La Vénus d'Albâtre, Pierre Forni
L'Antiquité que nous connaissons est celle des poètes, des philosophes, des hommes de loi, des historiens. Nous avons donc adopté une vision souvent unilatérale des seuls qui avaient accès à la parole et par conséquent le droit de portraiturer leur époque. Nulle trace de rébellion de la part des adolescents, aucun mouvement d'émancipation rapporté. Est-ce pour autant qu'ils acceptaient sans regimber leur statut et n'en réclamait pas un autre ?
L'Histoire scrute un échantillon de romains (souvent de Rome ; plus rarement ceux de la tumultueuse et chaotique dynastie des Sévères : empereurs romains originaires des provinces d'Afrique et de Syrie). Pierre Forni, dans son roman historique, s'intéresse à ces contrées du Proche Orient, et, tout à la fin du livre, à l'empereur Caracalla (1).
L'action se situe dans les quatre années août 213 – avril 216 ap. J.-C. Elle débute à Pergame. Elle se poursuit à Éphèse (deux villes actuellement en Turquie) puis à Alexandrie. L'auteur parle bien sûr des mythes, des légendes, de l'influence des chrétiens (guidés par les lettres de Paul de Tarse (1) [1ère année du premier siècle – 67/68 ap. J.-C.]).
Pierre Forni n'oublie pas l'aspect naturel et profondément ancré en soi de l'amour des garçons.
Les adolescents, dans ce récit, sont nombreux : il y a tout d'abord le narrateur Hiéroclès (1) qui travaille avec l'archiviste Calvinus Leno pour l'historien Dion Cassius (1). Le rêve du jeune garçon est de devenir un célèbre aurige (conducteur de char, dans les courses). Ensuite ses amis, Gilon et Lénas, puis, un jeune marin, originaire de Mauritanie, nommé Juba, dont le narrateur va tomber amoureux. La mère d'Hiéroclès (Acca-Marie), courtisane de Pergame, devenue chrétienne, invite même son fils à rejoindre au plus vite son amoureux Juba :
« Pour le moment, ma place est à Éphèse. La tienne est près de Juba. Ne laisse pas filer ta chance. Avant d'arriver à Pergame, je suis sûre que vous vous serez réconciliés. Embrasse-moi et cours le retrouver. » (p. 143)
Cette compréhension envers son fils ne dure pas : sous l'influence des préceptes chrétiens, elle demande à son fils d'abandonner ses « penchants impurs » (p. 187) :
« Pour vivre au sein de notre communauté, tu dois renoncer définitivement aux désirs malsains qui polluent ton âme. Dieu n'admet pas que deux hommes se comportent dans un lit comme mari et femme. » (p. 231)
Hiéroclès perd la trace de son cher ami Juba, sans jamais l'oublier.
Il rencontre peu après le chrétien Timothée dont il va découvrir progressivement les charmes, mais la religion de cet adolescent ne va pas faciliter une rencontre sensuelle entre eux. Car Timothée est sous la coupe d'un chrétien fanatique (Jean d'Édesse) qui a pour unique règle pour que les hommes trouvent leur salut : ascèse et chasteté. L'histoire des deux guerriers juifs, David et Jonathan, n'arrive pas même à convaincre Timothée d'accepter de vivre ses désirs pour Hiéroclès.
Les chrétiens prêchent l'amour mais « la plupart en refus[ent] les manifestations trop intimes » (p. 234)
Néanmoins, un soir, « Timothée prolonge plus longtemps que de coutume le baiser fraternel que [les deux garçons échangent] rituellement après la prière. Son corps, tremblant et tendu comme un arc, [prend] des initiatives. [Hiéroclès répond] avec des gestes délicats et recueille bientôt dans le creux de ma main, odorant et chaud, un peu de son miel. » (p. 237)
La culpabilité de Timothée trop ancrée en lui le rappelle à l'ordre :
« Qu'avons-nous fait, Hiéroclès ? Notre corps était un temple et nous l'avons souillé. Dieu nous a vus. […] Comment échapperons-nous au feu de la Géhenne ? » (p. 260)
Tout au long de ce roman, Hiéroclès reste – malgré sa forte impulsivité – un garçon positif qui a « hâte de voir l'aube se lever, hâte de vivre un nouveau jour extraordinaire, hâte de jouir enfin du bonheur » (p. 311). Tout au long de son périple, ce garçon – avec son indépendance d'esprit – est marqué tant par les expériences qu'il fait que par les êtres qu'ils rencontrent. Nul doute, que de ces aventures, un jeune lecteur fera œuvre de formation. Une lecture pour élaborer une herméneutique de soi.
