La tendresse sur la peau, Edmund White
Certains d'entre vous se souviennent sans doute du premier "coming-out" militant américain en 1969 : les homosexuels s'opposant aux policiers qui venaient les cueillir, selon la coutume, dans une boîte homo, le Stonewall. « C'est en fait notre prise de la Bastille », dit Lou, l'un des très nombreux personnages du roman d'Edmund White "La tendresse sur la peau". Cet événement qui ouvre la grande période "Gay is beautiful" durant laquelle s'éclate la force combattante des homosexuels américains, clôt le récit.
"La tendresse sur la peau", ce sont les années qui précèdent la fin de l'adolescence du héros, sa jeune maturité, les années 60. C'est un roman, bien sûr, dans le sens le plus glorieux du terme, mais aussi un document rare et passionnant sur la vie homosexuelle dans les universités américaines et dans le ghetto new-yorkais.
Ce roman se lit d'une traite, avec un plaisir et une attente que peu de récits du même ordre communiquent. Parce qu'Edmund White ne se limite pas aux amours, prises de conscience et assauts de culpabilité du narrateur, il ne concentre pas le récit sur un être unique dans la tradition tragique des amours splendides et désespérées. Le roman d'Edmund White se propage, à partir du personnage central, vers tous les autres : homos, étudiants, lesbiennes, parents, hétérosexuels, bisexuels... (cette énumération clinique ne rend pas la densité et la richesse psychologiques des multiples relations qui se tissent entre des individus momentanément ou définitivement marginalisés).
Maria, belle lesbienne qui aime le corps des garçons, Lou l'homosexuel à principes qui pense qu'il faut vaincre tous les principes, William Everett Hunton, snob et beau, Annie qui se laisse mourir de faim, Sean, le grand amour du narrateur qui finira dans le «mariage» avec un homo qui a l'air d'un homme... Plus qu'une galerie de portraits, c'est la splendide mise en scène de tous ces « types » que rencontre le narrateur, garçons-spectacles habités des mêmes angoisses.
Car ce qu'il faut retenir de ces jeunes Américains fascinés par le corps de l'homme, c'est qu'ils ont en commun une série de conventions : ils se définissent comme homos irréductibles mais aspirent au mariage, ils sont « féminins » (se parlent au féminin) et n'admettent l'amour qu'avec des hommes, c'est-à-dire des... hétéros, se fixent sur la beauté physique, regardent avec anxiété leur propre corps, cherchent en vain l'homme qui par définition ne peut les combler car s'il advenait qu'ils le capturent, il ne serait plus l'homme attendu... mais un « homo comme eux » !
"La tendresse sur la peau" est un grand roman. Avec quelle rare acuité l'auteur décèle cette inépuisable soif de tendresse brimée dans des expériences sexuelles rapides ? Le jeune narrateur est troublant. Il aspire à l'amour et se livre consciencieusement à des contacts sexuels décrits avec une minutie et une liberté époustouflantes : scènes de baise muettes quand l'inconnu sans visage et sans buste des chiottes n°1 glisse son bas-ventre sous la cloison surélevée et se fait sucer par la bouche anonyme des chiottes n°2 ! Bouche d'homme bien sûr : ne fait-on pas l'amour avec les symboles de la virilité ?
Le narrateur garde sa candeur ; il est le témoin frénétique d'une construction abîmée de « l'amour homosexuel », obsessionnel, furtif, où le phallus est le dieu isolé d'un rite frustrant. Le narrateur attend, il sait que la société interdit et culpabilise. Sa jouissance est encore fureur entre la nostalgie de la normalité et la quête incessante de ce qui le hante: le péché. Roman d'une grande beauté, "La tendresse sur la peau" ose dire la vérité du monde dur et âpre des homosexuels, la fragilité de son héros.
■ La tendresse sur la peau, Edmund White, Éditions 10/18, Collection : Domaine étranger, juin 2005 (réédition), ISBN : 2264041978
"La tendresse sur la peau" est le deuxième volet de la la trilogie autobiographique d'Edmund White entamée avec "Un jeune Américain".
Du même auteur : Un jeune Américain - L'écharde (nouvelles avec Adam Mars-Jones) - Nocturnes pour le Roi de Naples - Oublier Eléna - Le héros effarouché