Vices [Romans de mœurs], Pierre Sabatier (1932)
Le célibataire n'est pas seulement un être stérile, il est encore perçu comme un mauvais exemple, bien plus, un agent de corruption. Non content de ne plus remplir son devoir, il est vu comme un être qui cherche souvent des complices : on l'accuse toujours à pervertir et à corrompre autour de lui ; il est considéré, par la société, comme une cause incessante de désordres, de malheurs et de dépravation. Autant la famille consolide l'édifice social, autant le célibat est désigné comme un agent actif de destruction. Voilà la thématique de ce roman.
Weinberg, écrivain et conférencier quinquagénaire, est célibataire. Il a entretenu, un temps, une relation avec Germaine, une très jeune actrice de théâtre, qu'il trouvait alors « amusante » (p. 15). Germaine, une « poule de luxe » entretient des relations avec le tout Paris : des hommes politiques, des riches hommes d'affaires, des pédérastes. Elle sait ce qu'elle veut et n'hésite pas à utiliser toutes sortes de manipulations.
C'est grâce à elle que Weinberg entre en relation avec les deux frères Legrand, Guillaume et Roger : des très riches constructeurs d'automobiles. Le troisième frère est mort avec sa femme dans un accident d'auto. Ils ont un fils, âgé de dix-sept ans, nommé Flaminien Legrand : il dispose déjà de revenus très confortables. En attendant sa majorité, ses deux oncles, par l'entremise de Germaine, le confie à Weinberg car ils ne veulent pas s'encombrer avec lui. Weinberg qui aime vivre dans une « élégance appliquée » et avec « une allure de dandy » (p. 14) ne dédaigne pas l'argent que pourra lui apporter le tutorat de Flaminien.
Germaine est aussi une des maîtresses de Guillaume. Sans Flaminien, dans leurs pattes, les deux frères peuvent ainsi gérer l'entreprise et leurs orgies à leurs façons. Ils se disent qu'une fois la majorité du neveu atteinte, il devra faire son service militaire, ce qui laissera encore quelques belles années de tranquillité.
Flaminien s'entiche à son tour de Germaine : il tente de coucher avec elle mais c'est un désastre. Germaine en profite pour s'amuser de lui tandis que Weinberg ne cache pas son trouble devant son protégé :
« Weinberg serrait dans ses mains celles du jeune homme et baissait la tête pour que son visage demeurât, dans l’ombre, indéchiffrable. Une douceur étrange pesait sur les choses et sur les deux hommes communiant dans l'angoisse, un de ces silences émouvants et perfides, où les âmes voudraient s'assoupir pour ne plus percevoir l'effrayant et tacite dialogue des instincts qui se cherchent. » (p. 86)
Dans les soirées avec Germaine, Flaminien ne supporte pas qu'elle fréquente aussi des invertis.
Weinberg projette une tournée dans toute l'Europe pour donner des conférences sur la littérature moderne. Il propose à Flaminien de l'accompagner.
Au cours de ce voyage, Flaminien sentait son tuteur « chaque jour plus près de lui et, cette affection, il l'aimait d'autant plus qu'elle venait d'un homme qu'il admirait » (p. 93). Les deux hommes aiment disserter sur l'amour surtout quand le garçon est troublé par une jeune fille.
Weinberg a une conception très tranchée sur l'amour : il n'est qu'un duel, une lutte, à travers lequel la vie cherche à se perpétuer ; une illusion qui fait croire que femme et homme se comprennent. Pour Weinberg, il est du devoir pour les aînés d'ouvrir les yeux aux plus jeunes.
« Il plaisait [à Flaminien] de croire que l'amour des femmes n'apportait rien de plus aux hommes que des illusions. » (p. 95)
À Venise, les deux hommes rencontrent le Prince Philippe de Souabe, escorté de son secrétaire. Le Prince se moque du qu'en dira-t-on. Il est jeune et sa conduite et ses mœurs avec son secrétaire lui paraissent infiniment naturels. Dans la même journée, il lui arrive d'honorer son secrétaire et sa femme, la comtesse d'Orvieto :
« Et on prétend que je n'aime pas les femmes ! » (p. 130)
Flaminien ne possède pas l'assurance de Philippe :
« Il se serrait [alors] contre Weinberg comme un être peureux et faible contre un être fort dont la protection lui est assurée. » (p. 130)
Mais à chaque fois que Flaminien rencontre une belle jeune femme, il ne peut s'habituer à entendre qualifier "amour" l'attraction entre deux hommes. Pour lui, l'amour est le sentiment qui entraine l'un vers l'autre l'homme et la femme dans un but lointain et supérieur :
« L'amour, songe Flaminien, c'est l'accord de ce beau garçon et de cette gentille fille qui se serrent l'un contre l'autre, tout près de lui, sur le banc du vaporetto. » (p. 143)
Pour Weinberg, Flaminien lui appartient « de corps, de cœur, d'esprit […] impression où il entre d'ailleurs de moins en moins de perversité » (p. 156).
Le jeune protégé n'éprouve plus maintenant pour Germaine et toutes les autres que du mépris. Il se considère comme singulièrement fort, mieux armé pour la vie avec notamment ses deux oncles. Il s'approprie peu à peu la doctrine de Weinberg d'après laquelle l'homme n'a qu'à perdre au contact des femmes.
Mais les deux oncles voient d'un mauvais œil la relation que leur neveu entretient avec son tuteur. Ils savent qu'une relation entre pédérastes sera détestable pour leur commerce. D'autant que Flaminien, ayant atteint sa majorité, possède maintenant la signature au même titre qu'eux.
Les deux businessmans s'attachent donc à noircir la réputation de Weinberg et a trouvé rapidement une maîtresse pour Flaminien. Peu importe qui elle sera : ils choisissent Andrée Jarly une riche et intrigante opiomane. Rapidement, Flaminien tombe malade. Les deux oncles empêchent Weinberg de lui rendre visite. L'ex-tuteur réussit à faire venir un médecin. Dès que le garçon est remis sur pied, il refuse la présence de Weinberg car les oncles ont poursuivi leur travail de sape auprès de leur neveu avec une parfaite réussite. Flaminien est de plus en plus angoissé :
« Vous [Weinberg] êtes mon mauvais génie. Vous dissolvez toute mon énergie. Peut-être, loin de vous, oserai-je me reprendre, s'il n'est pas déjà trop tard. » (p. 212)
« Tu [Weinberg] vois bien, si tu désires que je [Flaminien] vive, qu'il faut m'éloigner de toi. » (p. 213)
Quel chemin choisira Flaminien ? Celui proposé par ses oncles ou celui qu'offre Weinberg ?
Ce roman est basé sur une conception idéalisée de l'enfance conçue comme une étape dotée d'une innocence naturelle que seule une mauvaise éducation pourrait corrompre. L'auteur, Pierre Sabatier – comme le faisait le docteur Tissot au XVIIIe siècle, compose, avec cette histoire, un lien entre sexualité et folie : toute conduite sexuelle inacceptable serait source de démence.
Ce roman n'invite pas à en finir avec l'homosexualité, c'est-à-dire à en finir avec les codes, les normes qu'impose la société. L'auteur offre un regard qui utilise des événements comme révélateurs du fonctionnement de la société mais il ne permet pas d'en détruire les codes. Oui, il faut détruire l'homosexualité dans le sens où l'homosexualité est imposée – ici – en tant que norme négative. C'est aux lecteurs, à porter un autre regard sur cette histoire : un regard plus gai.
■ Vices, Pierre Sabatier, Éditions Baudinière, 1932, 316 pages