constituant l'hypothèse principale.

Parmi les personnages susceptibles d'avoir commis l'enlèvement du garçon figure d'abord son professeur de piano, un être sensible et introverti, Cédric Bénouzet. Celui-ci ne cherche pas à nier son intérêt pour les jeunes garçons, au contraire : il revendique cette forme d'amour, mais nie être impliqué dans la disparition d'Émilien. La gendarmerie en vient même à solliciter l'aide d'un spécialiste de la « question paidéraste », le médecin, Philippe Sourphères.

L'enquête est perturbée par l'apparition de géoglyphes ou cercles de culture. Leur concomitance avec la disparition d'un autre adolescent, Sven Valèques (17 ans) après celle d'Émilien est-elle fortuite ?

Deux personnages de « La Friponnière », précédent roman de Didier Denché, y refont leur apparition. Bien sûr, les gendarmes vont traquer des amoureux de garçons présents dans la région où habite Émilien au moment de sa disparition. L'un d’eux est un roboticien japonais qui a déposé un brevet de robot : un « garçonnoïde » ayant toutes les qualités d'un bel adolescent et doté d'une intelligence artificielle étendue aux dimensions morales. Un robot pour satisfaire les inclinations amoureuses et sexuelles des paidérastes.

Ce roman dépasse largement le genre « polar ». Il serait plus juste de le rapprocher (non pas par la langue utilisée) des écrits philosophiques tels qu'ils existaient au XVIIIe siècle. Chaque très court chapitre débute d'ailleurs par une épigraphe qui date très souvent de cette époque.

« Si nous ne faisons pas attention à l'objet que nous regardons, nos yeux ont beau s'ouvrir, nous n'apercevons rien, parce que c'est l'âme qui voit, et non l'œil. » (p. 77)

Louis-Antoine de Caraccioli, La jouissance de soi-même

Dieu lui-même n'en sait rien, Didier Denché
Dieu lui-même n'en sait rien, Didier Denché

Ce roman peut aussi être lu comme un conte fantastique qui suggère que l'amour des garçons va beaucoup plus loin qu'une découverte de la face secrète du désir, vers de nouvelles formes de relations, d'amour, de création. Ce roman est ainsi révélateur d'une autre conscience, en marge des stéréotypes sur le temps qui passe, l'instant qu'il faut saisir, la prédestination à laquelle nul n'échappe, l'absurdité du monde ou la survie dérisoire des morts, comme si ceux qui aimaient les garçons voyaient, pensaient, célébraient autrement le monde, et d'une manière plus claire, plus critique, c'est-à-dire plus lucide, car l'ordre mortel n'est qu'un leurre. À chacun de consentir à son propre enfer.

Le savant japonais Yukio Adokenaidesu est un libertin au sens philosophique du terme, tant il devine que l'amour des garçons apparaît comme un acte volontaire, un choix de conscience existentiel. Il sait explorer le moi dans ses replis les plus secrets. Il souhaite avec son travail pouvoir exalter avec délices cet amour des garçons, jusqu'à ce qu'il explose en vertiges oniriques. Il estime que la « barrière légale coercitive qui punit les passages à l'acte appelés étrangement "abus sexuels" [est] non seulement inefficace […] mais pousse au contraire à des actes incontrôlés dont le viol et […] l'homicide » (p. 46). Son amour des garçons l'oblige à définir – à travers son « garçonnoïde » une poétique moderne, capable de rendre au plus près ses impressions, de composer des instants. Le propre de ce savant est de vivre sans arrêt dans l'instant et sa réalité. Il pose ainsi finalement un questionnement sur la morale sexuelle, avec cette question : pourquoi les hommes ont-ils fait de la sexualité une expérience morale ?

Le lecteur pourra deviner que le travail de cet ingénieur japonais est la clef de voûte d'une vie somme toute solitaire, sensible et pleinement vouée au concret du quotidien, au plaisir d'exister contre tout et contre tous, parfois contre lui-même.

« Profonde est la solitude de millions d'êtres qui, avec un cœur débordant d'amour, n'ont personne pour les aimer. Profonde est la solitude de ceux qui dans, leurs chagrins secrets, n'ont personne qui les console. Profonde la solitude de ceux qui, luttant contre doutes et ténèbres, n'ont personne pour les conseiller. Mais plus profonde que la plus profonde de ces solitudes est celle qui couvre l'enfance sous l'aile du chagrin, lui faisant entrevoir par moments la solitude finale qui la guette et l'attend aux portes de la mort. » : cette citation de Thomas de Quincey (figurant en épigraphe d'« Histoires de vertige » recueil de nouvelles de Julien Green), pourrait être une ultime épigraphe de ce roman de Didier Denché.

Même si les réponses à toutes les interrogations que pose ce roman, Dieu lui-même n'en sait rien.

■ Dieu lui-même n'en sait rien, Didier Denché, Éditions Quintes-Feuilles, 178 pages, novembre 2018, ISBN : 9782955139967, 22€

Lire un entretien de Didier Denché, à propos de ce roman, sur le site des éditions « Quintes-Feuilles »


Du même auteur : La Friponnière

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