Michel Journiac ou la dimension du sacré
Peintre – interrogateur incessant de l'art et de ses formes, poète, scrutateur du langage – la démarche de Michel Journiac (1935-1995) apparaît au-delà de l'anecdote : utilisation du sang humain, de son propre sang ou du squelette comme moyen d'expression, parodie de la messe et des rites sociaux.
L'une de ses premières œuvres « La Résurrection de Lazare », peinte à l'adolescence, indique la relation étroite, intime, entre le mythe chrétien et son œuvre.
Cette relation se présenta à lui à partir d'un certain nombre de faits (dont son homosexualité) et d'un certain nombre de livres (Jean Genet, Pascal, Teilhard de Chardin, etc.). Il crut pouvoir trouver une réponse dans le christianisme et entra au séminaire à 18 ans. Il pensait que cette religion, comme engagement de vie, par ses rituels, essayait de rendre compte d'un certain nombre de phénomènes que sont le corps, le sexe, la mort mais l'enseignement au séminaire s'est révélé rapidement trop imprégné d'une philosophie scolastique.
Bien avant Nietzsche, le christianisme, en proclamant un Christ crucifié et mort, n'était-ce déjà pas une manière d'en terminer avec l'idée de Dieu ? Mais le Christ ressuscite et c'est le corps qui ressuscite.
Michel Journiac fut fasciné par un Dieu qui puisse se faire chair, se faire homme, souffrir, mourir et surmonter cette mort afin qu'à nouveau ce corps vive.
Jésus-Christ sur la croix, c'est un scandale, mais chacun y est tellement habitué que plus personne ne fait attention à la charge explosive que tout cela contient.
Les peintres de la Renaissance s'intéressaient au corps, avec une certaine idée de la beauté du corps. Cette notion d'harmonie disparut avec le temps. Qu'est-ce qui est beau, qu'est-ce qui est laid, c'est une notion éminemment sociale. C'est une société donnée qui accepte qu'une chose soit belle ou pas.
Pour Michel Journiac, apercevoir le corps à travers une notion d'harmonie était une manière de l'éliminer. Alors que le corps surgit, avec toutes ses pulsions, tous ses fantasmes : il ne peut être approché sans passion.
C'est donc au travers du corps, des chairs sanguinolentes, que Michel Journiac rechercha une nouvelle dimension du sacré. L'art de Journiac était alors une plaie sans cesse rouverte, fouaillée, une perpétuelle et inconfortable remise en cause.
Le travail de Journiac ne visait pas à donner des réponses : il essayait de traduire par des formes une interrogation.
En 1969, dans « Messe pour un Corps », Michel Journiac mettait en scène le rite de la consécration du corps du Christ. Il se donnait à manger sous la forme d'hosties, en l'occurrence du boudin fait avec son propre sang. Cet auto-sacrifice, profondément sacrilège, ne l'était qu'en apparence.
Michel Journiac essaya de mieux approcher le corps en utilisant moulage, peinture, photographie, sang et squelette humain. Il tenta un exorcisme du corps, en laissant s'exprimer ce que, faute de mieux, il aurait pu nommer "le désir". Il ne considérait pas du tout que la multiplication des sex-shops était une libération du désir car cela le faisait entrer dans un code marchand. Le désir, parce qu'il remet en cause une organisation sociale, est souvent dominé, domestiqué.
Dans les siècles passés, était-ce la société qui contrôlait le désir ? Au XVIIe siècle, les trois-quarts des prêtres de Paris vivaient avec une femme ou avec quelqu'un. Une poussée importante de la bourgeoisie influencée par le jansénisme brima beaucoup le corps et valorisa le travail, l'intégration sociale. De même, on peut se demander si, après 68, la société française ne lâcha pas du lest pour mieux contrôler une réalité qui lui échappait. Les cours d'éducation sexuelle ne sont pas plus une libération que le cinéma pornographique. Le désir ne se résume pas au sexe. C'est un peu la fonction des sex-shops de résumer le désir, où il n'y a, en définitive, qu'une partie du corps qui fonctionne, qui est machine désirante, selon un mot à la mode. C'est une mutilation en quelque sorte, qui joue au niveau de la société : dans les films pornographiques, le fonctionnement des corps est très limité. C'est là aussi, une des manières, pour la société, de canaliser le désir.
Michel Journiac poursuivit une tentative qui, dans son absolu, eut peu de référence en Europe. Qu'il transforme le squelette en bijou précieux, qu'il enveloppe les corps d'un linceul gélatineux, qu'il se travestisse en Dieu, en cadavre, en femme, en son propre père, en sa propre mère, qu'il se travestisse en travesti, ce même cheminement exalté et douloureux ne cessa de buter contre un néant qui se dérobait constamment.