Le lecteur, à la lecture de ce roman, au-delà de la seule histoire racontée, se demande (c'est une des richesses de ce roman) si – dans la société romaine polythéiste – l'acceptation de cet épanchement naturel vers les garçons ne vire pas au final en conformisme social.
On peut se demander alors qu'est-ce qui gouverne, chez un individu, cette pulsion naturelle ? Le désir a-t-il été à un moment institutionnalisé par la société et les lois ? On peut finalement s'interroger si la normalisation de la paidérastie et son ancrage dans les mœurs n'ont pas anéanti, peu à peu, celle-ci ? Ce qui serait un énorme paradoxe ! D'où peut-être l'apparition et surtout l'enracinement de l'interdit chrétien sur cet amour entre garçons.
Pierre Forni ne décrit pas des adolescents parfaits comme la civilisation grecque en a imposé une image. Ce faisant, il n'atteste pas de la profonde et continuelle harmonie des mœurs de ces jeunes gens. L'imperfection humaine n'est pas gommée. Ce qui rend chaque personnage si touchant dans sa complexité et ses contradictions.
Aujourd'hui, la société ne donne pas son aval pour les suites d'un amour de jeunes, ce qui fait que ces jeunes n'ont pas le droit de mener leur vie à l'époque où ils sont les plus ardents à aimer. Cela donne à réfléchir aux conséquences des coupures abstraites que notre culture moderne a instaurées entre la sexualité et le savoir. Ces dichotomies fictives ne furent-elles pas à l'origine de l'esquisse d'une morale en devenir, celle qu'on trouvera dans le christianisme, lorsque l'acte sexuel lui-même sera considéré comme un mal, lorsqu'on ne lui accordera de légitimité qu'à l'intérieur du lien conjugal, et lorsque l'amour des garçons sera condamné comme contre nature ?
Toutes ces questions sont au cœur de « La Vénus d'Albâtre » à travers un récit aux multiples facettes, truculentes, exaltantes et riches en promesses de rêves. Sans oublier la dimension historique et culturelle que transmet l'auteur dans une langue très accessible.
Un livre à conseiller aux adolescents comme aux adultes.
(1) Les noms soulignés sont des personnages historiques.
■ La Vénus d'Albâtre (roman historique), Pierre Forni, Éditions Tautem, 333 pages, novembre 2018, ISBN : 9791097230173, 21€
Du même auteur : Moi Alexandre, roi de Macédoine, fils de Zeus et conquérant du monde
Interview de Pierre Forni par Jean-Yves Alt :
■ L'extraordinaire amour qu'éprouve Hiéroclès pour des hommes qui n'appartiennent pas à son milieu (Gordios l’aurige, Juba le marin africain, Timothée le chrétien), comment l'expliquez-vous, comment le comprenez-vous ?
Hiéroclès et ses deux amis, Gilon et Lénas, sont à l’aube de leur vie sentimentale et sexuelle. On peut penser qu’ils viennent tout juste de revêtir la toge virile qui marquait à Rome l’entrée dans l’âge adulte. Ce sont aussi des adolescents plein de vie, de rêves et d’espérances. Gilon est un petit macho qui rêve d’ouvrir plus tard un bordel de luxe. Lénas est plutôt attiré par les dieux. Hiéroclès aime les courses de chars et les cochers qui avaient à l’époque la même aura que les pop stars aujourd’hui. Sa première aventure avec l’aurige Gordios est un peu celle d’un fan séduit par son idole. Elle est décevante et sans lendemain. Avec Juba c’est une autre histoire. Celle d’un coup de foudre réciproque, quelque chose d’intense et de douloureux. Bien sûr, Hiéroclès est troublé par ces corps vigoureux mais il est aussi fasciné par le côté casse-cou et aventurier de ces hommes. Il rêve comme Rimbaud de bateaux ivres.
■ Ces trois années de vie d'Hiéroclès sont-elles pour vous réussies ? Qu'est-ce qu'il lui a fait, a posteriori, le plus défaut dans ses différentes rencontres ?
La Vénus d’albâtre est un roman initiatique. Hiéroclès a vraiment existé. Il est connu comme l’aurige qui, d’après Dion Cassius, devint l’amant de l’empereur Élagabal. J’ai imaginé ce qui aurait pu se passer avant cette rencontre amoureuse entre un simple cocher et l’empereur de Rome. Je ne sais pas si mon héros a réussi ces trois années de vie mais il a survécu au pire – je pense à l’horrible massacre d’Alexandrie – il a survécu et s’est endurci. Sa grande histoire d’amour avec Juba est arrivée trop tôt. A un moment où il rêvait encore d’absolu et était incapable d’admettre le lien ancien qui liait le jeune marin à son capitaine.
