Aimant comme une « Mule » par Marcela Iacub
Est-ce que ce sont les sentiments que nous éprouvons pour les autres ou les preuves que nous pouvons en fournir qui comptent ?
Ceux qui croient encore que les vieux ne sont bons que pour Alzheimer ou le diabète gagneraient à aller voir la Mule, le dernier film de Clint Eastwood. L’acteur-réalisateur mythique de presque 90 ans incarne ici un papy de son âge, Earl Stone, qui, après avoir fait faillite comme horticulteur, se met à transporter de la drogue pour un redoutable cartel mexicain. Cela rapporte beaucoup plus qu’il ne pourra en dépenser – son espérance de vie étant terriblement courte – et lui permet de devenir généreux avec sa famille et ses amis.
Mais, contrairement à l’image d’un être détaché du monde qui nous viendrait à l’esprit en entendant un tel récit, pour Earl Stone, cette aventure sera l’occasion d’une radicale remise en question de lui-même. Les valeurs qui avaient jusqu’alors structuré son existence, notamment la réussite professionnelle, lui semblent désormais stupides au regard des liens familiaux qu’il avait négligés, au regard de l’amour qu’il avait toujours éprouvé sans être néanmoins en mesure de le montrer.
Ce renversement de personnalité n’est pas sans risque. Earl Stone désobéit aux mafieux qui l’avaient embauché au risque de sa vie pour se rendre au chevet de son ancienne épouse mourante et lui dire à quel point il l’aime, et ce depuis le premier jour. Cet acte lui coûtera très cher, il le sait. Mais il assume presque joyeusement cette fatalité. Pour celui qui n’a plus le temps nécessaire pour montrer tout l’amour qu’il éprouve envers ses proches, après une vie d’abandons répétés, y a-t-il quelque chose de plus « démonstratif » que le fait de se faire assassiner par un cartel ? Vouliez-vous des « preuves » de mon amour envers vous ? Voilà mon corps trituré sans pitié.
Certes, le hasard qui est incarné ici par la police ne permettra pas à Earl de montrer ses sentiments de cette manière. Mais cela n’est au fond qu’un détail sans importance. Ce qui compte avant tout, c’est la question ironique que le réalisateur pose et que l’on pourrait formuler ainsi : est-ce que ce sont les sentiments que nous éprouvons pour les autres ou les preuves que nous pouvons en fournir qui comptent ? Que sont ces maudites preuves sinon des actes vides de toute substance que la coutume impose, tels qu’être présent au mariage de sa fille ou rentrer tôt ? C’est si facile de respecter ces conventions tandis que les sentiments authentiques, comme ceux que Earl éprouvait, sont si rares.
Pour des êtres comme Earl Stone, chez qui les sentiments sont si profonds, ces conventions peuvent paraître futiles. Ces sentiments ne se révèlent que dans des situations les plus inattendues.
On pourrait même postuler que ces conventions ont été inventées pour cacher l’absence de sentiments véritables. Mais comment montrer l’existence des vrais sentiments ? Il suffit au fond de « contempler » ceux et celles qui nous entourent pour le comprendre. Un homme comme Earl Stone, dont le métier consistait à travailler toute l’année pour que ses fleurs s’ouvrent un seul jour, ne pouvait pas vivre à côté d’êtres qu’il n’aimait pas sincèrement. Il était trop délicat pour cela.
On dirait que les gens n’ont rien à faire des vrais sentiments. Tout ce qu’ils demandent, ce sont des preuves, c’est-à-dire leur simple expression sociale. Mais la vie ne deviendrait-elle pas trop incertaine si nos rapports les plus proches dépendaient de nos vrais sentiments ? C’est possible. Mais si par hasard vous êtes en couple avec quelqu’un qui vous aime mais qui ne sait le montrer, ne lui en faites pas le reproche, comme le fit constamment l’épouse d’Earl Stone. Car, désespéré par vos accusations, il cherchera à vous convaincre de son amour, comme le héros de la Mule, par les voies les plus inattendues ou les plus dangereuses. Et dites-vous soulagé si, parfois, on doit se contenter de l’amour seul et renoncer définitivement à en avoir les preuves.
Libération, Marcela Iacub, samedi 2 février 2019