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Matthieu et l'Ange par Le Guerchin vu par Elisabetta Rasy

Publié le par Jean-Yves Alt

« Dans un tableau du Guerchin (décrit par Elisabetta Rasy dans son roman «La fin de la bataille») qui représente saint Matthieu et l'Ange, il y a une anomalie, sinon une véritable erreur.

Saint Matthieu est aux trois quarts étendu. Le poids du corps est soutenu sans trop d'effort par le coude gauche. Le bras droit – ce bras de vieillard vigoureux et perplexe face à la majesté angélique est au centre du tableau – le bras droit se plie légèrement pour suivre le mouvement de la main sur un volume qui, à demi caché par le pan du manteau, est placé devant le saint.

La main tâte l'enveloppe externe du volume pour y trouver un appui, mais sans pression. Le geste est celui d'un aveugle qui lit avec les doigts. Matthieu a toute l'inertie de la stupeur tandis que, la tête penchée en arrière, presque rejetée, il regarde sur sa droite l'ange-garçon qui est à côté de lui.

Le garçon, blafard comme ses ailes, désigne l'Évangile que Matthieu a écrit. Matthieu est couvert de pauvres vêtements mal arrangés, le corps exposé aux regards. L'ange est enveloppé, caché dans de somptueux vêtements et de sombres drapés d'étoffes précieuses. Nous en voyons le cou épais et le visage olivâtre, imberbe, tourné vers Matthieu. Il est beau et légèrement bouffi. Sa bouche est entrouverte, comme en une pause du discours, ou de l'amour. Sa main droite tient le grand volume de l'Évangile presque perpendiculaire au sol. La gauche indique le nom de Matthieu, en bas de la dernière page écrite. Affirme, et silencieusement interroge.

Matthieu et l'Ange par Le Guerchin vu par Elisabetta Rasy

Et voici l'anomalie : devant l'ange, qui apparaît au premier regard blotti près du corps incliné du vieillard - Matthieu est la puissance même du corps et le caractère inexorable de la vieillesse - deux jambes musculeuses se croisent, inexplicablement fortes. C'est comme si ces jambes étaient celles de l'ange, comme si ce garçon aux grandes ailes repliées dans l'espace restreint du cabinet de Matthieu était assis à côté du vieillard dans une position d'enracinement au sol presque trop solide, stable jusqu'à la vulgarité. Prêt à se dresser, à exiger une réponse. Mais en fait, aussitôt après, nous nous apercevons que ces jambes sont celles de l'évangéliste, inertes mais puissantes, comme le reste de la figure.

Un support vivant pour la jeune créature qui n'a pas de corps, mais seulement un visage, qui ne peut s'en remettre, pour bouger, qu'à ses ailes perdues dans l'obscurité de la pièce.

Matthieu pense que les ailes ne suffisent pas, que le mouvement ne se dirige pas seulement vers le haut. Ainsi les jambes du vieillard deviennent aussi celles du jeune homme, comme en une lointaine figure métamorphique où le vieillard se transforme en jeune homme et inversement, en une métamorphose sans direction.

Les jambes disgracieusement appuyées au sol, mais enfin appuyées, sont l'espace qui soutient la métamorphose et lui résiste, le point de fusion, une nécessaire appartenance commune. »

Elisabetta Rasy

■ in « La fin de la bataille », éditions Rivages, 1988, ISBN : 2869301723, pages 5 à 7 (prologue)

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