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L'homme de cendres, un film de Nouri Bouzid (1986)

Publié le par Jean-Yves Alt

Ce film décrit le poids écrasant de la figure du père dans les pays arabes. Deux jeunes hommes, originaires de Sfax, Hachemi et Farfat, ont été violés pendant leur adolescence par leur employeur libidineux.

Le premier le vit comme un lourd secret pesant sur son futur mariage et remettant en cause sa virilité ; le second, devenu homosexuel, devient la risée de toute la ville.

Le film aborde le désarroi vécu par Hachemi, un jeune sculpteur sur bois dans la vieille ville de Sfax, au moment où commencent les préparatifs de son mariage. Le renvoi de son ami Farfat par son père et le scandale qui s'en suit remuent le passé dans la tête de Hachemi. Ce passé révèle des moments tragiques : Hachemi et Farfat ont été violés pendant leur enfance par leur maître d'apprentissage, Ameur.

Hachemi se soustrait à l'évènement capital qui est son mariage et part à la quête de son passé. Sans le vouloir, il communique sa tension à la famille et, pour la première fois, le ton monte avec son père, Mustafa, gardien de la respectabilité et de l'autorité suprême. Hachemi quitte la maison au moment où un vent de sable souffle sur la tente qui va abriter la cérémonie et l'abat. Le seul refuge de Hachemi reste l'amitié qui regroupe Touil le forgeron, Azaiez le boulanger et Farfat le rebelle qui n'a jamais rien pris au sérieux et qui garde comme Hachemi un regard d'enfant.

Partagé entre son attachement à Farfat et la peur des mauvais souvenirs que ce dernier lui rappelle, Hachemi n'arrive pas à s'en extraire, à se soulager et à en parler. La simple évocation d'Ameur l'irrite.

Derrière les velléités de Hachemi, se dessine un portrait de la famille, cette valeur sacrée de la famille tunisienne. Les parents sont peinés de voir leur fils « refuser le bonheur ». La mère recourt aux rituels magico-religieux pour calmer les éléments qui se déchaînent contre ce mariage. Même sa sœur Emna, qui est pourtant sa « complice » n'y comprend rien.

Dans sa fugue, Hachemi revient à l'immeuble de son enfance. Il y retrouve le vieux Levy resté seul après le départ de toute sa famille. Autour d'une bouteille de boukha, ils évoquent le passé et comment Lévy lui a appris la sculpture. Le vieux prend le luth et chante à Hachemi une ancienne chanson qu'il reconnaît. Hachemi se sent prêt à « parler » mais le vieux, épuisé, est gagné par le sommeil.

De retour à son atelier, Hachemi, seul, entrevoit enfin la possibilité d'assumer son passé mais l'irruption de Farfat, saoul en pleine nuit, interrompt ses réflexions. La voix de sa mère l'appelle. Il court au Borj de ses parents où une séance d'exorcisme l'attend.

Pris au piège de la famille comme un animal traqué qui cache mal sa blessure, Hachemi n'a pas la force de se soumettre. Le père, excédé et désespéré, recourt au châtiment corporel.

Les issues se ferment, même le vieux Levy meurt dans l'indifférence. C'est alors que Touil le forgeron, déterminé à aider ses deux amis, croit trouver la solution dans leur initiation et organise une sorte de répétition de nuit de noces chez la vieille Sejra (arbre, en arabe) une rescapée du « bon vieux temps », solitaire et oubliée. Hachemi finit par rencontrer la Femme (Amina).

Provoqué par Azaiez qui met en cause sa virilité et lui rappelle les mauvais souvenirs, Farfat se ressaisit, retrouve sa force et part en pleine nuit accomplir l'acte qui va le libérer. Sous les yeux de Hachemi, il abat Ameur d'un coup de couteau dans le bas ventre. Pourchassé par la police, Farfat, le seul à rester fidèle à sa marginalité, échappe aux policiers qui le poursuivent.

La cassure entre l'univers de l'enfance et le monde des adultes fascine visiblement le réalisateur ; et plus exactement, la rupture vécue au moment du mariage. Il s'agit de se séparer de l'enfant qui vit en soi, abandonner cette partie de soi-même, cette part la plus intime.

Nouri Bouzid montre que la société n'accepte pas qu'un adulte soit fragile et faible : il dévoile que le mariage est le plus important rite de transition dans la vie d'un homme (partagé sans doute avec la circoncision). Dans son film, il présente et dramatise ce moment vécu d'une manière traumatisante… mettant à nu la vacuité que dissimulent l'arrogance et la domination du père. L'attitude de ce dernier ne montre-t-elle pas qu'il est – en réalité – miné par l'angoisse et la frustration ?

Nouri Bouzid parle aussi du corps dans tout le film. Lorsque chez l'entremetteuse, les personnages se déshabillent, ce n'est qu'une scène du corps de plus. Tout le film est un dialogue de (avec les) corps. Hachemi et Farfat sont filmés comme s'ils étaient interrogés dans leur chair. La caméra est si proche d'eux qu'on la dirait collée à leur peau. Les veines mêmes sont visibles. Lorsque Hachemi essaie de remonter le temps jusqu'à la scène traumatisante, on n'entend plus que les battements de son cœur…

Là, est, pour moi, l'originalité de ce film tourné dans cette perception du corps. Au point de me sentir, si proche des personnages que j'ai l'impression de les toucher, de les caresser. Les douceurs dans les mouvements de la caméra semblent chercher à soigner les corps de leur blessure.

Par sa caméra, Nouri Bouzid touche plus qu'il ne regarde. C'est pour cela que son film m'a tant touché.

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