Les disciples de Sapho par Eva Cantarella
La célèbre poétesse Sapho a donné son nom aux amours entre femmes. A Lesbos, elle dirigea un groupe de jeunes filles où s'épanouissaient des relations égalitaires et librement consenties.
Sapho naquit vers 612 av. J.-C. à Mytilène, dans l'île de Lesbos, au sein d'une famille aristocratique. Elle passa une grande partie de sa vie dans l'île ; elle y épousa un certain Kerkylas, dont elle eut une fille du nom de Kleis. Surtout, elle y dirigea l'un de ces groupes de jeunes femmes que les Grecs appelaient thiases, dont l'existence est également attestée dans d'autres contrées de la Grèce, en particulier à Sparte, et dont la nature et les fonctions ont été très discutées par les hellénistes.
Définis autrefois comme des collèges pour jeunes filles de bonne famille, les thiases rassemblaient pour une période de vie communautaire des adolescentes qui, avant leur mariage, y apprenaient la musique, le chant et la danse, c'est-à-dire les arts qui les transformaient en femmes accomplies et cultivées. Mais Sapho n'était pas seulement la maîtresse de l'intelligence. Elle développait aussi chez ses élèves la beauté, la séduction et le charme, qui feraient d'elles des femmes désirables.
Présenter le thiase comme un collège pour jeunes filles rangées n'est donc pas faux. Mais c'est insuffisant. Car, grâce aux poèmes de Sapho, on sait que s'y établissaient des liaisons amoureuses entre la maîtresse et ses élèves (ou quelques-unes d'entre elles). D'autres témoignages confirment qu'une cérémonie pouvait parfois y unir deux femmes par un lien de couple exclusif, de type matrimonial (sans signification juridique).
Pour expliquer la nature de ces amours, on a rapproché les thiases des groupes initiatiques dans lesquels les garçons grecs vivaient l'expérience du passage de l'âge impubère à l'âge adulte, et où leur éducation était accomplie, loin de leur famille, dans le cadre d'une relation pédagogique avec un homme qui entretenait aussi avec l'adolescent des rapports sexuels. Mais, alors que, pour les garçons, la relation s'établissait nécessairement avec un adulte et que l'acte sexuel en lui-même avait une fonction pédagogique, dans les thiases, ces amours, qui unissaient parfois une jeune fille à la maîtresse, pouvaient aussi bien survenir entre deux adolescentes, comme en témoigne un célèbre parthénée (chant nuptial) commandé au VIIe siècle au poète Alcman pour célébrer le mariage initiatique de deux jeunes filles du thiase de Sparte. Elles contribuaient ainsi à leur éducation sentimentale.
Comme le montre la lecture des poèmes de Sapho, ces liaisons étaient vécues en premier lieu comme des expériences d'amour, librement consenties. Pour s'en convaincre, il suffira de lire ces vers de Sapho :
« Éros a secoué mon âme comme le vent, qui vient
De la montagne, tombe sur les chênes. »
Eva Cantarella
Professeur de droit romain et de droit grec ancien à l'université de Milan
■ in L’Histoire n°221 (Dossier : Enquête sur un tabou – Les homosexuels en Occident), mai 1998, page 34
Image : Portrait supposé de Sapho (fresque provenant de Pompéi, Musée archéologique de Naples)