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Les plus grands seigneurs du royaume... et le péché philosophique par Maurice Lever

Publié le par Jean-Yves Alt

Princes du sang et seigneurs de cour, maréchaux chargés de gloire et prélats couverts de pourpre... Au XVIIe siècle, les grands du royaume font à peine mystère de leurs goûts. A l'avènement des Lumières, la sodomie s'appelle « péché philosophique ». Mais la Révolution efface à tout jamais le crime contre-nature.

L'aube du XVIIe siècle est traversée d'une intense fermentation spirituelle. Sous l'aiguillon du Concile de Trente (1), l'Église regroupe ses forces et s'apprête au combat pour sa restauration : on rétablit l'obéissance, on renforce la discipline, on stimule la piété, on redouble de sévérité à l'encontre du libertinage, qu'il soit de mœurs ou de pensée. A peine rentrés en France, les disciples d'Ignace de Loyola, fondateur de l'ordre des jésuites, s'attribuent le monopole de l'intégrité catholique, tandis que la Cour tâche de faire oublier ses débordements passés sous des mines de prude effarouchée. Le jeune Louis XIII se fait appeler le Chaste. Mais ses proches n'ignorent pas la fascination qu'exercent sur lui un Albert de Luynes ou un Cinq-Mars, favoris bien-aimés. Trop chéris même, car, selon certains intimes, l'homosexualité royale serait pleinement réalisée.

LES RUBANS, LES DENTELLES ET LES BIJOUX DE MONSIEUR

Moins exposés que le souverain, les princes du sang et les seigneurs de cour jouissent d'une plus grande liberté. Son frère, Gaston d'Orléans, son demi-frère César de Vendôme, dont le nom rime si souvent avec Sodome, dissimulent à peine leur penchant pour le beau vice. Chacun sait, par ailleurs, qu'Henri de Bourbon, prince de Condé, propre père du vainqueur de Rocroi (lequel héritera d'ailleurs de ses mœurs), drague parmi le petit monde des collèges, que le prince de Guéméné, d'une laideur proverbiale, taquine ses pages, que le maréchal de Guiche est surnommé Ma Guiche, que le duc de Bellegarde ne doit sa fortune qu'à ses complaisances auprès de certains hommes influents, que l'évêque d'Auxerre est fort épris d'un certain Chamarande, porte parasol de Richelieu, ravissant jeune homme de dix-huit ans, que Charles Du Bellay, prince d'Yvetot, donne plutôt dans la plèbe et paie (fort cher) de rudes gaillards.

Au siècle des Lumières, les guinguettes accueillent les chevaliers de la manchette sous leurs tonnelles. Il souffle ici un air de liberté qu'on ne retrouve nulle part ailleurs.

Nicolas Tournier, Réunion de buveurs, début du XVIIe siècle

Le Mans, musée Tessé

Sous le règne suivant, nul n'ignore que Monsieur, frère de Louis XIV, est habité depuis l'enfance par le fantasme du travesti. Il raffole des rubans, des dentelles, des bijoux, et porterait volontiers la robe, comme l'abbé de Choisy, si son rang ne l'en empêchait. A l'instar de ces deux travestis illustres, l'abbé d'Entragues, issu d'une des meilleures maisons de France, gardera toute sa vie l'accoutrement et le caractère d'une fille.

