Sodome et Gomorrhe : orgueil et préjugés par Laurent Vissière
Selon une idée reçue, le « péché de Sodome » désigne traditionnellement l'homosexualité masculine et, par voie de conséquence, le coït anal. Pendant deux mille ans, l'Église a pris acte de la colère divine contre Sodome et Gomorrhe pour condamner ces pratiques. Mais, si l'on remonte au fondement de la légende, ce n'est pas tout à fait ce que dit le livre de la Genèse. Selon la tradition, il y aurait eu cinq villes, situées au sud de la mer Morte – Sodome, Gomorrhe, Adama, Séboïm et Béla –, et toutes auraient gravement offensé Yahvé par leurs péchés (qui ne sont pas détaillés). Dieu mande alors sur place deux anges enquêteurs. En les voyant arriver à Sodome, Lot, le seul juste de la cité, leur offre l'hospitalité. Mais, pendant la nuit, les Sodomites exigent de « connaître » les nouveaux venus. Bien que le terme soit ambigu, leurs (mauvaises) intentions sexuelles ne font aucun doute, puisque Lot, plutôt que de trahir les lois de l'hospitalité, leur propose en échange ses deux filles vierges. Qu'ils rejettent. Les anges frappent alors de cécité tous ces excités et permettent à la famille de Lot de s'enfuir avant le châtiment céleste. C'est au cours de leur fuite que la femme de Lot, pour s'être retournée, est transformée en statue de sel.
Cette histoire permet-elle d'étayer quelque morale sexuelle ? On peut en douter, à moins de penser que l'inceste vaut mieux que l'homosexualité – rappelons qu'une fois en sécurité les filles de Lot enivrent leur père et couchent avec lui... En réalité, ce n'est pas un crime sexuel que punit Dieu, mais l'orgueil outrancier des Sodomites, qui leur a fait oublier les lois divines et humaines : dans l'Antiquité, l'hospitalité est un devoir sacré, et les Sodomites le bafouent en voulant agresser et sans doute déshonorer (par un viol) des étrangers de passage. C'est cette transgression sacrilège qui vaut à Sodome et aux villes voisines d'être détruites. Mais le texte est tardivement réinterprété dans la pensée juive : au ler siècle apr. J.-C., le philosophe juif Philon d'Alexandrie est ainsi l'un des premiers à affirmer que Dieu a voulu châtier l'homosexualité, et les penseurs chrétiens lui emboîteront le pas. Quant aux péchés de Gomorrhe, Adama et Séboïm, les trois villes anéanties en même temps que Sodome, nul ne s'en préoccupe. Il faut attendre le XIXe siècle (et surtout Marcel Proust) pour que les Gomorrhéennes soient assimilées à des lesbiennes. De là à imaginer qu'Adama et Séboïm aient abrité des bi et des trans...
Historia n°864S, Laurent Vissière, décembre 2018, page 33