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La boue, Françoise Bouillot

Publié le par Jean-Yves Alt

Jean sans terre

Dans "La boue", le romanesque reprend ses droits avec talent : un grand roman d'atmosphère et de suspense.

Françoise Bouillot a signé un étonnant roman, juste, clair, fort, profondément discret. Ville ou campagne, les gens sont ce qu'ils sont, empêtrés jusqu'au cou dans la boue des habitudes.

Une ferme, un château, une famille de paysans ; le père, la mère et leur fils solitaire, P'tit Louis l'indigent, un ouvrier agricole, et quelques comparses perdus dans la nuit d'une campagne misérable.

La narratrice est écrivain, un personnage dont on sait peu de chose : elle vit un an dans la ferme, hôte payant semble-t-il, seule (après une rupture ?) et elle observe, à la fois distante et proche, lointaine parce qu'elle sait que jamais elle ne s'intégrera à un milieu qui n'est pas le sien, sensible pourtant à ce qu'elle devine de souffrances, de secrets, de non-dit, cette part des êtres qui n'a plus rien à voir avec les coutumes du village mais avec ce qui est universel, l'éblouissement de l'amour, sa perte et la lumineuse conscience de sa mémoire.

Jean le fermier, Jean le fils du couple de paysans, Jean aime les hommes depuis toujours. Jean n'est ni une folle égarée dans la boue nauséabonde d'une ferme où sévirait Cendrillon, ni le super mec viril dont les muscles ont durci au soleil des moissons. Jean est plutôt silencieux, fragile, inquiet, en butte à une mère sournoise. Un homme qui porte un assez lourd secret dans un univers où les secrets aussi ignobles soient-ils sont commentés à la veillée ; tous les secrets sauf peut-être celui-ci dont il est impossible de parler puisqu'il mettrait en péril la structure primaire de tout milieu concentré sur le travail manuel : la virilité.

Françoise Bouillot décrit avec sobriété et d'une écriture puissante et dense la vie quotidienne de la ferme, sans effets superflus, sans excès, avec la même force que le soc de la charrue qui s'enfonce dans la terre dure et dévoile un instant la fraîcheur tendre du sillon. Il n'y a ni bons ni méchants et Jean n'est pas particulièrement choyé. L'homosexualité ici n'a pas à être défendue, elle est simplement donnée comme telle dans un monde où elle subit les dérapages du langage mais supporte plus facilement les accommodements avec l'argent.

De Jean nous ne recevrons pas beaucoup de confidences. Comme il est de coutume dans les pays où parler obéit à des rites très précis, ce sont les autres, lentement, qui mettent en place le puzzle d'où émergera le passé de Jean. Un cimetière de prisonniers allemands, près de là, où Jean va régulièrement se recueillir, quelques allusions, une histoire macabre d'enfant mort (suicide ?) dans un puits… mais où est la légende ? Ce qui est suggéré c'est non pas l'homosexualité de Jean mais ces dérapages du destin qui émerveillent les paysans parce qu'ils cassent la sempiternelle succession des saisons et qu'il faut se raconter des histoires pour savoir que le monde n'est pas que cela : une accumulation de jours et de travaux.

Françoise Bouillot a peint avec un réalisme étonnant la monotonie du temps à la campagne, les rapports qu'entretiennent les paysans avec la politique, la confraternité étrange qui leur fera défendre le plus paumé s'il est des leurs.

Le châtelain arrive, le nouveau, celui qui rachète le blanc manoir que l'on croyait hanté depuis le drame. Le châtelain est pédé et ça se voit à cent lieues. Il ne le cache pas, a les pieds sur terre et les yeux où il faut. Notre paysan solitaire tombe amoureux ; le château l'invite et il partage, hagard mais flatté, les festivités des folles du week-end. Le châtelain comprend l'intérêt d'un tel lien outre son aspect excitant ; il saura se concilier la famille et concéder des bouts de terre contre un respect apparent et l'usage paisible du fils depuis, très, très longtemps majeur.

Françoise Bouillot tenait un sujet en or, elle ne l'a pas gâché. Tout reste juste, en nuances... humain. Chacun vivra sa vie au meilleur du possible. Pas de drame. La terre est là, simple et éternelle et l'essentiel est d'en garder possession. Alors si les châtelains aiment les hommes et si Jean n'aime pas les femmes... que la vie continue.

■ La boue, Françoise Bouillot, Editions J'ai lu, 1999, ISBN : 2277241393


Du même auteur : Travesti - Roman de Roberte

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