On classera ces manies un peu ridicules, mais inoffensives, parmi les innombrables manifestations du fétichisme sexuel. Mais il y a plus sérieux. De jeunes seigneurs au nombre desquels le comte de Guiche, Gramont, Biran, Tallard, Tilladet, neveu de Louvois, fondent en 1678 une société secrète dont les statuts prévoient l'abstinence totale à l'égard de la femme ; ils portent tous une médaille représentant un homme foulant une femme aux pieds. A peine la confrérie est-elle fondée, que les premiers personnages du royaume font acte de candidature : le comte de Vermandois, fils de Louis XIV et de Mlle de Lavallière, le jeune prince de Conti, neveu du Grand Condé, d'autres encore, par dizaines. Ces trublions sèment partout le scandale et la terreur, car leur violence peut aller jusqu'au crime. Naturellement, la justice ferme les yeux. Vermandois s'en tire avec quelques coups de fouet sous le regard paternel, Conti par une résidence forcée chez lui, à Chantilly. On n'inquiète pas davantage le maréchal duc de Vendôme, petit-fils du précédent, qui fit jadis la fortune du futur cardinal Alberoni, parce qu'un jour celui-ci s'était jeté à ses pieds et s'était écrié, en lui baisant le postérieur : « O culo di angelo ! » Aujourd'hui, le malheureux paie des palefreniers dont il fait ses amants...

AU XVIIe SIÈCLE, UNE BRIGADE DES MŒURS SE MET EN PLACE

Nulle mesure non plus à l'encontre du maréchal d'Huxelles, ni du maréchal de Villars, ni du maréchal de Guiche, ni du maréchal de Gramont... Va-t-on priver le royaume de ses meilleurs officiers, au motif qu'ils confondent l'armée française avec le Bataillon sacré de Thèbes ? Si la cuirasse protège le soldat (et pas seulement contre l'ennemi), la pourpre protège le prélat – et l'Église. De Jean de Bonzi, archevêque de Toulouse, au cardinal de Bouillon, qui s'affiche à Rome escorté de ses mignons, en passant par le cardinal de Coislin, prince-évêque de Metz, Hyacinthe Serroni, archevêque d'Albi, l'abbé d'Auvergne (de la famille de La Tour d'Auvergne), dont Saint-Simon déclare que ses mœurs étaient publiquement connues pour être celles des Grecs, et son esprit pour ne leur ressembler en aucune sorte, la hiérarchie ecclésiastique abonde en disciples de Socrate.

L'impunité dont bénéficient les ordres supérieurs de la société s'explique aisément par une justice à géométrie variable, qui épargne les puissants et réserve ses rigueurs aux plus faibles. A suivre la loi dans son inflexibilité, tout individu (homme ou femme), convaincu du crime de sodomie, devrait être brûlé vif et ses cendres jetées au vent. Tous les textes juridiques d'Ancien Régime s'accordent là-dessus. Mais cette peine ne fut jamais appliquée à la lettre. Entre 1317 et 1789, les archives judiciaires ne signalent que trente-huit exécutions capitales pour fait de sodomie. Même en tenant compte des lacunes desdites archives, ce chiffre paraît ridiculement bas. D'autant que sur ces trente-huit condamnés figurent une bonne douzaine de criminels également accusés de rapts et de meurtres. En décembre 1661, deux proxénètes, Chausson et Paulmier, coupables d'avoir fourni de jeunes garçons à de grands seigneurs, après les avoir violés, sont condamnés au bûcher, et à avoir la langue coupée.

Au siècle des Lumières, la sodomie devient péché philosophique ; la procédure criminelle s'efface à peu près totalement, au bénéfice d'une répression policière accrue. Une véritable brigade des mœurs se met en place. Le lieutenant général de police dispose désormais d'un vaste réseau de renseignements aux mailles serrées, tandis que s'ouvre une chasse implacable aux sodomites. Les exempts de robe courte sont particulièrement affectés à la filature et à l'arrestation de ceux que l'on appelle alors les infâmes ou les bougres ; ils dépendent directement du lieutenant général et entretiennent à leurs frais des agents provocateurs, les «mouches», recrutés le plus souvent chez de jeunes délinquants en liberté conditionnelle. Le rôle de la mouche consiste à se promener sur les lieux de drague (Tuileries, Luxembourg, quai à la Ferraille, etc.), à se faire raccrocher par un promeneur, à susciter des propositions, avec attouchements, si possible. Ces prémices suffisent à établir le flagrant délit. La mouche feint alors de consentir et entraîne son compagnon au cabaret le plus proche. A peine ont-ils fait trois pas que, sur un invisible signe de tête à l'exempt, dissimulé dans les parages avec ses hommes, le quidam est embarqué chez le lieutenant général qui le soumet à un interrogatoire.