■ À propos de Timothée, qu'est-ce qui lui fait accepter finalement sa sexualité ? Est-ce seulement le fanatisme de Jean d'Edesse qui ne conduit finalement qu'aux mensonges et à la terreur ?
J’aime bien le personnage de Timothée. Il me fait penser au jeune mormon idéaliste du film de Jay Cox « La tentation d’Aaron » qui n’arrive pas à vivre sa différence. Il incarne la culpabilité de l'homosexuel instillée depuis presque deux siècles – l’action se déroule 180 ans après la mort du Christ – par la nouvelle religion. Les Romains polythéistes avaient en effet indifféremment des relations avec les deux sexes. Gilon qui préfère les femmes perd sa virginité avec un eunuque. Ce qui l’amuse beaucoup. Néron et Hadrien qui entretenaient des relations amoureuses avec de jeunes hommes étaient aussi d’excellents maris. L’empereur Claude ne semble avoir eu de relations qu’avec des femmes. Il y avait toutefois une limite à la liberté sexuelle des anciens. Surtout à celle des hautes classes dont on connaît mieux l’état d’esprit. Jamais un Romain digne de ce nom ne devait avoir un rôle passif. Ni avec les hommes, ni avec les femmes avec lesquelles il était par exemple totalement inconvenant de pratiquer le cunnilingus considéré pour un homme comme un acte de soumission. Ceux qui s’adonnaient à ces pratiques par goût ou pour transgresser un interdit étaient montrés du doigt, moqués mais sûrement pas émasculés ou brûlés vifs, comme le seront les homosexuels sous le règne des empereurs chrétiens Théodose ou Justinien. À la différence des païens, Timothée doit déployer des efforts surhumains pour vivre librement sa sexualité. D’abord en luttant contre lui-même puis, cédant à la tentation, en se mortifiant dans le désert de Scétée. Dans un sens, on peut le voir comme un personnage héroïque.
■ Il y a de la mélancolie dans les personnages de votre roman. N'est-elle pas due au fait que la liberté sexuelle n'existe plus à notre époque ? Et aussi qu'en tant qu'homme, vous vous éloignez de votre jeunesse ?
Je ne pense pas que la liberté sexuelle, au moins sous nos latitudes, n’existe plus à notre époque. Dans la Rome antique en revanche, beaucoup d’hommes et de femmes n’en bénéficiaient pas. Seuls les membres masculins des plus hautes classes pouvaient jouir sans entrave. Les femmes qui constituaient quand même la moitié de la population étaient considérées comme des enfants et, en vertu de la loi, totalement soumises à leurs époux. Des matrones, on exigeait surtout qu’elles perpétuent la race en donnant de nombreux enfants à leurs conjoints. Faustine, la femme de Marc-Aurèle, donnera au moins 13 enfants à l’empereur philosophe. S’ils avaient un physique avenant, les jeunes esclaves, filles ou garçons, finissaient souvent dans des lupanars sordides ou dans la maison d’un sénateur qui en usait comme d’une chose, quitte à les revendre lorsqu’ils ne lui plaisaient plus. Néron lui-même, amoureux du jeune Sporus, le fit castrer pour lui conserver son charme juvénile. Toute imparfaite qu’elle soit, notre société – je parle bien sûr de la société française laïque et humaniste – est beaucoup moins violente et inégalitaire que la société romaine. La loi aujourd’hui participe à l’émancipation des femmes et protège les mineurs, en particulier les enfants. Malheureusement, elle n’est toutefois pas suffisante pour changer les mentalités. Cela demande beaucoup plus de temps et de vigilance. L’homophobie, comme l’antisémitisme, sont loin d’avoir été éradiqués et renaissent sans cesse de leurs cendres.
■ Est-ce aujourd'hui plus facile pour vous d'aborder les scènes de sexe même si elles restent très pudiques dans votre livre ? Quelles limites vous donnez-vous dans ce domaine ?