S'il n'y a ni prostitution, ni violences, ni blasphèmes, le prévenu est relâché, moyennant une réprimande (la mercuriale) et une soumission par laquelle il s'engage à ne plus fréquenter les promenades publiques. En cas de récidive, tout dépend de la condition de l'intéressé. Un fils de la noblesse sera remis en liberté sur-le-champ. A moins que sa famille n'obtienne contre lui une lettre de cachet, afin d'éviter le scandale et de tempérer ses ardeurs. Au pire, il perdra sa charge et sera consigné à résidence sur ses terres. S'il s'agit d'un ecclésiastique, on préviendra aussitôt son supérieur hiérarchique – en général l'évêque du diocèse –, lequel reléguera le coupable au fond d'un couvent de province, où il pourra méditer tout à loisir sur les fatales inconséquences de la chair.

A partir de 1750 environ, se met en place un tarif dégressif des peines pouvant aller jusqu'à l'acquittement, en fonction des renseignements fournis par le prévenu. Ainsi, un certain Jean-Louis, dit La France, domestique de son état, est remis en liberté en échange d'une longue déposition par laquelle il dénonce tous les sodomites de sa connaissance. Quelques mois plus tard, le nommé Chatagnon, faiseur de petits clous pour les gainiers, bénéficie de la même clémence. En marge du rapport qui le concerne, on peut lire la mention suivante : On lui a fait grâce, à condition qu'il avouerait tous ses complices et tout ce qui était arrivé sur cet objet. Beaucoup d'autres agissent de même et dénoncent leurs partenaires. Ainsi se constitue un véritable fichier rose du milieu gay, dont les archives de la Bastille conservent encore de larges fragments.

LA RÉVOLUTION ABOLIT LE CRIME DE SODOMIE

On y apprend, entre autres choses, que le péché philosophique ne concerne pas seulement les élites, mais toutes les couches de la société, depuis les princes du sang, les grands seigneurs et les prélats jusqu'aux modestes vicaires de paroisse, aux enseignants, artisans, marchands, artistes, laquais... Ils draguent tous dans les mêmes lieux, boivent dans les mêmes guinguettes, fréquentent les mêmes garnis, parlent le même langage, répondent aux mêmes signes de ralliement, bref s'organisent en communauté, au sein de laquelle se développe en chacun le sentiment d'appartenance au groupe. Certains même se constituent en confréries, calquées sur le modèle maçonnique, avec répartition en loges, rituel d'initiation, cérémonies, grades hiérarchiques, etc.

Entre-temps, les jugements pour sodomie ont pratiquement disparu, et les exécutions par le feu sont devenues rarissimes. Le dernier condamné, un défroqué nommé Jacques-François Pascal, sera livré aux flammes du bûcher le 10 octobre 1783, devant une affluence exceptionnelle, pour avoir assassiné un garçon de quatorze ans qui lui résistait. Le crime de sodomie ne constituait dans ce cas qu'une circonstance aggravante, le véritable objet d'inculpation restant le meurtre. La répression de l'homosexualité en tant que crime apparaît de plus en plus comme un anachronisme du droit français. Sous la Révolution, elle tombe en désuétude : le Code pénal de 1791 ne reconnaît même plus le concept de contre-nature. Premier pas vers la reconnaissance des droits homosexuels, qui devront cependant attendre la fin du XXe siècle pour se voir pleinement admis.

Maurice Lever

(1) Le concile qui se réunit à Trente (Italie) entre 1545 et 1563 avait pour but de répondre à la progression de la Réforme protestante. Son œuvre fut considérable, à la fois en matière de dogme et de discipline.

■ in L’Histoire n°221 (Dossier : Enquête sur un tabou – Les homosexuels en Occident), mai 1998, pages 46-47


Lire aussi de Maurice Lever : Les bûchers de Sodome

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