Je n’ai pas de problème avec ça. Il faut seulement qu’elles soient utiles à l’histoire. En ce qui me concerne, je préfère suggérer que décrire. L’imagination du lecteur va toujours plus loin que les mots du narrateur. C’est pareil avec le cinéma. Certains films d’auteurs comme le « Maurice » de James Ivory contiennent des scènes beaucoup plus sensuelles et excitantes que celles qu’on peut voir dans la plupart des films X. En revanche à l’époque, les mœurs de certains groupuscules gnostiques qui semblent avoir transgressé tous les codes moraux, païens et chrétiens, se prêteraient assez bien à des descriptions plus explicites. Je m’y essaierai sans doute dans un autre roman.
■ Dans votre roman, à travers vos personnages et les descriptions du narrateur, je ressens que les deux plaisirs les plus importants de la (votre ?) vie sont l'amour des garçons et l'amour des lieux. À vous lire, je découvre aussi que « voir » pour vous est très important. Qu'en pensez-vous ?
Hiéroclès et Gilon ne pensent qu’à ça. C’est de leur âge. Si Gilon saute sur tout ce qui bouge, Hiéroclès est plus romantique. Il est naturellement attiré par la beauté, qu’il s’agisse de la beauté athlétique de ses pairs, comme le marin Juba, les auriges Gordios et Tullius ou bien de celle des paysages et des monuments. Hiéroclès est encore à l’âge des étonnements. Avec les années, je suis devenu beaucoup plus contemplatif.
■ « L'amour est plus fort que l'anathème » (p. 248) dit à un moment votre héros Hiéroclès. Partagez-vous cette parole ?
Pour séduire Timothée, Hiéroclès utilise les armes du jeune chrétien : l’amour fraternel. L’histoire de David et Jonathan, la seule histoire gay de la Bible, lui permet d’arriver à ses fins. Pendant un court moment Timothée se dit qu’il ne fait après tout qu’imiter deux héros bibliques. Malheureusement, les préceptes violemment homophobes de l’ancien testament – Si un homme couche avec un homme comme on couche avec une femme, ils ont fait tous deux une chose abominable ; ils seront punis de mort dit le Lévitique – vont reprendre le dessus. Hiéroclès qui est demeuré païen a une autre conception de la vie. Il pense, comme les Grecs, qu’Éros agit comme une force vitale capable même d’annihiler la pire des malédictions. A mon avis, il n’a pas tort. Comme l’écrivait Alphée de Mytilène dont je cite deux vers dans le roman : « Le dieu Éros est l’aiguillon de l’âme ».
■ Ce roman a-t-il une dimension militante ? Si oui, à quel niveau ?
« La Vénus d’albâtre » est avant tout un roman. J’espère qu’à ce titre il saura toucher et captiver tous les publics. Il ne se réduit pas à des intrigues amoureuses. Il met en scène une multitude de personnages comme l’historien hypocondriaque Calvinus Leno, les théologiens chrétiens Origène et Pantène ou l’empereur paranoïaque Caracalla qui organise à Alexandrie une répression impitoyable. Si vous y avez vu une dimension militante, c’est sans doute parce que le personnage principal est gay – ce qui est assez minoritaire dans le roman historique – et parce qu’il vit sans culpabilité des amours masculines. Peut-être aussi parce qu’il montre comment le christianisme naissant stigmatise dès l’origine la sexualité et assimile l’homosexualité à une abomination. Quand ils auront pris le pouvoir, les persécutés d’hier deviendront à leur tour des persécuteurs.
■ Quelle justification pouvez-vous donner du titre de votre roman « La Vénus d'Albâtre », alors qu'elle n'apparaît qu'une seule fois (« Hormis la petite Vénus d'albâtre dont je baisais les seins chaque matin, aucun Immortel n'avait bénéficié de mes prières » p. 29) ?
Vénus est l’incarnation de l’amour et du désir. Et mon roman parle beaucoup d’amour. En Orient Vénus a également le visage romanisé des anciennes déesses mères qui rivalisaient avec les dieux masculins. Dans la « Vénus d’albâtre » on parle beaucoup d’Atargatis, la grande déesse de Hiéropolis. Éphèse adorait une Artémis aux nombreux seins, dont le corps était couvert d’animaux sauvages. En Phrygie on priait Cybèle et en Égypte naturellement Isis. Toutes ces déesses avaient des points communs avec Vénus. C’est sa Vénus d’albâtre que Hiéroclès continue d’adorer lorsqu’il implore Atargatis. En outre, ces divinités féminines étaient bien moins sévères et plus tolérantes que le dieu jaloux des chrétiens. Sur la couverture ce titre qui évoque la douceur contraste avec l’image de l’irascible Caracalla.
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Les plaisirs à Rome de Jean-Noël Robert
L'homosexualité à Rome par Paul Veyne in L'Histoire n°30, janvier 1981